Marie Redon : « Il y a autant de façon de décrire la Terre que de la regarder »

Plage de Fatucama à Dili, Timor-Leste. Source : mapio.net

 

mredon-600x683Comment avez-vous découvert la géographie ?

 

Je crois que j’ai été préparée à rencontrer la géographie parce que, très tôt, on m’a montré qu’à condition de regarder attentivement et de (se) poser des questions, une simple promenade dans le champ voisin pouvait devenir une véritable aventure. On m’a transmis le goût de la curiosité : les yeux grands ouverts, tout est complexe et passionnant !

A la maison, il y avait un globe terrestre, des atlas, des récits de voyages ; mon grand-père collectionnait les pièces et les billets du monde entier et me montrait ses trésors en même temps que la carte affichée dans la penderie. Adolescente, j’ai eu la chance de voyager régulièrement sur un voilier. Les cartes étaient étalées en permanence sur la « table à cartes » : on en mangeait dès le petit déjeuner, pour comprendre où nous étions et où nous allions.

De manière plus pragmatique, je suis venue à la géographie un peu par hasard et sur le tard, parce que c’est la voie qui me paraissait la plus ouverte. C’est en fin de classe préparatoire que je me suis vraiment orientée vers la géographie, renonçant à mon projet d’études de droit. Depuis toute petite, je voulais être commissaire de police, mais j’ai changé d’idée après un stage d’observation en commissariat qui m’a fait prendre un peu de distance avec l’image que je me faisais de ce métier ! Je me suis dit que, finalement, dans la géographie telle que je l’avais découverte après le lycée, on allait aussi enquêter sur place pour résoudre une énigme : on croise les données et on discute avec des gens autant qu’on les questionne. Je n’imaginais pas à quel point les horizons seraient vastes et riches…  

 

Quels sont vos domaines et terrains de recherche ? Pourquoi vous être tourné(e) vers eux ?

 

Je n’ai pas le sentiment d’avoir de domaines délimités, de terrains familiers sur lesquels j’exercerais mon métier de géographe. J’ai commencé par la Guadeloupe en master 1 parce que c’était un moyen de joindre l’utile à l’agréable : une partie de ma famille y réside. De là, j’ai fait un bond vers les Grande Antilles avec un master 2 portant sur la frontière entre Haïti et la République dominicaine parce que le géographe Jean Marie Théodat m’avait proposé d’y poursuivre son travail de géohistoire.  En thèse, ce fut le saut de l’ange vers les antipodes en élargissant mes recherches sur les îles partagées au Timor, île située entre l’Indonésie et l’Australie. Si je continue à travailler sur la Guadeloupe, Haïti et le Timor, j’aime faire des incursions dans de nouveaux terrains plus proches, comme en 2014 avec un article sur le Carladez, ancien fief de la famille Grimaldi situé entre Cantal et Aveyron, lieu de mon enfance.

Thématiquement, j’ai commencé par me poser la question du rapport à la terre dans le nord de la Grande-Terre, bassin cannier guadeloupéen en recomposition, avant de m’intéresser aux frontières insulaires. Durant ma thèse, le questionnement sous-jacent était celui de « l’ancrage de l’abstraction » : comment une ligne frontière tracée sur une carte prend-elle une épaisseur et une réalité, chair et sang, jusqu’à devenir une rupture parfois plus forte que la discontinuité maritime ? Plus tard, une nouvelle piste s’est ouverte vers les jeux d’argent, tout simplement parce que nous cherchions des financements pour une étudiante et qu’un appel à projet de la Française des jeux passait par là… Depuis, j’ai poursuivi cette entrée par les jeux d’Haïti au Timor, en regardant « mes terrains » avec un autre œil. Et j’espère en explorer de nouveaux car ce travail a ouvert des horizons qui me semblent fructueux, croisant des approches de géographie culturelle, économique et politique.

Dans un tout autre registre, en 2010, j’ai intégré un programme ANR portant sur le risque volcanique aux Antilles (programme Casava), ce qui m’a incitée à travailler sur la perception et la prévention des risques. Par ce biais, je me suis intéressée aux différentes formes de patrimonialisation du volcan actif de la Guadeloupe, la Soufrière, mais aussi à la gestion, forcément sensible, de ses établissements pénitentiaires en cas de crise.

 

Pour vous, comment « fait-on » de la géographie ?

 

C’est lorsque j’enseigne que j’ai l’impression de faire de la géographie. Tout le plaisir, et la difficulté, est de faire comprendre et sentir aux étudiants que lorsqu’ils mènent leurs propres recherches, dès la première année de licence, leur géographie leur est irréductiblement propre, même s’il y a des règles communes à respecter. Il y a autant de façon de décrire la Terre que de la regarder ; il y a pourtant tout un vocabulaire à apprivoiser, des outils à découvrir, des réflexes à acquérir, une boîte à idées sans fond dans laquelle apprendre à puiser.

Stage de terrain en Baie de somme (mai 2015)

Stage de terrain en Baie de somme (mai 2015)

Comme nous tous, je crois, je ne fais pas de la géographie mais ma géographie, c’est ensuite à travers les échanges, les discussions, les conseils de lecture, le travail si important de relecture, que peu à peu ma géographie devient de la géographie.

 

Quels textes, auteurs, ont influencé vos travaux et comment ?

 

Plutôt qu’une lectrice influencée ou infusée de textes et d’auteurs, je suis une lectrice utilitaire et a posteriori. Généralement, lorsque je pars sur une idée de recherche, je commence à « débroussailler » la piste par des entretiens, des discussions, des collectes d’informations sur place puis je me mets à chercher les écrits concernant le champ dans lequel s’inscrit le sujet, une fois que j’ai déjà fait émerger une question, un cadre, des facteurs explicatifs. Je me rends parfois alors compte que certaines intuitions sont en réalité déjà formalisées, bien mieux que je ne saurai le faire !

Evidemment, des auteurs et des phrases émergent de ces lectures, comme celle du philosophe Michel Serres, dans son Atlas (1994) : « Qu’est-ce que la vie ? Je ne sais pas. Où habite-t-elle ? En inventant le lieu, les vivants répondent à cette question. » Il y a de cela dans mon approche géographique : une envie de saisir la vie par le lieu et sa complexité par les lieux. Dans des registres et sur des espaces très différents, un ouvrage comme Pays, paysans, paysages d’Algérie de Marc Côte m’a beaucoup marquée par son exhaustivité apparemment simple, faite de croquis. Les écrits de Joël Bonnemaison, avec son interrogation permanente sur le rapport à l’altérité, m’ont escortée d’île en île. Je citerais aussi les analyses et la force évocatrice du géographe Georges Anglade, disparu en 2010, qui donnait si bien à lire et à saisir « son pays d’Haïti », la « nissonologie » d’Abraham Moles, science des îles dont la pertinence est en perpétuelle discussion, les Mythologies de Roland Barthes et Le miroir des idées de Michel Tournier, pour la gourmandise !

 

La géographie n’est guère aimée du grand public. Que suggérez-vous pour changer cette situation ?

 

Je ne suis pas d’accord. Je ne sais pas si la géographie est de plus en plus aimée, mais il me semble qu’elle est en tous cas de plus en plus consommée. La demande d’explication des processus complexes à l’œuvre sur la planète et de décryptage des phénomènes systémiques ne me paraît pas être cantonnée au monde universitaire. La prolifération d’atlas qui donnent l’impression, certes trompeuse, de pouvoir tout comprendre d’une situation et d’un territoire, en un coup d’œil, semble révélatrice d’un certain appétit géographique. Il me semble que le grand public apprécie désormais une géographie moins nourrie de nomenclatures et de connaissances factuelles (les départements, les capitales, les préfectures, les affluents, etc.) et davantage d’explications et d’expériences intimes.

Ce « grand public » est passé par l’école primaire puis, généralement, secondaire. La géographie y a longtemps été transmise par des enseignants ayant avant tout une sensibilité d’historiens, et qui prenaient davantage de plaisir à raconter l’histoire qu’à faire « apprendre des chiffres » et « faire faire des cartes ». Mais le concours du CAPES évolue et est dorénavant bi-disciplinaire (tri-disciplinaire avec l’éducation civique) ; les candidats se doivent d’être aussi pédagogues dans leur transmission de l’histoire que de la géographie. Cela peut contribuer à faire évoluer le rapport à une discipline par ailleurs très fortement sollicitée par l’actualité : c’est souvent aux enseignants d’histoire et géographie que l’on a demandé d’expliquer les attentats du 13 novembre.

Un des reproches des élèves à la discipline est, d’après un échange récent avec des lycéens, qu’on « leur parle tout le temps de la mondialisation et du développement durable ». S’il y a du désamour, c’est un désamour du prêt-à-penser, pas de la géographie. Inciter les gens, petits et grands, diplômés ou non, à exercer leur aptitude à lire la manière dont les interactions entre les hommes et leur environnement s’inscrivent dans l’espace me paraît à la fois ludique et fondamental.

 

Quels efforts accomplissez-vous personnellement dans cette direction ?

 

Je tente de contribuer à tisser des liens entre l’université et le monde de l’enseignement secondaire. Il me semble important de ne pas hésiter à prendre la route pour aller faire des interventions dans les lycées et les collèges. Comme les Cafés géo, le Festival international de géographie (FIG), qui a lieu tous les ans à Saint-Dié-des-Vosges, permet le brassage des publics. Il a cette année été proposé aux classes du secondaire de réaliser des posters scientifiques ; les retours de certains enseignants sur l’engouement des élèves pour cet exercice de construction et de mise en images d’une réflexion montrent que la géographie peut être aimable, et enthousiasmante !

Utiliser des supports de recherche comme les films peut également faciliter l’entrée du public en géographie. Le travail effectué avec Marie Bodin (film « Haïti : La vie en jeux ») puis Emmanuel Cano (« Demain est un secret. Le Timor oriental entre en lice ») a ainsi permis une diffusion bien plus importante que les articles scientifiques parallèles. Les films peuvent plus aisément retourner sur les lieux où ils sont nés pour y être diffusés et induire des échanges, des circulations.

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