Marie Redon : « L’île est une réalité multiple »

Quels espaces suscitent autant la rêverie et le désir que les îles ? Plages de sable blanc, palmiers et mer turquoise, les territoires insulaires apparaissent bien souvent comme des espaces paradisiaques où règnent quiétude et simplicité. Par-delà cette image idyllique et fantasmée, les îles apportent aussi un éclairage singulier sur les grands processus politiques, économiques, sociaux et environnementaux actuels. Auteur de l’ouvrage Géopolitique des îles. Des îles rêvées aux îles mondialisées (Le Cavalier Bleu, 2019), la géographe Marie Redon revient avec vous sur « ce qui fait île » et la place qu’occupent ces espaces sur l’échiquier géopolitique mondial.

 

 

Quelle définition la géographe que vous êtes donne-t-elle d’une île ?

 

Je dirais que la question est à la fois très facile et très complexe. Certes, une île est une terre entourée d’eau, mais ces quelques mots sont loin d’épouser le « continent » qu’est l’objet insulaire ! Il me semble surtout que les îles sont à la fois des réalités multiples, aussi multiples que le sont les autres formes topographiques de notre planète, aussi multiples que le sont les montagnes, les vallées, les lacs, les villes, les ports, les baies, etc., mais aussi une entité, l’entité « île », qui offre une forme de cristallisation heuristique.

Bien des géographes ont donné des définitions quantitatives de l’insularité, en termes de superficie maximale et minimale, de nombre d’habitants, et ont donc proposé des dénombrements d’îles rigoureux. L’idée était ainsi d’éviter de se laisser happer par une sorte de vertige de l’infinité insulaire puisque les îles sont d’autant plus nombreuses qu’elles sont petites : quand on regarde une mappemonde, les îles sont dénombrables mais, en changeant d’échelle, on se rend compte qu’il en existe toujours de plus petites qui obligent à changer encore et encore d’échelle pour les recenser.

L’absence de consensus sur le nombre exacts d’îles montre bien que l’île échappe toujours en partie au discours que l’on tient sur elle, et c’est précisément pour cela qu’elle fascine. On se complait à s’attarder sur l’objet île en géographie parce qu’il relève d’une forme matricielle et inépuisable, parce que l’on peut avoir l’impression, en tant que chercheur, de pouvoir embrasser l’ensemble de la réalité d’un terrain insulaire, comme le disait encore récemment Françoise Péron, spécialiste de l’insularité lors d’un colloque… sur les îles !

Il me semble donc que pour appréhender l’île en géographe, le facteur essentiel est l’idée de limite, comme si l’île se différenciait essentiellement des autres espaces isolés par la netteté de la rupture maritime, manifeste au point d’en faire le symbole du monde clos. Mais cette idée d’une forte « géographicité » insulaire, inhérente à sa forme, est évidemment surévaluée et surutilisée, peut-être aussi parce que faire du terrain, sur bien des îles, est plutôt agréable…

Il ne faut pas sous-estimer l’importance de la pratique des géographes dans la place que prend un objet, ou un champ, dans la discipline, ce qui va bien au-delà de la géographie d’ailleurs.  Le goût des îles concerne l’ensemble des sciences humaines et sans doute cette surreprésentation insulaire est-elle liée à l’attrait individuel et intime que les chercheurs leur portent.

 

Vos recherches montrent que, loin d’être des espaces marginalisés, les îles s’inscrivent au contraire au sein de dynamiques globales. Comment cette globalisation transforme-t-elle ces espaces et les représentations qui leur sont associées ?

 

C’est une très vaste question… Je dirais d’abord que la mondialisation [1] impacte les espaces insulaires comme tous les autres types d’espace. Les transformations induites sont évidemment aussi variées à la fois dans leur forme et leur intensité que les îles elles-mêmes. Je me contenterai donc d’esquisser quelques pistes générales.

Du côté de ce que la globalisation fait aux îles, on pourrait évoquer l’intensification des flux, à la fois matériels et immatériels, qui relient îles et continent. C’est vrai avec le spectaculaire développement du transport aérien. Celui-ci a non seulement transformé en nombre d’heures à peu près fixes des trajets qui prenaient auparavant des semaines, ou des mois, selon les hasards des circonstances, mais a également été à l’origine de la massification du tourisme sur certaines îles proches comme les Baléares en Europe, les Antilles pour les Etats-Unis.

C’est aussi le cas avec l’intensification des échanges par voie maritime avec des conteneurs qui rendent de moins en moins cher le déplacement de produits manufacturés : sur bien des îles, on trouve désormais de tout, à condition de pouvoir se l’offrir. Les ressources ne sont plus strictement locales – ou occasionnellement extra-insulaires comme c’était le cas pendant des millénaires – mais sont désormais potentiellement mondialisées : véhicules, vêtements, nourriture, tout peut arriver à peu près partout. En Guadeloupe, par exemple, les supermarchés sont désormais plein de produits tout à fait comparables à ceux vendus en métropole : les enseignes sont identiques, les franchises comparables. On y trouve très facilement des yaourts et des fromages variés, ce qui était rare il y a à peine 25 ans. De ce fait, les Antillais se sont mis à consommer ces produits, ce qui homogénéise les pratiques alimentaires, même s’il y a bien sûr un localisme culinaire, sur les îles comme ailleurs.

On peut aussi penser au rôle des nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC), d’internet bien sûr, qui fait que l’on peut, en permanence ou presque, communiquer avec les habitants de l’Ile de Tristan da Cunha, en plein milieu de l’Atlantique, ou de l’atoll de Rangiroa, en Polynésie française. On peut en avoir des images, des échos réguliers, ce qui ne modifie pas la distance métrique, mais la familiarité aux lieux.

C’est cette familiarité avec les paysages de certains types d’îles, les îles tropicales à palmiers et mer turquoise, qui est mise en avant dans le marketing insulaire, ou « nissomarketing ». L’homogénéisation des imaginaires, la « disneylandisation du monde », pour reprendre la parlante expression de Sylvie Brunel, concerne évidemment les îles. On peut penser ici aux émissions de télé-réalité « d’aventure », qui reposent sur le mythe de Robinson Crusoé, ou celles de séduction, fondée sur la supposée licencieuse insularité.

Dans l’autre sens, certains territoires insulaires participent de la globalisation financière comme les « paradis fiscaux », pour partie anciennes colonies britanniques ou en étroites relations avec la Grande-Bretagne, telles que les Iles Vierges, les Iles anglo-normande, l’Ile de Man…

Enfin, la hausse du nombre d’Etats dans le monde à partir de la fin de Seconde Guerre mondiale, dont une partie de nouveaux insulaires, couplée avec l’existence d’une Convention des Nations Unies sur le Droit de la mer (CNUDM) depuis 1982, sont des données majeures à prendre en considération à une échelle mondiale, avec des allers-retours permanent entre la matérialité des lieux, des îles, et la force des enjeux géopolitiques.

 

En quoi l’instauration de ZEE (Zones Economiques Exclusives) a-t-elle ravivé l’importance géostratégique des îles ?

 

Parce que les îles « rapportent » de la ZEE et que plus une île est isolée, plus on peut tracer une belle ZEE autour d’elle, sans obstacle ! Même les petites îles isolées, peu peuplées, peu pourvues en ressources naturelles, qui n’intéressaient jusqu’alors pas grand monde, se mettent à revêtir une importance inédite. Cet intérêt s’explique par le réservoir de développement que représentent les espaces maritimes : le contrôle de ce que contient le volume d’eau (ressources halieutiques notamment) et le sous-sol (hydrocarbures, nodules polymétalliques) sont devenus des enjeux majeurs. Sans oublier tout ce qui n’a pas encore été identifié comme ressource !

On peut prendre l’exemple des Etats-Unis qui possèdent la plus grande ZEE au monde, dont une partie est due à l’archipel volcaniques des îles Aléoutiennes en Alaska ou encore à un ensemble d’îles du Pacifique appropriée en 1865 par le Guano Island Act, les « îles mineures éloignées des Etats-Unis ». De même pour la France, deuxième ZEE, avec des îles comme Saint-Paul et Nouvelle Amsterdam, les Crozet, les Kerguelen qui correspondent, pour chaque entité, à plus de 500 000 km² de ZEE. Pour citer un grand géographe spécialiste du Japon, Philippe Pelletier, la mise en place de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer a rebattu les cartes : « les cartes ont été dépoussiérées, les lignes de base retracées, les fantasmes géopolitiques ressuscités, les îles reconsidérées, et les litiges frontaliers souvent relancés ».

Aujourd’hui, les demandes d’extension des limites du « plateau continental » jusqu’à 350 milles nautiques, c’est-à-dire au-delà des 200 milles des ZEE, contribuent encore à renforcer l’importance potentielle des îles. Si une telle extension était entérinée, la France pourrait, grâce à ses territoires ultramarins, voir son domaine maritime s’accroitre d’environ un million de km². Le cas très discuté de Saint-Pierre et Miquelon entre la France et le Canada montre à quel point les voisinages insulaires peuvent être dérangeants.

Par ailleurs, les tentatives de la République populaire de Chine pour agrandir des îlets de l’archipel des Spartley afin de les transformer en îles dans le but de faire valoir de la ZEE témoignent de l’importance qu’acquièrent aujourd’hui certains espaces insulaires. Dans ce dernier cas, le jugement récemment rendu par la Cour permanente d’arbitrage (CPA) a débouté la RPC du droit à une ZEE pour ces objets insulaires modifiés et donné raison aux Philippines. L’argument principal était que ces îlots ne peuvent pas accueillir de population, ce qui donne une nouvelle dimension à la définition même de l’île !

 

Alors que le développement des transports et du tourisme rend les espaces insulaires de plus en plus accessibles, comment expliquer que l’île continue à être perçue comme cet objet de fantasmes synonyme d’exotisme, de tranquillité et d’harmonie ?  

 

Parce que l’on en a besoin ! Parce qu’il est difficile, et pas vraiment nécessaire, de renoncer à rêver de son île déserte, de cet espace limité et hors limite. Comme l’attrait de la tranquille et verte campagne, de la « nature », l’attrait pour l’île tropicale est massif dans des sociétés majoritairement urbanisées où le quotidien des habitants est régi par des trajets parfois longs et peu agréables, par des heurts réguliers, réels ou symboliques, par la mise en présence non choisie avec de multiples formes d’altérité dans les métropoles. D’où l’envie d’être ici et maintenant dans un lieu sans contradiction, où « la vie est là, simple et tranquille » comme dirait Verlaine… Enfin, où elle « parait » simple et tranquille : bien souvent, les acteurs du tourisme mettent précisément en exergue cette aspiration à un ailleurs lumineux et reposant, en occultant les réalités du territoire dans son ensemble, ce qui est bien normal quand on veut vendre une destination, qu’elle soit ou non insulaire.

Les promoteurs de l’industrie du tourisme créent parfois des produits insulaires au sens propres, ou des produits que je qualifierais comme dérivés d’insularité : les enclaves, les parcs d’attraction, même les navires de croisière. Dans tous les cas, il s’agit de vendre une entité, un tout qui se suffit à lui-même, « all inclusive », et qui est donc conçu pour correspondre aux attentes de consommateurs.

Il ne faut évidemment pas assimiler toutes les formes d’aspirations insulaires, ni l’ensemble des manières dont les gens essaient d’accéder à leur rêve d’île. Quand on va passer des vacances, ou même que l’on décide de s’installer sur les îles du Ponant, sur l’île de Sein, de Molène ou de Batz, la tranquillité et une forme d’harmonie sont bien là, sans lien avec l’industrie touristique, comme le montrent notamment les travaux menés à l’Université de Bretagne Occidentale autour de Louis Brigand.

 

Comment et pourquoi la figure de l’île est-elle devenue une métaphore des problèmes environnementaux aujourd’hui à l’œuvre à l’échelle de la Terre ?

 

Elle n’est pas qu’une métaphore, il y a une réalité de menace de montée des eaux pour les îles basses, notamment dans le Pacifique, pour ces archipels qui culminent à quelques mètres d’altitude et où chaque centimètre compte, et comptera plus encore. Or le dernier rapport du Giec évoque une hausse du niveau de la mer de l’ordre de 1,10 mètre en 2100…

En nombre d’habitants, ce sont les zones de delta qui seront les plus impactées, que l’on pense au Bangladesh, à la Chine, au delta du Mékong, etc. Mais il y a, d’un côté, la réalité effective de la menace et, de l’autre, la force des représentations. Et cette image de l’île engloutie sous vos pieds, qui se réduit comme peau de chagrin, inexorablement grignotée par les eaux est particulièrement forte.

S’ajoute à cela que l’on aime bien les îles : ce sont des petits morceaux de rêve, d’enfance, d’ailleurs, qui touchent les populations des sociétés occidentales industrialisés. Cela entre en résonance avec la manière dont les Etats insulaires sont entrés sur la scène onusienne : en 20 ans, entre 1965 et 1985, une vingtaine d’Etats insulaires sont ainsi entrés à l’ONU, processus à mettre en rapport avec la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. A partir du moment où les petits états insulaires avaient accès à une ZEE de 200 milles nautiques, leur consistance territoriale et leur légitimité sont devenues plus fortes.

C’est en 1992 que les Petits Etats Insulaires en développement (PEID) sont reconnus comme un groupe spécifique au sein de l’ONU. Ils comprennent aujourd’hui une cinquantaine de territoires aussi hétérogènes que Cuba, le Suriname, Sainte-Lucie ou Guam. Parmi les leviers pour se faire entendre, pour peser malgré leur relativement faible poids démographique, les menaces environnementales liées au changement climatique sont majeures : arguer que le destin des États insulaires préfigure celui de la planète dans son ensemble permet d’avoir davantage voix au chapitre, d’être plus visible à une époque où la visibilité est déterminante pour exister.

Il existe un autre groupe, l’Aosis, l’Alliance des Etats insulaires, qui se présente comme une « coalition de 44 petits Etats insulaires et côtiers en développement à faible altitude » dont le mandat est « d’amplifier les voix marginalisées ». Les Maldives, les Kiribati ou encore Tuvalu sont en tête du mouvement. Ce lobby a pour objectif de donner du poids aux « petits » dans le débat international, d’aider à conclure des « accords ambitieux avec des avantages tangibles pour les communautés vulnérables ». Par exemple, en 2013, a été créé le Mécanisme international de Varsovie relatif aux pertes et dommages, l’idée étant que les pays développés, responsables des émissions historiques de gaz à effet de serre, doivent aider les pays victimes à réparer les dommages que leur mode de production et de consommation cause. Pour l’instant, toutefois, ce mécanisme est sans effet. Le destin des îles inquiète… en théorie !

Strabon aurait écrit : « Que le monde habité soit une île, c’est d’abord l’expérience sensible qui nous force à l’admettre », mais sans doute cette expérience n’est pas assez sensible pour que la métaphore de l’île comme espace en partage prenne réellement corps.

 


[1] Entendue comme un processus inscrit dans le temps long et qui rend pertinent une échelle d’analyse – le Monde – pour penser les dynamiques sociales, économiques et spatiales que l’on perçoit au niveau local.

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