L’Hôtel de la Société

Depuis sa naissance, notre Société est attachée à ce quartier, celui de l’ancienne Abbaye, celui du « Village » de Saint-Germain-des-Prés. Si elle quitte, en effet, la rue Taranne en 1827, c’est pour le passage Dauphine au n° 36 ; en 1833, pour la rue de l’Université au n° 23 ; enfin, en 1853, pour le n° 3 de la rue Christine. A partir de 1872, les séances de quinzaine se tinrent dans une salle de la Société d’Encouragement à l’Industrie nationale, place Saint-Germain-des-Prés, notre propre salle de séances rue Christine ayant dû être convertie en bibliothèque pour accueillir ouvrages, périodiques, archives déposés par les explorateurs, et en accroissement constant.C’est alors que l’on projeta la construction d’un hôtel qui appartiendrait à la Société. Dès 1875, le Bureau envisagea l’acquisition d’un immeuble, sis à l’angle de la rue du Four-Saint-Germain (aujourd’hui rue du Four tout court) et de la pittoresque rue du Sabot. Ce projet demeura sans suite au bénéfice d’une autre solution résultant de l’aliénation, par la Ville de Paris, de reliquats de parcelles (donnant précisément rue Taranne) expropriées en vue du percement du boulevard Saint-Germain. Le décret relatif à l’expropriation est du 28 juillet 1866. Le choix de la Commission Centrale se porta sur le lot n°6 de forme rectangulaire ayant une façade de 17 mètres 8 cm et une superficie de 459,98 m². Le Jugement du Tribunal Civil de la Seine concernant ces lots, pris en application du décret impérial, est du 28 septembre 1876. L’acte de vente fut passé les 5 mars et 3 avril 1878 par-devant Maître Meignen, notaire, rue Saint-Honoré. La Société était représentée par son président, le Vice-Amiral Baron de La Roncière-Le Noury, le président de la Commission Centrale Pierre Emile Levasseur et par son secrétaire général Charles Maunoir. Le prix s’élevait à 137 994 F., soit 300 F. le mètre carré. Etudes et travaux furent confiés à un architecte de talent, Edouard Leudière. C’est un sujet de stupéfaction que de découvrir la chronologie des opérations, sujet d’admiration par surcroît, si on se permet de faire des comparaisons avec notre temps pourtant équipé en excavatrices, bétonnières, grues, ordinateurs et règlements d’urbanisme nationaux et locaux. 5 mars : achat du terrain ; 12 mars : pose de la première pierre.

Ci-dessous le document reproduisant une plaque commémorative en cuivre doré, placée dans une boîte de plomb scellée, introduite par la suite dans une cavité pratiquée dans la colonne gauche de l’estrade :

plaque-651x1024

2 septembre : inauguration en présence du Ministre de l’Instruction Publique, du Préfet de la Seine et des délégués des Sociétés françaises de Géographie, venus à Paris pour l’Exposition Universelle, la première depuis celle de 1867. Le financement fut réalisé par la mobilisation de réserves et par un emprunt obligataire de 300 000 F. On doit observer que les acquéreurs des 6 lots de l’îlot, sis entre la rue Saint-Benoît et la Chapelle de l’Hôpital de la Charité (contigu au lot n° 6) étaient soumis à des règlements particuliers de construction. Il était précisé, en effet, dans le Cahier des Charges, qu’outre l’obligation de construire la façade en pierres de taille, avec balcons, corniches et moulures, l’acquéreur et ses voisins « pourront s’entendre afin que, dans chaque îlot de construction, il y ait les mêmes hauteurs d’étages, de manière à continuer les lignes principales de façade et à former ainsi de tout l’îlot un seul ensemble architectural. A défaut d’entente entre les propriétaires de l’îlot, les lignes dont on vient de parler, les corniches, les balcons et autres saillies, pour chaque propriété aussi bien que pour chaque partie d’îlot distincte, s’il y a entente entre quelques-uns des propriétaires seulement, seront arrêtés et supportés à leurs extrémités par des pilastres ou consoles établis en dehors du mur mitoyen, de manière à former de chaque propriété ou de chaque partie d’îlot distincte un ensemble d’architecture complet, et à laisser entièrement libre toute l’épaisseur du mur mitoyen ».

Notre Bulletin d’avril 1878 a reproduit le plan et la coupe de notre hôtel et l’élévation de la façade, inchangée depuis 175 ans. Les deux cariatides de cette façade et le globe terrestre sont dus au ciseau d’Emile Soldi. Elles représentent la Terre et la Mer. La distribution initiale des locaux était la suivante : au rez-de-chaussée, la grande salle de réunions actuelle, une salle des pas perdus, un vestiaire, un logement de concierge ; au 1er étage, la salle de commission et le cabinet du président ; aux 2e et 3e étages, la bibliothèque et une salle de commission ; au 4e, l’appartement de l’agent de la Société.

Au début du XXe siècle, les locaux, beaucoup plus grands cependant que ceux dont la Société disposait rue Christine, se révélèrent insuffisants pour abriter la bibliothèque de plus en plus importante. On reprit, pour le rejeter, un projet de galerie autour de la grande salle de conférences déjà envisagé par l’architecte Leudière en 1878 ; et on confia à l’architecte Emile Bertone la réalisation d’une extension par la construction d’une salle au-dessus de la grande salle de conférences du rez-de-chaussée. Cette salle couvrit 216 m². La réalisation a été particulièrement originale. Deux poutres métalliques d’environ 16 mètres furent lancées parallèlement à la façade de l’immeuble, prenant appui sur les murs mitoyens et bénéficiant des seuls appuis intermédiaires constitués par les deux colonnes situées de part et d’autre de l’estrade de la grande salle ; la bibliothèque est donc tout entière « suspendue » à cette structure par des poinçons métalliques évoquant les flèches pendantes qui soutiennent en leur milieu les entraits des charpentes de bois de tant de nefs d’églises romanes. Mais ces poinçons sont enfermés dans des colonnes carrées creuses permettant la ventilation de la salle de conférences, et ils n’ont de poteaux porteurs que l’apparence.

Le Bulletin de juillet-août 1921 contient en hors-texte un dépliant donnant les plans et la coupe de notre édifice modifié par les travaux que nous venons de rappeler. On a toutefois omis de rectifier la date « avril 1878 », en sorte qu’en toute bonne foi, le lecteur attribue à l’architecte Leudière ce qui fut conçu et construit 27 ans après. En 1905, comme en 1878, tous les records de vitesse ont été battus : quelques mois ont suffi à M. Bertone pour réaliser structure et aménagement en concevant, au surplus, quatre radiateurs « quart de rond » aux motifs Renaissance très originaux.

Mais notre bibliothèque poursuivait sa croissance ! Que faire ? L’immeuble voisin, 182 boulevard Saint-Germain (l’ancien lot n° 5 de l’îlot jadis exproprié, puis « promu » par la Ville) est à vendre, alors qu’il n’est que partiellement occupé. Le corps du bâtiment fait 200 m² au sol, avec, derrière, une cour de 40 m². La Société l’acquiert le 5 novembre 1921 sur M. Grosclaude et sur M. Germain. Elle semble s’être heurtée à des problèmes de gestion ; mais surtout une solution bien différente s’est présentée quelques années après. Un décret en date du 1er décembre 1926 a autorisé la Société à aliéner cet immeuble, validant un acte notarié passé le 9 juillet 1926 au profit de M. Imandt Carl moyennant le prix de 780 000 F. La Société n’avait pas, en 1921, réglé totalement le prix d’achat et le décret précise que l’acheteur réglera à la Société 480 000 F., le surplus étant consacré au remboursement de la somme de 300 000 F. restant due aux précédents vendeurs. Il est précisé, en outre, que « le produit de la vente sera employé jusqu’à concurrence du montant de la dépense des frais d’installation du nouveau siège social, du déménagement de la bibliothèque et de la remise en état de l’immeuble du 184, pour le surplus, en achat de valeurs mobilières nominatives sur l’Etat français. »

Qu’en est-il donc de ce nouveau siège social mentionné dans le décret ?

rolandbonaparte1

Avant que l’acquisition de l’immeuble du 182 ait pu rendre quelque service pour loger une bibliothèque de plus en plus importante et d’une renommée croissante, celle-ci bénéficiait d’un apport absolument exceptionnel par sa qualité et par son volume : la bibliothèque du Prince Roland Bonaparte. Le Prince avait été élu Président de la Société en 1910 ; les manifestations du Centenaire s’étaient déroulées sous sa haute autorité. Il mourut le 13 avril 1924 à l’âge de 66 ans. Son dévouement, sa sollicitude pour la Société étaient sans égal. Nous ignorons s’il avait de son vivant manifesté l’intention de léguer à la Société les richesses qu’il avait accumulées dans son hôtel du 10 de l’avenue d’Iéna, en tant que savant, que géographe, que bibliophile ; mais il appartenait à Marie, sa fille unique, la princesse Georges de Grèce, de nous en faire don. Dans une lettre en date du 14 janvier 1925, écrite de sa main dans un style très simple, comme si les choses allaient de soi, Marie de Grèce donnait à la Société cet incomparable trésor.

Mais comment loger quelque 50 000 volumes et layettes de cartes et de documents, alors que déjà les possibilités de logement dans l’hôtel du boulevard Saint-Germain étaient tendues à l’extrême ? Dès février, le Bureau envisagea un exhaussement de l’immeuble, exhaussement dont nous n’avons pas les plans, mais qui fut certainement autorisé puisque chiffré à 400 000 F. La Société procéda à un appel de fonds auprès de grandes Sociétés industrielles et financières. Les réponses intervinrent très vite ; mais le résultat fut néanmoins très décevant (50 000 F.).

Sur ces entrefaites, l’hôtel du Prince fut acheté par la Compagnie Universelle du Canal Maritime de Suez en juillet 1925. Il était tentant de profiter des bonnes relations que la Société de Géographie avait avec une Compagnie dont le fondateur, Ferdinand de Lesseps, avait été son propre Président de 1881 à 1889. Elle donna à bail une partie de l’hôtel à la Société pour 43 ans 3 mois et 17 jours, du 1er août 1925 au 17 novembre 1968 (date de l’expiration de la concession du canal à dater de l’inauguration le 17 novembre 1869). Le loyer annuel était de 50 000 F., modifiable tous les 5 ans ; la surface disponible était de 1420 m². Une difficulté de taille fut ainsi surmontée ; la bibliothèque du Prince demeura en place dans d’inégalables conditions de conservation et d’exploitation ; la bibliothèque propre de la Société fut transférée avenue d’Iéna avec les services. L’aliénation de l’immeuble du 182 boulevard Saint-Germain fut appelée à couvrir en partie l’installation du nouveau siège social.

Celui-ci fut solennellement inauguré le 14 décembre 1928 sous la présidence de E.A. Martel en présence de Paul Doumer, Président du Sénat, et du Ministre de l’Instruction publique Marand. L’hôtel du boulevard Saint-Germain fut progressivement abandonné, et c’est à partir de cette époque qu’il donna lieu à divers aménagements résultant de locations à des organismes privés ou commerciaux. Survint la guerre. Encore que la Compagnie de Suez fut pour la Société d’une inépuisable complaisance, la Société fut dans la nécessité, dès novembre 1940, d’envisager la résiliation du bail. La résiliation fut courtoisement acceptée ; le paiement des loyers arriérés se prolongea toutefois jusqu’en 1946. La Société réintégra les locaux disponibles du boulevard Saint-Germain le 24 avril 1942.

Quant à la bibliothèque, elle trouva non seulement un dépositaire mais un protecteur combien éclairé auprès du Département des Cartes et Plans de la Bibliothèque Nationale. L’accord intervenu le 1er août 1941 a été reproduit dans le Règlement intérieur du 17 mai 1961, pris en application du décret du 23 mai 1960 concernant nos statuts. Ainsi, notre bibliothèque a été sauvegardée et a échappé à d’éventuelles convoitises. La Convention avec la B.N.F. a été actualisée et un nouveau texte signé le 16 septembre 1996 par les deux parties.

Ce diaporama nécessite JavaScript.


(1) D’après Roger BLAIS, Acta Geographica, n° 38, avril 1979, pp. 25 à 30.