Camille Mortelette : « Les jeunes chercheur/ses méritent d’être pris au sérieux »

Site du 9/9 bis, Oignies (62), ©Camille Mortelette

Pour le premier portrait de notre nouvelle rubrique « La géographie de demain commence aujourd’hui », nous prenons la route du nord de la France à la rencontre de Camille Mortelette, docteure en géographie et chercheuse au sein du Laboratoire Discontinuités de l’Université d’Artois. Tombée un peu par hasard dans la « marmite » géographique, celle-ci revient pour nous sur ses recherches consacrées à la reconversion des anciens sites miniers du Nord-Pas-de-Calais, sur sa manière de voir la géographie et sur la place des jeunes chercheur.se.s dans le monde universitaire. Un entretien stimulant !

 

 

_DSC0249 (2)

©Sabrina Royer

Comment avez-vous découvert la géographie ?

 

Mon rapport à la géographie est loin d’être un rapport évident, je crois qu’on peut clairement parler de passion tardive… Les programmes du secondaire et, plus tard, l’utilisation de cartes topographiques qui avaient presque mon âge m’ont longtemps laissée de marbre ! Bien sûr, il n’y a pas qu’un rapport scolaire à la discipline ; nous avons tou.te.s des souvenirs d’enfants en lien avec la géographie : un globe que l’on fait tourner rêveusement, un roman d’aventure qui nous donne des envies d’ailleurs, des parents qui se disputent sur la route des vacances à cause d’une carte routière ou un trajet quotidien d’écolier.ère passé le nez en l’air…

Pour ma part, ce n’est pas ce genre d’expérience qui a été déterminant. Je ne pourrais pas trop dire comment précisément j’ai découvert la géographie, mais je me souviens assez bien de quand la discipline a véritablement commencé à susciter mon intérêt. En classes préparatoires, ma faveur allait plutôt à l’histoire, à la littérature et à l’espagnol (malgré le souvenir impérissable que m’a laissé Jean-Paul Momont, mon enseignant de l’époque). La question des processus spatiaux a commencé à éveiller ma curiosité intellectuelle à partir de la thématique de « La France en villes » du CAPES 2010-2011. Cette question m’a incitée à me réorienter à 25 ans pour un master professionnel à l’Institut d’Urbanisme de Lyon. Là-bas, j’ai découvert les industries créatives grâce à un stage de recherche dans le cadre du POPSU2 et j’ai commencé à m’interroger sur les espaces de marge, les espaces délaissés, à la centralité réactivée soit par le bas, soit par les pouvoirs publics. C’est ce qui m’a menée à étudier la relance de la ville de Saint-Étienne à partir des industries culturelles et créatives en master 2 avec déjà l’idée de transposer mes questions au Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais dans le cadre d’un projet de thèse.

C’est l’obtention d’un contrat doctoral à l’Université d’Artois quelques mois plus tard, en 2013 donc, qui a officiellement marqué ma découverte de la géographie et le début d’une phase de lecture intense et presque frénétique d’auteurs et de concepts qui m’étaient encore inconnus jusqu’alors.

 

Quels sont vos domaines et terrains de recherche ? Pourquoi vous être tournée vers eux ?

 

Ma thèse portait sur les anciens sites miniers reconvertis en lieux culturels dans le Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais. Les raisons d’existence de cette thèse sont multiples. Il y a d’abord des rencontres (avec Philippe Chaudoir qui a dirigé mes recherches en master 1 et 2 et avec Bernard Reitel et Jérôme Lageiste qui ont co-dirigé ma thèse), une fascination pour les ambiances postindustrielles, l’inscription bien sûr du Bassin minier au patrimoine mondial de l’Unesco en juillet 2012 et l’ouverture du Louvre à Lens quelques mois plus tard qui ont renouvelé ma curiosité pour le territoire.

Je suis issue du Valenciennois et, même si j’ai exclusivement vécu dans l’Avesnois, le Bassin minier était le reflet d’une image du nord dont j’ai toujours cherché à me détacher. J’y associais des représentations figées, majoritairement négatives, et donc erronées. La remise en question de mes certitudes et l’exercice imposé de regarder le Bassin minier d’un œil neuf m’a permis d’être à nouveau surprise par un territoire que je pensais connaître par cœur.

Le doctorat a été une expérience marquante de découverte de thématiques de recherche et de questionnements propres à la géographie. Initialement, je pensais mener mes recherches dans la continuité de ce que j’avais commencé à Saint-Étienne et développer une approche mêlant étude des politiques publiques et géographie économique mais, en bonne intelligence avec mes co-encadrants, je me suis rapidement ouverte aux questions des représentations, de l’espace comme système sémique et des territorialités. Il ne s’agissait plus seulement d’expliquer les choix de re-développement territorial et de requalification de sites miniers, mais aussi de comprendre ce que ces projets pouvaient signifier pour la population locale à l’échelle d’un lieu emblématique ou du Bassin minier dans sa globalité. Parallèlement à cette démarche sensible, j’ai résolument souhaité ancrer mes travaux dans une perspective de géographie sociale en lien avec les réalités socio-économiques de mon terrain de recherche. L’idée était d’éviter toute poétique de la ruine, particulièrement mal venue dans un territoire où les habitants ont beaucoup souffert de la fin des activités industrielles et minières, et de poser la question de la requalification des anciens sites miniers en lieux culturels, ainsi que leur patrimonialisation, dans le contexte bien particulier du Bassin minier sans misérabilisme non plus. Le cadre théorique de la géographie sociale m’y a beaucoup aidée.

 

Comment définiriez-vous votre pratique de la géographie ? Quelles stratégies méthodologiques convoquez-vous ?

 

N’étant pas géographe de formation, ce n’est pas une question facile pour moi. Je peine encore parfois à affirmer ma légitimité, notamment parce que la carte n’est pas vraiment mon outil de prédilection. Néanmoins, je peux dire que ma démarche, résolument qualitative, s’appuie sur un travail d’entretiens auprès d’acteurs institutionnels et des habitants du Bassin minier, ainsi que sur des observations, participantes ou non. Cette seconde dimension reste pour moi fondamentale : même en déambulant au cœur de terrains connus, je tente de conserver un état d’esprit propice à l’étonnement. Mon intérêt pour le pouvoir d’évocation des lieux et des paysages explique aussi la place centrale qu’occupent l’image et la photographie comme matériels de recherche, mais aussi comme outils dans mes entretiens.

Enfin, j’essaye de favoriser l’interdisciplinarité dans mes méthodes de recherche et de faire de mon parcours un peu singulier une force et un atout. Mes précédents masters en histoire et en aménagement me permettent aujourd’hui de me sentir autant à ma place aux archives que devant des professionnels de l’urbanisme.

couverture2

Terrils jumeaux de Loos-en-Gohelle (62), ©Camille Mortelette

 

Dans votre travail de recherche ou dans votre vie professionnelle, pensez-vous que votre jeunesse est un atout ou un inconvénient ?

 

Je vais avoir 34 ans dans quelques semaines. Je ne sais pas si c’est parce que j’ai commencé ma thèse un peu tard ou parce que l’âge n’est pas un critère discriminant pour moi, mais je ne l’ai jamais vu comme un obstacle, ni comme un atout d’ailleurs, que ce soit avec les étudiants ou les collègues au sein de mon laboratoire ou en colloque.

Par contre, la question du statut est primordiale à mes yeux. Il y a encore trop de flou sur ce que recouvre la notion de « doctorant.e ». J’ai la chance de ne jamais avoir eu à me plaindre d’un manque de considération – à peine ai-je deux-trois anecdotes mi-amusantes, mi-navrantes – mais je suis probablement un cas isolé. Quand j’entends notre ministre associer les contrats doctoraux à un moyen pour des jeunes chercheur.se.s de ne pas travailler à côté de leurs études, je suis effarée et outrée. Quand je lis des témoignages de doctorant.e.s ou de précaires qui racontent en détails leurs mésaventures liées à ce statut hybride, je ne peux pas m’empêcher de me sentir révoltée.

Avec des ami.e.s de l’université d’Artois, nous avons créé en 2017 l’association Jeune Recherche en Artois qui avait en partie pour objet de faire reconnaître les doctorant.e.s comme des jeunes collègues en formation et non pas comme des étudiants bis corvéables à merci. Nous avons réussi à alerter sur la situation des plus précaires au sein des conseils centraux et par là-même à montrer que notre représentation dans ces mêmes conseils était primordiale et que nous avons un rôle déterminant à y jouer. Je pense que ce genre d’action et de positionnement contribue à changer le regard que l’on porte sur nous. Nous méritons d’être pris au sérieux. Je pense que les choses s’amélioreront en partie quand les doctorants, mais aussi les jeunes docteur.e.s non titulaires, seront enfin traité.e.s avec le respect qu’ils et elles méritent par tou.te.s leurs collègues mais aussi par les administrations. Je sens beaucoup de solidarité se créer entre titulaires et précaires dans la lutte contre la LPPR, j’espère que c’est une tendance qui se confirmera.

 

Hors du cadre académique, pensez-vous que vos recherches peuvent avoir une application pratique ? Si oui, laquelle ?

 

Bien sûr ! La question de l’application pratique n’est pas ce qui a mené mes questionnements : je n’ai pas cherché à faire de ma thèse un outil clé en main pour l’action publique locale. C’est un travail de recherche tout ce qu’il y a de plus académique.

En revanche, ma thèse intéresse l’action publique locale depuis le début puisqu’elle a en partie était financée par le Conseil Régional. Étonnamment, j’ai même été directement sollicitée par des acteurs publics qui voulaient s’entretenir avec moi avant même la phase de terrain. Depuis la soutenance, j’ai entrepris de diffuser le résultat de mes recherches auprès des acteurs rencontrés dans l’espoir d’un partage mais aussi d’un échange constructif. Le principe qui sous-tend mes travaux est de mettre en miroir les intentions de l’action publique locale, les réalisations concrètes et la réception habitante dans une adaptation assez classique de la triplicité de l’espace d’Henri Lefebvre. Une très grande partie des discours légitimant l’ouverture du Louvre Lens ou l’inscription Unesco évoquent directement les habitants, leur besoin d’une reconnaissance de la nation pour les sacrifices des mineurs ou d’un retour de la fierté d’habiter là où ils habitent et d’être qui ils sont. Les acteurs sont forcément intéressés par ce que mes recherches mettent en avant en termes d’évolution des représentations ou d’appropriation des projets en cours. Il faudra probablement réfléchir à des formes plus digestes de transmission.

Un travail de réflexion est en cours avec la Mission interministérielle pour le renouveau du Bassin minier qui souhaite encourager la production de connaissances dans différentes disciplines sur ce territoire longtemps délaissé. En géographie, il n’y avait plus eu de travail de thèse sur le Bassin minier depuis la soutenance de Guy Baudelle en 1994 ! J’espère que cet intérêt actuel pour le Bassin minier que ce soit de la part des pouvoirs publics ou dans le cadre des programmes du secondaire (la question du patrimoine minier est au programme des classes de terminale à partir de la rentrée) me permettra de poursuivre dans la recherche.

Actuellement, je me sens assez chanceuse car on me sollicite beaucoup pour parler du Bassin minier mais, paradoxalement, dans le contexte de la raréfaction des moyens et des postes à l’université, tout ça pourrait s’arrêter assez vite. La phase de valorisation est très satisfaisante mais j’espère surtout pouvoir concrétiser rapidement un retour à la production de connaissances. J’en parle d’autant plus volontairement que nous sommes beaucoup de jeunes chercheur.se.s à travailler sur des terrains et/ou des thématiques passionnants, à produire des choses intéressantes, souvent cruciales, et à envisager l’avenir avec appréhension, entre espoir et fatalisme.

 

Selon vous, quels efforts pourraient être menés pour que la géographie devienne plus populaire ?

 

Je dois dire que cette question m’amuse un peu car je perçois la géographie comme extrêmement populaire justement. Bien sûr, il y a un rapport scolaire à la discipline qui peut la faire apparaître comme rébarbative mais je crois vraiment que son caractère passionnant est vraiment bien identifié en dehors des cercles académiques. C’est peut-être mon rapport aux réseaux sociaux qui me fait dire ça avec autant d’assurance mais quand je vois le succès et l’audience sur Twitter du travail et des facéties géographiques de Jules Grandin et Clara Dealberto, je me dis que la géographie a de beaux jours devant elle. Le « retour de hype » de la carte y est probablement pour quelque chose. Le positionnement en tête de gondole de Mad Maps de Nicolas Lambert et Christine Zanin ou du dernier atlas historique de Christian Grataloup sont également des messages plus que rassurants !

Plus largement, tout effort de médiation ou démocratisation scientifique est à encourager pour confirmer cette tendance. Avec quelques collègues, nous avions participé à la deuxième nuit de la géographie à Arras. Nous avions volontairement associé questionnements contextualisés, en organisant un débat sur la vacance commerciale dans les villes moyennes, et découverte, avec la projection du film Timbuktu d’Abderrahmane Sissako, dont les enjeux avaient été éclaircis par mon collègue Laurent Gagnol – le tout dans un bar citoyen du centre-ville. Le public était présent, attentif et constructif, content d’échanger avec des chercheurs dans une dynamique horizontale. Le secret est peut-être là : réussir à faire en sorte que la géographie joue son rôle de clé de compréhension pertinente pour expliquer et déconstruire des phénomènes spatiaux à la fois proches et lointains, intimes et étrangers.

 

Laisser un commentaire

En savoir plus sur Société de Géographie

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading