La géographie, une histoire de frontières. Entretien avec Benoît Goffin et Céline L’Hostis

« À la fois ponts et murs infranchissables, fantasmes et réalités incarnées, les frontières ne se limitent ni à une ligne tracée sur une carte, ni à un poste de douane ou une rangée de barbelés ». Ainsi commence l’ouvrage Dictionnaire insolite des frontières (Cosmopole, 2023) de Benoît Goffin et Céline L’Hostis consacré à cette objet si évident, mais aussi si complexe qu’est une frontière. Plongée avec les deux auteurs dans un voyage géographique, politique et poétique le long de ces lignes de faille sur lesquelles se déploient et se pensent nos sociétés.

 

Quelle est la genèse de cet ouvrage ?

 

Il faudrait remonter très loin ! Tout commence sans doute avec des yeux d’enfant devant un planisphère sur un mur et une fascination pour l’ailleurs. Puis des cours d’histoire où les territoires passent d’un royaume à un autre, des batailles, des chevaliers, des pirates…
Il y a aussi une passion pour géographie et ses curiosité : la frontière sur l’île de Barthelemy entre la France et les Pays-Bas est aussi une frontière extérieur de l’UE ; sur l’Ile de Chypre, la monnaie est l’Euro ; jusqu’il y a deux ans, la Croatie était physiquement coupée en deux…

L’ambition de ce dictionnaire était donc de mettre en mots ces curiosités, mais aussi de proposer un voyage pour des endroits insolites et inattendus : traverse-t-on une frontière en entrant dans une ambassade ? En pénétrant à l’ONU ? Dans un cimetière américain en Normandie ? Les frontières permettent de beaux voyages, dans le temps comme dans l’espace. Mais l’ouvrage montre que le concept est bien plus vaste, et que de nouvelles frontières apparaissent – avec des entrées sur la lune, les fonds marins ou Internet.

 

Vous assumez dès l’introduction la dimension subjective de ce livre. Comment avez-vous choisi les entrées de votre dictionnaire ?

 

Avec un tel sujet, il est évidemment impossible de faire un dictionnaire exhaustif. Nous avons cherché des entrées pour éclairer le plus d’aspects des frontières possibles, en variant les approches, les continents ou les époques. Par exemple si nous évoquons des points de tensions majeurs (Cachemire, Crimée, Palestine, Taïwan), nous avons tout fait pour que le dictionnaire ne soit pas un catalogue. Evidemment nous avons écrit cet ouvrage avec notre histoire et notre bagage culturel : d’autres auteurs auraient certainement fait d’autres choix. Mais ce qui importe n’est pas les exemples choisis mais le portrait qu’il dresse du phénomène « frontière ».

 

En quoi faire le choix du micro-local, de l’anecdote, de la petite histoire, peut permettre de comprendre ce qu’est une frontière et la manière dont elles fonctionnent ?

 

Prenons l’exemple de l’île de Hans. En 2022, non sans fierté, le ministre des Affaires étrangères danois a déclaré « voici comment l’amitié et la diplomatie peuvent résoudre des conflits pacifiquement » : un accord sur la frontière venait d’être signé avec le Canada au sujet de l’île de Hans, dans le Grand Nord. C’est très révélateur de l’impact qu’on les frontières dans nos imaginaires, les passions qu’elles déchainent. Les portés symboliques sont immenses.

Il a fallu 49 ans à deux des plus grands Etats du Monde – alliés ! – pour couper en deux une île de 1,3 km2 sans aucun intérêt stratégique (la frontière maritime était-elle déjà définie). Durant ces années, des patrouilles maritimes ont hissés des drapeaux, laissé des bouteilles de whisky canadien et de schnaps danois. Un ministre canadien s’est même rendu sur place… On peut aussi penser à un petit temple que la cour internationale de justice a attribué au Cambodge : impossible d’abaisser le drapeau pour les Thaïlandais qui ont déterré le mat, pour le replanter en haut d’une colline voisine. Parler d’une frontière n’est jamais anecdotique car elle renvoie à l’histoire et à l’identité.

 

Vous accordez une place particulière à la dimension mythologique des frontières et à leur capacité à susciter rêves et fantasmes. Comment appréhender cette dimension impalpable mais bien réelle des frontières ?

 

La frontière sépare le « nous » du reste. Au-delà d’un aspect territorial, elle a donc vocation à définir une identité et une appartenance. Les Etats-Nations apparus au XIXe en sont un exemple éclatant. Elle est là pour marquer une limite et différence. Or l’Homme est ainsi fait qu’il souhaite toujours repousser ces frontières, aller voir de l’autre côté, se confronter à l’inconnu comme le héros du Rivage des Syrtes de Julien Gracq que le Fargestan attire comme un aimant ou Alexandra David-Néel prête à tout pour dépasser le monde connu et explorer des territoires encore vierges. Qui n’a pas rêvé, enfant, d’explorer le monde au-delà des frontières connues. Aujourd’hui, si toutes les terres de notre planète ont été explorées, d’autres contrées restent à découvrir : les océans, les fonds marins, l’espace, le numérique, etc.

 

Vous terminez votre introduction en invitant « à bousculer nos idées préconçues pour repenser notre conception des frontières ». En quoi la rédaction de cet ouvrage à bousculer vos propres représentations des frontières ?

 

L’ouvrage montre combien les tracés des frontières se jouent durant l’histoire sur un lancement de dés. Un grain de sable aurait pu tout faire basculer. Il nous apparait clair qu’aucune frontière n’est naturelle. Toute identité n’est qu’une construction à la fois artificielle et réelle. L’ouvrage montre que toutes ces identités sont en perpétuelle évolution, rien n’est figé et rien ne peut se figer. Certaines frontières, consacrées par le droit international, qui nous semblent gravées dans le marbre sont en réalité très récentes.
Enfin, l’ouvrage montre l’importance des frontières aujourd’hui dans un monde en recomposition, et le défi que leur organisation pose dans le cadre de la souveraineté. Pour l’Europe, il s’agira notamment de protéger son économie et ses citoyens (par exemple avec des normes) en trouvant l’équilibre entre ouverture au monde et protection de son économie et de son territoire. La concurrence entre les grandes puissances est implacable. Par exemple, grâce à l’extraterritorialité de leurs lois, les Etats-Unis ont pu condamner des entreprises européennes à plusieurs milliards d’euros d’amende pour leurs actions en Iran ou à Cuba.

 


Dictionnaire insolite des frontières

Benoît Goffin & Céline L’Hostis

Editions Cosmopole, 2023

978-2-84630-216-6

 

 

 

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