Abandon du projet de Notre-Dame-des-Landes : et maintenant ? Entretien avec Cécile Rialland-Juin

Le 17 janvier dernier, le premier ministre Edouard Philippe annonçait publiquement l’abandon du projet particulièrement controversé d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Pour mieux comprendre les enjeux d’un projet qui n’a cessé de se complexifier au fil des années, nous avons demandé à Cécile Rialland-Juin, géographe à l’université d’Angers et membre du laboratoire LETG, de revenir pour nous sur la genèse d’un projet dont l’abandon suscite aujourd’hui autant d’interrogations qu’il n’apporte de réponses.

 

Le gouvernement vient d’annoncer l’abandon du projet particulièrement controversé de transférer l’aéroport de Nantes Atlantique vers le territoire de la commune de Notre-Dame-des-Landes. Quand est né ce projet et pourquoi a-t-il donné lieu à une opposition ?

 

Le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes a pour origine l’ambitieuse politique d’aménagement du territoire initiée dans les années 1960 sous le gouvernement du Général De Gaulle. En pleine période de croissance, celle-ci reposait notamment sur la mise en place des « métropoles d’équilibre » capables de contrer le « surpoids » de Paris.

C’est avec la volonté d’accompagner le développement de l’aire métropolitaine de Nantes-Saint-Nazaire que l’idée d’un grand aéroport à vocation internationale, voire intercontinentale, voit le jour. L’aéroport de Château Bougon (l’actuel aéroport Nantes-Atlantique), implanté depuis l’entre-deux guerres à seulement 3 kilomètres au sud-ouest de la ville, avec son trafic ne dépassant pas 200 000 passagers, ne pouvait servir cette ambition.

Malgré la mise en sommeil du projet en raison des crises pétrolières de 1973 et 1979, de la stagnation du trafic aérien de Château Bougon et de l’arrivée du TGV en 1989 à Nantes, la situation continuent toutefois d’évoluer. Une bonne partie des terrains a, par exemple, été acquise par le Conseil général qui en fait une réserve foncière, laquelle pourrait servir, qui sait, à d’autres usages. Parallèlement, les élus et la DDE (Direction départementale de l’Equipement) délivrent volontiers des permis de construire autour du secteur (on ne peut geler pendant des années le développement périurbain à proximité de la métropole). Les conséquences de ces décisions ne se font pas attendre : pendant toute cette période, les populations des communes voisines de Notre-Dame-des-Landes augmentent rapidement.

Il faut attendre l’an 2000 pour que le projet aéroportuaire soit relancé par le gouvernement de Lionel Jospin, avec son inscription au Schéma de Services Collectifs de Transports. Il ne s’agit plus d’un aéroport pour le Concorde des années 1970, ni d’un troisième aéroport parisien des années 1990, mais, dans une perspective d’aménagement du territoire, d’un aéroport pour le Grand Ouest. En 2007, l’argument du Grenelle de l’environnement de refuser l’ouverture de tout  nouvel aéroport est rejeté du fait qu’il s’agit d’un transfert des activités de Nantes Atlantique sur le nouveau site. Le 10 février 2008, le décret de DUP est signé.

À partir de 2008, le projet de construction de l’aéroport devient l’ « affaire Notre-Dame-des-Landes ». Les acteurs face à face se font plus nombreux, plus divers, plus radicaux et les enjeux dépassent les horizons locaux et régionaux. Loin de calmer les oppositions, la décision de 2008 les radicalise. A l’ACIPA et à l’ADECA [1] se joint, en 2009, une association des élus opposés au projet qui, en quelques mois, regroupe près de 1 000 élus dont plus de 580 pour le seul département de la Loire-Atlantique. Ce CéDpa (Collectif d’Elus Doutant de la Pertinence de l’Aéroport de Notre-Dame-des-Landes), comprend des élus de toutes les formations politiques, y compris du Parti Socialiste.

Le projet est porté par les collectivités locales (la Communauté urbaine de Nantes Métropole, quatre Conseils généraux et deux Conseils régionaux). Un syndicat mixte aéroportuaire regroupe 22 collectivités locales, dont certaines de la région Bretagne. La chambre de commerce de la Loire-Atlantique défend le projet au nom du développement économique, de même que le MEDEF des Pays de la Loire. L’ACIPRAN (Association Citoyenne Pour la Réalisation d’un Aéroport International sur le site de Notre-Dame-des-Landes), créée en 2003 et relancée en 2012 sous l’appellation des « Ailes pour l’Ouest », entend mettre en avant l’emploi et le développement au nom de la majorité silencieuse.

En 2010, est signé entre l’Etat et l’entreprise Aéroports du Grand Ouest (AGO), filiale de Vinci, le contrat de concession de 1 426 ha pour 55 ans, dans le cadre d’un partenariat public-privé. L’entreprise a en charge le financement, la conception, la construction et l’exploitation dans le cadre d’une délégation du service public. Le coût de la réalisation est évalué en 2006 à 560 millions d’euros, non compris le coût des accès routiers et ferroviaires, non chiffrés.

 

Dans un article coécrit en 2013 avec Jean Renard sur le site de Géoconfluences, vous montrez que ce projet d’aménagement a donné lieu à un complexe jeu d’acteurs aux objectifs parfois opposés. Qui sont-ils et quels sont leurs arguments ?

 

Pour les promoteurs, il y aurait eu un impact, limité dans le temps mais réel, sur l’emploi local, lors de la construction. La croissance attendue des trafics aurait également conduit à la création d’emplois (les études d’AGO parlent d’un emploi direct et 2.8 emplois indirects créés pour 900 passagers). Pour l’image de la ville, voire du Grand Ouest, un nouvel aéroport, prenant en compte les problèmes d’environnement et de desserte, aurait été un facteur attractif.

Les arguments des opposants sont plus variés. Pour certains, qui se situent dans une perspective de décroissance, de lutte contre le réchauffement climatique et du déclin de la biodiversité, l’argument de fond tient au non-sens du développement du transport aérien pour le futur. Aussi la consommation de 1 650 ha d’espaces agricoles pour le périmètre de l’équipement, auxquels s’ajouteront les futures voies d’acheminement, serait une aberration économique et écologique. Pour d’autres, il  n’y a pas saturation à court et moyen terme des capacités de l’aéroport actuel. Ils militent pour une optimisation des équipements de l’aéroport de Nantes Atlantique – solution trop rapidement écartée lors de l’enquête publique. Ils ajoutent une question de coût car le montant des travaux connexes d’un nouvel aéroport en termes de desserte routière et ferroviaire n’a pas été chiffré et serait à la charge des collectivités locales. Ils s’étonnent de la non-utilisation de la voie ferrée existante entre le centre-ville et l’actuel aéroport de Nantes Atlantique, voie ferrée reliée à l’ensemble du réseau ferré et curieusement oubliée par les concessionnaires d’hier et d’aujourd’hui. Les opposants démontrent que des aéroports étrangers ont des trafics en nombre de passagers et en nombre de mouvements bien supérieurs avec la même emprise au sol et une piste unique.

 

Plus généralement, ce projet d’aéroport pose la question du développement, en France, du transport aérien et de la volonté des décideurs publics de faire émerger de nouveaux pôles. L’abandon du projet renforce-t-il finalement la toute-puissance parisienne sur le Grand Ouest ?

 

La France est l’Etat qui dispose du plus grand nombre d’aéroports en Europe. Cette situation se retrouve dans l’Ouest où, même si celui de Nantes est de loin le plus important, il existe un vrai réseau d’aéroports organisé autour de ceux de Rennes, Brest, Angers et d’autres plus petits.

Tous les géographes spécialistes des questions aéroportuaires disent la même chose : il y a deux hubs en France et ils sont à Paris. On peut ajouter celui de Nice quant aux liaisons longues distances. Tous les autres se limitent à l’espace européen. Chacun sait, les compagnies aériennes les premières, que les vols transatlantiques réguliers et à longue distance, ne sauraient être assurés par les aéroports de province. Dans le cas de Nantes, il faut souligner que l’augmentation des trafics repose majoritairement sur les vols de vacance proposés par les compagnies « low-cost », vols qui sont d’un intérêt limité pour l’économie locale et le développement des territoires de l’Ouest. Ajoutons que ces destinations sont souvent fragiles car de type uniquement touristiques et donc impactées par les événements politiques locaux.

Enfin, les effets des LGV (lignes à grande vitesse) réalisées, en construction ou en projet dans l’Ouest restent à considérer. Le tracé de la LGV Le Mans-Rennes, en ligne directe, a obéré une bonne desserte de Nantes en faveur de Rennes. Il y avait eu entre les élus des deux villes comme un accord : à nous la LGV, à vous l’aéroport. De même la LGV Tours-Bordeaux conduira les populations du nord du bassin Aquitain à privilégier les aéroports parisiens. Pour qu’il y ait un basculement significatif des passagers en faveur de l’aéroport de Nantes, il faudrait qu’il offre une large palette de destinations hors d’Europe et du Bassin méditerranéen, avec des vols fréquents et réguliers. Ce n’est pas le cas.

 

Sait-on aujourd’hui ce que va devenir la Zone d’aménagement différée (ZAD) où il était prévu de construire le nouvel aéroport ?

 

Précisons tout d’abord que sur les 1 650 hectares, seulement 800 hectares sont la propriété d’AGO-Vinci. Dans l’attente du début des travaux, ces terres ont été louées sous forme de baux précaires à quelques exploitants, longtemps menacés d’expulsion. Plus de 700 hectares sont encore aux mains de propriétaires privés qui ont toujours refusé l’expropriation malgré la DUP de 2008. C’est donc sur les 800 hectares d’AGO-Vinci que le débat sur l’avenir des terres se porte. Le Premier Ministre Edouard Philippe a évoqué dans sa déclaration du 17 janvier dernier que les terres de la ZAD resteraient agricoles.

Actuellement, les parcelles agricoles de la ZAD recouvrent trois réalités :

  • 400 hectares, essentiellement situés au nord de la ZAD, sont cultivés au sein de quelques exploitations dites « historiques » dans la mesure où elles ont fait l’objet d’expropriations dès les années 1970 et ont, à chaque génération, refusé tout accord avec les promoteurs du projet aéroportuaire.

  • 250 hectares sont occupés par environ 150 à 300 alternatifs et paysans proches de la confédération paysanne (COPAIN 44). Rassemblés sous le terme générique de « zadistes », ces personnes, en rupture avec le modèle de société capitaliste et opposés au projet aéroportuaire jugé emblématique des « Grands Projets Inutiles Imposés » (GPII), sont motivées par la mise en pratique d’un mode de vie alternatif et de décroissance. Regroupés en « collectifs », ces occupants se répartissent sur une soixantaine de lieux (fermes et habitations vouées à la destruction et habitats auto-construits). Parmi eux une vingtaine de sièges d’exploitation sont aujourd’hui habités et associés à une agriculture vivrière.

  • 550 hectares sont exploités par des agriculteurs qui ont bénéficié d’une redistribution de terres agricoles par l’entremise de la chambre d’agriculture sous forme de baux précaires annuels, suite à des départs en retraite d’exploitants agricoles ou de renonciation au bail contre indemnités d’éviction.

  • 450 hectares, enfin, ne sont pas utilisés par l’agriculture, il s’agit des bois, de friches, bâtis, routes et chemins.

Dès le printemps 2014, dans un contexte de report de travaux d’aménagement, des réunions publiques autour de la question du devenir des terres de Notre-Dame-des-Landes ont été initiées par les occupants de la ZAD. Elles rassemblaient les exploitants « historiquement » en lutte (ADECA), des « paysans-occupants » (COPAIN), les « zadistes » (mouvement altermondialiste) et autres « citoyens-sympathisants » (ACIPA, CeDepa, etc.). Des échanges très larges interrogent le modèle de société à développer sur ce lieu de conflits et d’autres ont abordé le partage et usage des terres entre les différents acteurs en présence. Légalement, les propriétaires et exploitants expropriés retrouveront, s’ils le souhaitent, leur droit d’usage et de propriété.  Pour le reste des terres, c’est-à-dire les 800 hectares concédés à la société AGO, les opposants s’interrogent sur leur avenir et avancent plusieurs hypothèses.

  • La première porte sur la mise en vente ou la location des terres à des propriétaires ou exploitants par les pouvoirs publics via la SAFER. L’essentiel des terres redistribuées iraient alors à l’agrandissement des exploitations en place. L’après Mirabel, au Canada, témoigne d’un tel scénario.

  • Une seconde hypothèse repose sur la mise place d’une entité juridique, capable de gérer collectivement la rétrocession des terres, afin d’éviter que la réserve foncière n’aille qu’à l’agrandissement d’exploitations individuelles. A ce titre la Société Civile des Terres du Larzac (SCTL) créée à l’issue du conflit en 1985 sert de référence. Celle-ci organise une gestion collective de plus de 6 000 hectares de terres grâce à la conclusion avec l’Etat d’un bail emphytéotique de 99 ans. La structure, qui rassemble tous les agriculteurs et résidents, est administrée par un conseil de gérance d’une dizaine de  membres. Celle-ci attribue les exploitations, fixe le montant des baux ruraux et élabore des règles de gestion entre les différents usagers du foncier (agriculture, chasse, tourisme, etc.). En favorisant l’installation en fermage la SCTL a contribué au maintien de 25 sièges d’exploitation, à la location d’une trentaine de bâtiments pour des non-agriculteurs et à la signature d’une dizaine de baux de chasse avec des associations communales. Implantée sur 12 communes, celle-ci constitue un véritable outil de développement territorial auprès des collectivités, du Parc Naturel Régional des Grands Causses et d’autres associations civiles. Cette initiative montre qu’une gestion collective de l’usage des terres est possible à grande échelle.

La création d’une entité juridique de type Société Civile Immobilière (SCI), Groupement Foncier Agricole (GFA) ou autre, soulève à son tour la question de son fonctionnement, tant les acteurs en présence et les situations foncières associées sont ici multiples et variées. Aux côtés des agriculteurs « historiques » qui aspirent à habiter et à poursuivre leur activité, les paysans et occupants de la ZAD entendent conserver et développer le bâti et les structures collectives qu’ils ont contribué à mettre en place. Aussi s’accorde-t-on à imaginer, au sein d’une entité juridique de type GFA, la coexistence de projets agricoles conventionnels aux côtés de structures collectives avec ou sans reconnaissance juridique à l’image des « communaux », largement répandus en France avant la Révolution de 1789. Il s’agit de sols souvent pauvres et à la marge du finage villageois, qui sont utilisés en commun et comme pâture d’appoint pour le bétail par la paysannerie. Ces biens communs ont progressivement disparu suite aux lois révolutionnaires de 1789-1793 au profit d’une appropriation individuelle des terres. Jusqu’à la fin du XIXème, on retrouve localement des structures de ce type en « communaux de lande » largement développés sur les paroisses du secteur. Pour les collectifs, l’enjeu est de préserver sans droits ni titre mais de fait près de 250 hectares au sud de la ZAD, constitués de petites exploitations vivrières, de jardins partagés et expérimentations diverses visant l’autonomie et l’utilisation parcimonieuse des ressources, où chacun entend faire valoir le bien commun sur l’intérêt privé.

 

La solution de repli semble désormais l’agrandissement et la modernisation de l’aéroport Nantes-Atlantique. Pourtant, de nombreuses oppositions, notamment chez les populations locales, commencent déjà à se faire entendre. Ces tensions peuvent-elles donner lieu à de nouveaux « Notre-Dame-des-Landes » ?

 

L’alternative d’aménager l’aéroport actuel a été étudié tardivement et sous la pression des élus opposés au projet de Notre-Dame-des-Landes. Ces derniers le jugeaient disproportionné face aux besoins. L’amélioration de la plateforme actuelle mériterait de nouvelles études visant prioritairement à limiter l’impact du trafic aérien sur les populations riveraines et les milieux naturels sensibles, plutôt que la modernisation des équipements d’un aéroport par ailleurs consacré en 2013 « meilleur aéroport européen » par les responsables de 200 compagnies aériennes régionales.

 

 

Pour aller plus loin

 

RIALLAND-JUIN C., Le conflit de Notre-Dame-des-Landes: les terres agricoles, entre réalités agraires et utopies foncières Norois, 238-239,  2016.

RIALLAND-JUIN C., Le projet d’aéroport de Notre Dame des Landes : un aménagement conflictuel, Conflits et territoires, Conférence INRA AgroParis Tech 29 avril 2014.

RIALLAND-JUIN C., RENARD J. Le projet d’aéroport de Notre Dame des Landes : les rebonds d’un aménagement conflictuel, corpus documentaire en ligne Géoconfluences, Direction Générale de l’Enseignement Scolaire et l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, février 2013.

 


[1] Respectivement l’Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et l’Association de Défense des Exploitants Concernés par l’Aéroport.

 


 

Sur le même sujet, retrouvez sur notre site la tribune d’Alain Miossec : Notre-Dame-des-Landes, plus d’incertitude que de certitudes ?.

1 Comment on Abandon du projet de Notre-Dame-des-Landes : et maintenant ? Entretien avec Cécile Rialland-Juin

  1. Très bonne synthèse sur le sujet avec des données précises. Merci

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