Victor Piganiol : « Ma pratique de la géographie se renouvelle et se complète quotidiennement »

Qui n’a jamais entendu parler d’Airbnb ? Longtemps symbole de cette nouvelle économie numérique triomphante, la plateforme de réservation de logements est aujourd’hui scrutée avec attention, tant par les décideurs publics que par les chercheurs. Parmi ces derniers, Victor Piganiol, enseignant d’histoire-géographie dans le secondaire et doctorant en géographie à l’université Bordeaux-Montaigne, a fait le choix de consacrer sa thèse aux conséquences urbaines et sociales du succès d’Airbnb à Bordeaux. De sa découverte de la géographie à ses recherches actuelles, retour en mots et en images avec un jeune géographe bien décidé à faire évoluer sa discipline.

 

 

Comment avez-vous découvert la géographie ? 

 

C’est à l’école primaire que j’ai découvert la géographie. Ce lieu de savoir et d’ouverture vers le monde extérieur a été le support de mes premiers contacts avec elle, même si je n’en ai conservé que des bribes, sous la forme de souvenirs lointains de cartes accrochées aux murs de la salle de classe, de livres remplis d’images, et d’histoires contées par mes enseignants de l’époque.

Car la géographie, comme l’histoire d’ailleurs, se racontait. Dès le départ je me suis senti à l’aise avec le nom des fleuves, des océans et des mers, des continents, des pays, des villes… A 8 ans, j’avais déjà une idée très arrêtée quant aux matières dans lesquelles j’allais fournir des efforts durant ma scolarité, délaissant volontairement les autres qui me paraissaient, à l’époque, très ennuyeuses voire inutiles. J’éprouvais une sorte de fascination pour la géographie et l’histoire, passion qui pouvait se prolonger à la maison avec la lecture d’atlas par exemple. Même si ce lien naissant ne s’est pas uniquement fait dans la joie. Je me souviens encore apprendre par cœur la différence entre « l’Île de Beauté » et « l’Île-de-France », jusqu’à en pleurer…

La science géographique, aussi surprenant que cela puisse paraître pour certains, ne s’acquiert pas de façon « naturelle ». On ne naît pas géographe, mais on le devient par un apprentissage quotidien et régulier, qui exige nécessairement d’acquérir quelques fondamentaux. J’ai appris, comme tout géographe qui se respecte, des choses qui peuvent paraître désuètes ou ridicules, notamment depuis la généralisation du numérique dans nos vies : les départements, leurs chefs-lieux, les capitales des pays, les fleuves, les altitudes des plus hauts-sommets du monde… Si cela en a dégouté plus d’un, j’y ai, moi, toujours vu une forme de défi. La géographie, c’est d’abord s’intéresser à ce qui nous entoure, de façon plus ou moins proche, d’arriver à comprendre ces phénomènes, et faire en sorte de les intérioriser pour mieux s’en servir par la suite. Ce matériau de base se révèle être indispensable à l’aspirant géographe. Avant d’enrichir, de discuter voire de critiquer notre discipline, il faut bien évidemment en maîtriser ses contenus.

Cette initiation s’est prolongée au collège et au lycée, là encore à travers les cours d’histoire-géographie. C’est véritablement à partir de là que s’est formalisé le rapport presque affectif que j’entretiens encore maintenant avec la géographie. Je l’avoue, j’ai voué un véritable culte à l’ensemble des professeurs de la discipline, qui ont réussi l’immense exploit de me faire aimer leurs cours, au même titre que les heures d’EPS. Ce qui, pour l’hyperactif que je suis, n’était pas chose facile. Le nom de ces enseignants résonne encore dans mon esprit : MM. Busquet, Clamens, Courbe et Clin. J’ai ainsi d’abord eu une approche très scolaire de la géographie, que j’ai volontairement souhaiter prolonger en devenant enseignant dans le secondaire.

Ce n’est qu’à mon arrivée en 2009 à l’Université Bordeaux Montaigne (alors Université Bordeaux III Michel de Montaigne) que j’ai découvert l’envers du décor, et que j’ai véritablement pris conscience que c’était-là que se construisait tout ce que j’avais jusqu’à présent étudié en cours. Naïvement, je m’attendais encore à aborder la géographie comme je l’avais toujours fait, c’est-à-dire sous la forme de connaissances délivrées par un enseignant passionné, dont je devais apprendre l’intégralité du cours pour la fois suivante. Quelle ne fut pas ma surprise !

Le plus gros changement a en effet résidé dans la capacité à créer, à modifier, à discuter et à remettre en cause des idées que je prenais pour éternellement acquise. Le premier cours qui ouvrait le semestre et par la même mon avenir de géographe, avait lieu dans un de ces grands amphithéâtres très impersonnels et remplis d’étudiants provenant d’horizons divers. C’était à la fois impressionnant et très captivant. Il s’agissait du cours de Raphaël Schirmer intitulé « Villes et campagnes » – devenu depuis « Urbanité et ruralité ». Ce fut mon premier contact avec la géographie telle que je la pratique aujourd’hui, et un des souvenirs les plus plaisants de tout mon cursus universitaire. Imaginez mon émotion lorsque j’appris que mon premier cours en tant que chargé de TD allait justement être « Urbanité et ruralité » ! La boucle était bouclée.

 

Quels sont vos domaines et terrains de recherche ? Pourquoi vous être tourné(e) vers eux ? 

 

J’ai décidé de me lancer dans une thèse quelques semaines avant la fin de mon stage de titularisation en tant que professeur d’histoire-géographie. C’était au mois de mai, et tout est allé très vite puisqu’en septembre j’étais déjà inscrit en première année de doctorat. Je pensais à l’époque que c’était le moment idéal pour mettre entre parenthèses ma carrière d’enseignant… choix que je ne regrette absolument pas aujourd’hui ! Je voulais me lancer un nouveau défi intellectuel, dans l’univers alors méconnu pour moi de la recherche, avant de prendre mon poste définitif et d’embrasser une carrière au sein de l’Éducation Nationale. Je souhaitais explorer le lien qui existait entre travaux de recherche et application « pratiques » dans les programmes scolaires. Je voulais comprendre comment la fabrication des savoirs universitaires se retrouvent in fine dans les salles de classe des collèges et des lycées. Pour paraphraser Umberto Eco dans son manifeste Comment écrire sa thèse, l’expérience de recherche m’apparaissait forcément utile pour tout travail futur, notamment dans l’enseignement, « non pas à cause du sujet choisi, mais pour l’entraînement qu’elle suppose, l’école de rigueur et la capacité d’organisation du matériau qu’elle exige ».

J’ai donc débuté ma thèse il y a presque trois ans sur le phénomène Airbnb, la plateforme numérique qui propose des hébergements touristiques chez l’habitant dans le monde entier. On dit souvent que l’on fabrique son propre sujet de thèse, mais ici ce fut réellement le cas ! Airbnb existait, je ne l’ai certes pas inventé, mais du point de vue de la recherche, il s’agissait d’un sujet « neuf », alors peu traité par les géographes. Quelle ironie quand on voit à quel point Airbnb déchaîne aujourd’hui les passions… et suscite l’intérêt des chercheurs !

Parallèlement à cet objet de recherche, je travaille aussi sur les modifications de l’habiter touristique, d’une part du point de vue du touriste qui vit chez et comme l’Autre le temps d’une ou de plusieurs soirée(s), d’autre part du point de vue de l’hôte qui voit son quotidien et sa façon de pratiquer la ville changer. Bien que mes recherches s’inscrivent logiquement dans le champ de la géographie du tourisme, je m’attache autant à croiser différentes approches de la discipline – économique ou urbaine pour n’en citer que deux – qu’à en convoquer d’autres telles que l’économie, le droit, la sociologie, la cartographie ou les sciences politiques. En vérité, ma pratique de la géographie se renouvelle et se complète quotidiennement.

Pour ce qui est de mon terrain, je me place à l’échelle de la commune de Bordeaux, m’autorisant quelques mises en regard avec les villes limitrophes de la métropole éponyme – Talence, Pessac, Mérignac etc. –, et avec des lieux plus éloignés géographiquement, faisant partie de la même région administrative – La Rochelle, Arcachon ou encore Biarritz. Airbnb bouleverse en effet nombre de secteurs économiques et participe d’une certaine reconfiguration de la ville. A Bordeaux, la « transition touristique » ainsi que l’arrivée de la plateforme ont eu lieu de manière plus ou moins concomitante. S’il est difficile d’affirmer lequel des deux a entraîné l’autre, j’émets l’hypothèse qu’Airbnb dessine une nouvelle géographie touristique de la ville : des milliers d’offres sont désormais disponibles sur la commune girondine, dans des quartiers jusque-là peu ou pas touchés par le tourisme, et surtout qui étaient jusqu’à présent à l’écart de cette manne touristique. Les bouleversements sont donc profonds.

V. piganiol 2018

©Victor Piganiol

J’ai choisi le terrain bordelais pour plusieurs raisons. D’abord Airbnb est très implantée à Bordeaux, qui constitue, selon les données que l’on possède, la deuxième ou la troisième ville la plus airbnbnisée de France, notre pays étant l’un de ceux qui comptent le plus d’annonces de logements Airbnb dans le monde derrière les États-Unis. Depuis quelques années, la belle endormie s’est en effet muée en haut-lieu du tourisme mondialisé, s’appuyant sur ses propres aménités architecturales, patrimoniales, gastronomiques et culturelles, et jouissant d’une publicité internationale grâce à la production de vin dans les vignobles environnants, et à sa présence dans quelques-uns des guides touristiques parmi les plus connus – Lonely Planet pour n’en citer qu’un.

Office de T. 28 août 2018

©Victor Piganiol

Bordeaux m’apparaissait d’autant plus aller de soi que j’y suis né et que j’y ai effectué toutes mes études de géographe. L’écriture d’une thèse étant un exercice déjà suffisamment difficile, je ne me voyais pas déménager dans une autre ville ou travailler sur un sujet que je n’aurais pas choisi. Je disposais donc sur place de tout le matériau nécessaire pour commencer ma thèse. Et le matériau en question se situe juste en face de mon bureau : résidant dans le centre-ville historique de Bordeaux, je peux sentir de ma fenêtre le pouls de la ville. J’aperçois souvent ce qui ressemble à s’y méprendre à des touristes, avec le bruit caractéristique de leur valise, leur accent étranger ou français, et leur portable à la main tentant de localiser leur prochain Airbnb. Je suis en prise directe avec mon sujet d’étude et ne peux que me réjouir de cette proximité immédiate.

 

Comment définiriez-vous votre pratique de la géographie ? Quelles stratégies méthodologiques convoquez-vous ? 

 

J’ai une approche résolument pragmatique. La géographie possède tellement d’outils d’analyse mobilisables, que je pioche tantôt dans l’un, tantôt dans l’autre, en fonction du sujet et de ce qui se prête le mieux à sa compréhension. Grâce à mon cursus de géographe, j’ai été formé à beaucoup d’outils, dont la cartographie – SIG ou thématique –, l’analyse spatiale ou encore la création de questionnaires quantitatifs et d’entretiens qualitatifs. À l’heure où je vous parle, je suis en train de retranscrire plus de cinquante entretiens semi-directifs menés auprès d’hôtes Airbnb bordelais. En plus de ceux achevés auprès des touristes l’été dernier.

Avec ma directrice de thèse Isabelle Saccareau, nous élaborons des hypothèses de recherche, définissons des objectifs et des moyens méthodologiques pour les atteindre, mais entre la théorie et la pratique, il y a toujours un décalage. Comme nous procédons par tâtonnement, il y a donc forcément des ratés et des imprévus. Quand on se frotte au terrain quel qu’il soit, on confronte ce qu’on a pensé en amont dans un bureau ou dans son esprit avec la réalité. Il y a toujours des ajustements à réaliser, une espèce de « bricolage » informel qui n’est écrit dans aucun manuel. Il peut s’agir par exemple de déterminer la manière la plus efficace pour contacter un hôte Airbnb, ou d’utiliser telle méthode pour cartographier les annonces selon de multiples critères (superficie, chambre seule ou appartement entier, etc.)

Comme la majorité des thésards, une grande partie de mon travail se réalise à distance, en dehors de mon terrain d’étude. Les lectures d’ouvrages ou d’articles, les phases de réflexion – même si ce n’est pas aussi compartimenté que je le décris – et l’écriture de ma thèse ne nécessitent pas une présence de chaque instant près des lieux touristiques bordelais. Et si Airbnb est bien une « entreprise dématérialisée », c’est-à-dire une plateforme numérique qui a fait de l’espace Internet son territoire de déploiement privilégié – ne possédant pas physiquement les chambres d’hôtels, ou les chambres chez l’habitant qu’elle sous-loue –, elle n’exige pas plus qu’un autre sujet, de passer beaucoup de temps les yeux rivés sur son écran d’ordinateur.

 

Dans votre travail de recherche ou dans votre vie professionnelle, pensez-vous que votre jeunesse est un atout ou un inconvénient ? 

 

Je suis enseignant dans le secondaire et malheureusement mon âge, comme mon physique juvénile, ont souvent été des critères discriminants. Dans les établissements, la jeunesse est souvent perçue comme un gage d’inexpérience, d’un certain manque de maturité, et le témoin d’une certaine incompétence à exercer le métier. Qui ne s’est jamais étonné devant un collègue beaucoup « trop » jeune en salle des profs ? Et quand on vous demande une fois sur deux votre carte étudiante à l’entrée du lycée, parce que la CPE vous confond avec un élève, cela a de quoi bousculer vos certitudes à faire ce métier. Évidemment je force le trait, tous les collègues ne sont pas comme cela, et dans certains établissements que j’ai fréquentés, l’âge n’a jamais été un problème, au contraire. Et s’il fait l’objet de railleries, il est plutôt vu comme un très bon moyen de détendre l’atmosphère ou plus sérieusement, de désamorcer quelques situations tendues.

Malgré le fait d’avoir réussi un concours attaché à évaluer mes connaissances et mes capacités à enseigner, je dois dire que je suis tombé de haut lorsqu’il a fallu assurer mes premiers cours à l’âge de 24 ans, devant des élèves qui ne me prenaient pas au sérieux, et un personnel administratif parfois complaisant. Très vite, il a fallu rebondir et tirer avantage de cette situation. Aujourd’hui j’ai 29 ans, et je crois que mon âge n’est plus la seule chose que l’on me reproche, en bien ou en mal.

Avec les étudiants c’est un peu différent. Certains sont plus âgés que d’autres, et l’écart d’âge avec moi est moins important qu’avec des élèves de collège et de lycée. Ils n’ont aucun problème à suivre un TD enseigné par un « jeune doctorant ». Il faut dire que je n’ai jamais vraiment quitté les bancs de l’université, et que la distance générationnelle est peut-être moins tranchée qu’avec certains de mes collègues.

Je fais en outre partie de l’Association des Professeurs d’Histoire-Géographie (APHG) – Aquitaine. Je suis le plus jeune membre de cette section régionale, et pourtant je me sens parfaitement à ma place. Ses membres cherchaient à renouveler une partie de leurs effectifs, en se tournant vers de jeunes enseignants qui, pour beaucoup, peinent à s’investir dans ce type d’association. J’ai été tout de suite associé aux projets existants, et l’on m’a introduit directement dans le bureau exécutif.

Dans mon travail de recherche, la question de mon âge n’a jamais été soulevée. Ni au sein de mon laboratoire, ni par les personnes que je suis amené à côtoyer, qu’ils s’agissent de professionnels ou non. Ce qui prime en revanche, et là la jeunesse est un atout, c’est la capacité à s’exprimer, à rendre compte de ses recherches et de leur avancement, et à formuler des questions voire des critiques sur ce qui a déjà été fait. La normalité en somme. Je ne suis pas moins considéré qu’un autre doctorant, et toutes les voies sont entendues, que ce soit dans mon laboratoire ou dans mon école doctorale.

 

Hors du cadre académique, pensez-vous que vos recherches peuvent avoir une application pratique ? Si oui, laquelle ? 

 

L’une des principales forces de la géographie est sans conteste sa capacité à traiter de sujets contemporains, le plus souvent en prise directe avec l’actualité, et en lien avec un territoire, à quelque échelle que ce soit. Bien qu’il ne s’agisse pas de la seule finalité possible de mon travail, mes résultats pourraient effectivement être repris par les acteurs publics ou privés qui font la ville.

Actuellement, lesdits acteurs rencontrent d’énormes difficultés à quantifier et qualifier le phénomène Airbnb. Des études dans différentes disciplines commencent à éclore, dont plusieurs à Bordeaux auxquelles je suis d’ailleurs associé, mais il y a eu un certain retard dans la prise en compte scientifique d’Airbnb. C’est aussi pour cela que les décideurs publics peinent à comprendre le déploiement et les logiques de l’entreprise, et tâtonnent dans leur gestion politique et concrète de celle-ci. Les résultats dont ils disposent pour l’instant ne leur permettent pas encore de dégager les enjeux réels soulevés par l’implantation de la plateforme dans leur commune. Certains élus politiques qui se sont positionnés très tôt contre Airbnb, sont obligés de financer par leurs propres fonds financiers personnels la production de données, qui légitimeront plus tard leurs prises de position, plutôt défavorables à la firme. C’est le cas de M. Rouveyre, conseiller municipal dans l’opposition à la mairie de Bordeaux, et conseiller départemental de la Gironde, qui a créé le premier Observatoire Airbnb français, mettant à disposition des milliers de données – en open data – pour nombre de villes françaises.

Cependant ma thèse ne se destine pas prioritairement à un usage pratique et opérationnel. Ce n’est en tout cas pas comme cela que j’ai conçu ce travail. Par exemple, mon objectif n’est pas de cartographier l’ensemble des annonces de la ville, à l’échelle de la commune et du quartier, afin de fournir plus tard la liste à un organisme public ou privé. Je ne préconise pas plus aux opérateurs publics tel moyen de contrôle, ni ne leur demande d’appliquer telle législation pour limiter le développement d’Airbnb à Bordeaux. D’abord, parce que ce n’est pas mon rôle. Ensuite, parce que face à l’actualité brûlante d’Airbnb, et ses retombées politiques, sociales et idéologiques incontestables, je ne peux ni ne dois prendre parti. Ma thèse ressemble davantage à un travail académique formalisé, qu’à une feuille de route énumérant conseils et bonnes pratiques pour lutter contre Airbnb.

Au départ ma thèse devait être financée par la région Nouvelle-Aquitaine, avec qui j’avais déjà commencé à travailler, mais cela ne s’est finalement pas fait, pour des raisons budgétaires. Si j’avais effectivement été lié d’une façon ou d’une autre à un organisme public tel que le Conseil Régional, l’orientation et la finalité de ma thèse auraient été bien différentes. Actuellement je ne suis financé par aucune entité publique ou privé, ce qui me fait dire que je suis davantage libre que les autres doctorants qui disposent eux d’un financement, qu’il soit public ou privé. Je ne dépends de personne, et je ne souffre d’aucune contrainte financière, de temps ou de performance pour reprendre un terme à la mode. Je ne discute de mon travail qu’avec ma directrice de thèse, avec qui j’entretiens de très bonnes relations. Et seuls les impératifs universitaires liés à un calendrier répondant aux exigences nationales encadrent administrativement ma recherche.

C’est anecdotique, mais j’ai remarqué il y a quelques temps qu’Airbnb avait été utilisée dans un manuel scolaire destiné à la voie technologique au lycée. Les concepteurs du manuel ont jugé opportun de mobiliser l’entreprise comme un des exemples parmi d’autres d’ « acteurs au service du développement et de l’agrotourisme [1] ». Un jour, peut-être, Airbnb sera étudié en tant qu’acteur touristique mondialisé spécialisé dans l’hébergement, au même titre que le sont les grands groupes hôteliers. Pourquoi ne pas l’aborder dans les séquences abordant le tourisme, l’entreprise pouvant être présentée comme une forme d’habiter touristique particulier ? Pourquoi ne pas en faire une étude de cas dans les séquences préconisant l’analyse du fait urbain, où l’étude des effets de la firme américaine sur le marché locatif serait pédagogiquement pertinente puisqu’Airbnb est vue comme un catalyseur venant renforcer des inégalités spatiales et sociales déjà présentes ?

 

Selon vous, quels efforts pourraient être menés pour que la géographie devienne plus populaire ? 

 

Pour moi, deux acceptions découlent du qualificatif « populaire ». Un premier sens renverrait à la popularité de la géographie, en tant que science ou discipline appréciée, et qui bénéficierait d’une image positive dans la société. Un deuxième sens voudrait que la géographie se diffuse assez largement, et soit connue et pratiquée par le plus grand nombre possible de citoyens, jeunes ou moins jeunes. Quoiqu’on retienne de ces deux significations, la géographie est de mon point de vue déjà très populaire. Je rejoins complètement Camille Mortelette sur ce point-là qui me paraissait très optimiste, et c’est tant mieux !

Aborder la dimension populaire de la géographie suppose de prendre en compte les éléments plus ou moins complexes qui lui sont rattachés, et qui renvoient aux représentations réelles ou idéelles que chacun en a. Je ne crois pas qu’il faille séparer la géographie dite scolaire de la géographie savante, celle qui vit en huis-clos, mais qui peut se diffuser au-delà du cercle académique, en direction des non-géographes. La géographie telle qu’elle est enseignée à l’école a beaucoup changé depuis les années 1990 – soit le moment où je l’ai découvert. Je crois que les enseignants du primaire, du secondaire et du supérieur ont largement renouvelé leur manière d’enseigner la géographie – même chez les historiens qui doivent légalement consacrer les mêmes heures aux deux disciplines, au collège ou au lycée –, s’appuyant sur une conception nationale des programmes qui tranche véritablement avec ce qui se faisait jusque-là.

Si la géographie évolue, son apprentissage s’est lui aussi transformé. Et même si chacun prêche pour sa paroisse, je ne crois pas trop me tromper en affirmant que le géographie est une matière appréciée des élèves. Et c’est dans la diffusion des idées des géographes, et de la manière dont ils conçoivent la géographie et la font évoluer, que des efforts peuvent être faits. Le tout en s’appuyant bien évidemment sur tous ceux qui font la géographie, de près ou de loin : les enseignants précédemment cités, les élèves, les étudiants, les doctorants, les chercheurs, etc.

Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours vu, entendu et lu des géographes sur les plateaux télévisés, les ondes radio ou dans la presse. Peut-être moins qu’hier, peut-être plus que demain, je ne saurais le dire. Ce que je sais en revanche, c’est que l’expertise des géographes est toujours appréciée, et que ce n’est pas en se coupant de ces moyens de médiation avec le public que l’on rendra la géographie plus populaire. Au contraire. Je suis persuadé que le débat public gagnerait à accueillir davantage de géographes. La démocratisation de savoirs scientifiques est un exercice relativement difficile, mais ô combien efficace quand il est bien mené. Sylvie Brunel dans 28 minutes sur la chaîne franco-allemande Arte, Michel Lussault dans les colonnes du journal Le Monde, Gilles Fumey sur les ondes de France Culture – pour n’en citer que trois parmi d’autres –, sont des exemples d’une géographie populaire, c’est-à-dire accessible au plus grand nombre.

Parallèlement à ces interventions médiatiques, d’autres initiatives émergent hors les murs, que ce soit l’organisation d’évènements nationaux tels que la Nuit de la géographie partout en France, les Cafés Géo dans certaines villes, ou la diffusion de contenus géographiques via des chaînes YouTube telles que « Point G » créée par Thibaut Sardier, « Festival Géographie », la chaîne officielle du Festival International de Géographie (FIG) ou « Le dessous des cartes » émission imaginée à l’époque, par Jean-Christophe Victor. Ces autres façons de faire de la géographie ne sont pas les seules qui existent. Elles permettent de raccrocher un public plus large et sûrement plus jeune. L’effort de multiplication des supports doit être soutenu et encouragé. Décloisonnons la géographie, et rendons compte de la richesse de ses contenus, et de la diversité de ceux qui se réclament géographes. La géographie ne s’en portera que mieux.

 


[1] Doumerc V. (dir.), 2019, Histoire-Géographie. 1ère voie technologique, Magnard

1 Comment on Victor Piganiol : « Ma pratique de la géographie se renouvelle et se complète quotidiennement »

  1. Une belle historie revisitée.

Répondre à glrnAnnuler la réponse.

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