De Jules Verne aux classes préparatoires : entretien avec Pierre Ageron

Pour les géographes utilisateurs de Twitter, Pierre Ageron n’est pas un inconnu. Très actif sur le réseau social, son compte est devenu au fil du temps une mine d’informations que des milliers d’internautes suivent désormais quotidiennement. Par-delà cette présence numérique, Pierre Ageron est avant tout professeur de géographie en classes préparatoires au lycée Fustel de Coulanges de Strasbourg et spécialiste des questions de transports. L’entretien qu’il nous a accordé est l’occasion d’évoquer l’enseignement de la géographie post-bac et les défis pédagogiques que celle-ci doit relever.

 

 

Comment avez-vous découvert la géographie ?

 

Comme beaucoup d’autres enfants, par la lecture du diptyque Tintin-Jules Verne où je suivais les pérégrinations des héros sur mon globe lumineux, en découvrant des noms exotiques comme le « détroit de Torres », Zanzibar ou Irkoutsk. Très tôt possédé par le démon de la vérification, il me fallait savoir où les lieux se trouvaient. Il s’agissait d’abord d’une géographie onomastique, par les noms. En même temps est venu l’apprentissage systématique des capitales d’Etat, des préfectures que les camarades de primaire faisaient réciter, pas toujours dans la bienveillance… Une géographie taxonomique, très IIIème République, au fond très vidalienne, qui me semble malgré tout encore nécessaire aujourd’hui pour débuter car elle donne des bases de localisation solides pour affiner ensuite le raisonnement.

En 2006, alors que j’avais déposé deux dossiers d’entrée (un en Histoire, un en Géographie) en master à l’ENS LSH (actuelle ENS de Lyon), le recrutement comme auditeur dans le département de géographie m’a fait définitivement basculer du côté des géographes !

 

Selon quelle(s) démarche(s) se construit votre enseignement de la géographie ? Comment les mettez-vous en place dans votre/vos classe(s) ?

 

J’ai la chance d’enseigner dans des classes (hypokhâgne et khâgne) qui combinent deux types de fonctionnement complémentaire : la première année, résolument notionnelle et méthodologique, mais sans programme imposé permet de répondre plus directement aux attentes des étudiants si nécessaire. La deuxième année, enseignant deux programmes (dont un tournant, celui de l’ENS Ulm et la géographie des territoires français en Chartes), l’objectif est plutôt à l’accumulation ordonnée et actualisée des connaissances en vue des concours. Ici, l’expérience accumulée pendant la recherche doctorale est précieuse puisqu’il faut parfois recourir aux enquêtes de terrains ou aux bases de données.

Méthodologiquement, j’insiste dès le début de l’Hypokhâgne avec les étudiants : « La question de la géographie est d’abord celle du « Où » : il faut citer des lieux ! », ce que très peu font spontanément. On retrouve cette même absence dans les copies jusqu’aux prépas concours. Ensuite, l’analyse photographique comme développement de la capacité d’observation doit d’abord inciter à décrire, avant de se lancer dans un développement abstrait sans relation au terrain. Evidemment, l’arpentage du terrain est essentiel, même si avec des groupes de 45 à 50 élèves, les occasions sont rares.

Bien entendu, un pilier de mon enseignement est d’essayer de développer leur intérêt pour l’actualité, en montrant qu’ils doivent analyser les territoires comme ils sont présentement. Certains suivent mon compte Twitter que je déploie depuis 2013 destiné à la veille scientifique sur mes objets de recherche (Mobilités, mondialisation) et aux sujets de prépa concours (ENS, CAPES, Agrégations), même s’il est davantage suivi par des collègues, enseignant du primaire au supérieur.

Enfin, je tente d’astreindre les étudiants à une démarche proche de celle de la philosophie dans la définition des concepts et notions en insistant beaucoup sur la formulation du questionnement introductif qui doit allier reformulation des concepts clés du sujet et proposition d’une hypothèse à défendre issue de la « digestion » du cours et des lectures. Sur le sujet « Habiter le périurbain » par exemple, l’objectif est de faire formuler un questionnement de ce type : « Dans quelle mesure la multifonctionnalité de l’espace périurbain, de ses représentations et des pratiques induites (déduit des définitions) engendre-t-elle une relativisation de l’opposition ville-campagne ? (Hypothèse) »

La progression annuelle en Hypokhâgne s’organise en collaboration avec l’ensemble des collègues géographes de CPGE. En AL, le premier semestre qui se concentre sur la France vise à accompagner notionnellement les optionnaires de géographie travaillant sur des documents cartographiques IGN. De même en BL, le collègue ayant en charge le cours d’écrit vise à consolider les bases notionnelles nécessaires pour analyser les cartes.

 

Selon vous, l’enseignement de la géographie se heurte-t-il à des difficultés particulières ?

 

Les principales difficultés, y compris auprès d’un public motivé comme celui d’une CPGE Littéraire sont de plusieurs ordres et résultent de leur parcours antérieur :

  • La plupart des étudiants découvrent la discipline et le disent. En effet, 89 % des collègues certifiés recrutés en 2017 sont de formation historienne et la place de l’Histoire a été longtemps prééminente dans les programmes du secondaire, ne serait-ce que par le travail de mémorisation chronologique demandé. Il faut donc détacher la géographie de l’histoire qui, depuis le début de la scolarité, sont vues comme deux matières inséparables voire une unique matière. Cela permet de corriger rapidement les erreurs récurrentes de début d’année comme les plans chronologiques.

  • J’incite ensuite au maximum les étudiants à lire de la littérature scientifique. Les « colles » ou interrogations orales avec des fiches de lectures dont ils choisissent le thème mais où l’ouvrage ou un ensemble d’articles à lire est imposé, a comme objectif de s’approprier des concepts souvent inconnus d’eux et d’en proposer une analyse personnelle et justifiée. Ces lectures suscitent souvent un réel intérêt car les étudiants découvrent alors la multiplicité des sujets traités par les géographes.

  • Enfin, l’enjeu est de conserver la visibilité de la géographie et de son enseignement dans l’enseignement supérieur sur l’ensemble du territoire. Les réformes des différents concours préoccupent régulièrement et de plus en plus les associations de spécialistes (APHG, APgéo…).

 

Avez-vous un souvenir de « moment de grâce » survenu dans un de vos cours de géographie ?

 

En colle, l’inattendu positif peut survenir. Par exemple, j’ai gardé le souvenir d’une lecture analytique des Murs invisibles de Guy Di Meo, un ouvrage de géographie sociale, pionnier dans l’étude spatiale du genre qui m’apparaissait plutôt pointu, car exposant toute une démarche de recherche en géographie sociale qualitative. L’étudiante avait pris l’initiative de cartographier les quartiers de Bordeaux et les pratiques citadines des femmes enquêtées, avec une finesse d’analyse remarquable.

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