« Arabie saoudite. Islam et art contemporain », par Jean-Louis Gouraud

Musée national saoudien de Riyad

C’est au galop – et à la cravache – que le jeune prince héritier d’Arabie saoudite, Mohamed Ben Salmane, 38 ans (huit ans de moins que Macron) a mené sa carrière et conquis un pouvoir aujourd’hui presque absolu. C’est à la même vitesse et avec les mêmes méthodes qu’il entend transformer son pays, en remplaçant au besoin la cravache par le sabre, dont deux spécimens figurent toujours – le message est clair ! – aux armoiries du royaume.

Après avoir bousculé en 2017 princes et affidés qui s’étaient enrichis de façon un peu trop arrogante (300 milliardaires enfermés au Ritz-Carlton de Riyad jusqu’à restitution au Trésor des sommes détournées : environ 800 milliards de dollars récupérés, d’après la presse anglo-saxonne) et procédé en 2020 à une purge sévère parmi les autres prétendants au trône (quatre princes possiblement héritiers mis à l’écart), l’intrépide jeune homme s’en est pris aux caciques du wahhabisme, une version rigoriste du sunnisme en vigueur Arabie depuis les débuts de la dynastie saoudienne.

Autorisant les femmes à voyager, conduire une voiture, créer une entreprise sans la présence d’un père, d’un frère ou d’un mari, tolérant des divertissements jusque-là interdits (cinéma, musique, etc.), il a sans doute mécontenté une bonne partie des oulémas, mais surtout déclenché un bouleversement radical de la société, dont tous les visiteurs peuvent constater aujourd’hui l’ampleur et l’incroyable vitesse à laquelle il se produit.

Un récent séjour dans la région d’Al Ula m’a donné l’occasion d’en vérifier moi-même quelques aspects : la présence de femmes plus ou moins voilées à la terrasse de cafés ou bars à chicha, l’attroupement de jeunes filles se trémoussant au son du concert improvisé dans une rue passante par un guitariste electro, l’accueil à visage découvert dans les hôtels, restaurants et lieux touristiques de la région…

Parmi tous ces indices d’un profond changement, il en est un qui m’a spécialement intrigué ou « interpellé » comme il faut dire aujourd’hui.

En voulant ouvrir son pays au monde, Mohamed Ben Salmane (couramment désigné sous ses seules initiales, MBS) a non seulement laissé se multiplier les salles de spectacle mais aussi les lieux d’exposition. Dans ces dernières, qu’y trouve-t-on ? Principalement – ô stupeur ! – de l’art contemporain ! Le plus étonnant n’est pas tant cette intrusion soudaine et massive d’une esthétique fort éloignée de celle à laquelle les Saoudiens ont été accoutumés pendant des siècles que le fait que ces lieux attirent réellement les foules, qui y viennent en famille.

Pour s’en tenir à ce que j’ai vu, et donc à la seule région d’Al Ula, il faut mentionner au moins trois sites entièrement dédiés à l’art contemporain.

Il y a d’abord cette grandiose vallée de plusieurs kilomètres dans laquelle on circule en petites voitures électriques pour découvrir au creux d’un virage, ou au détour d’une roche de grès, des installations souvent surprenantes signées d’artistes, connus ou inconnus dont les noms indiquent des origines forts diverses : Giuseppe Penone, Kader Attia, Karola Braga, Basmah Felemban, Sara Alissa, Monira Al Qadiri, Tino Sehgal.

Il y a également, au cœur de la vieille ville, une palmeraie dans laquelle sont installées les œuvres créées sur place par des artistes – arabes ou non – venus ici en résidence, sur invitation de la Commission Royale et de l’Agence française pour le développement d’Al Ula.

Il y a enfin des expositions temporaires d’art contemporain en différents lieux de ce vaste domaine de déserts et d’oasis dont MBS a décidé de faire un des principaux hauts lieux culturels du royaume, comme (par exemple) dans une extraordinaire structure ultramoderne (Maraya), entièrement recouverte de miroirs dans lesquels se reflète le paysage environnant. Ce palais futuriste, planté au milieu de la vallée d’Ashar, contient une gigantesque salle de concert et de spectacle, et quelques salles d’exposition, dédiées elles aussi à l’art contemporain, et connaissant elles aussi une fréquentation telle qu’il faut parfois attendre qu’elles se désengorgent pour pouvoir y pénétrer.

Tout cela n’est qu’un début, puisqu’on nous annonce la signature récente (mars 2023) d’un accord de coopération avec le Centre Pompidou en vue de la création sur place d’un musée d’art contemporain !

Comment expliquer un tel engouement ?

L’art islamique, on le sait, n’est pas un art figuratif. Il ne consiste pas à reproduire la vie : au contraire, toute représentation d’un être vivant pourrait être considérée comme une insolence, une arrogance, une tentative de concurrencer le Créateur. Or, c’est bien connu, « il n’y a de dieu que Dieu » (et Mohamed est son prophète). Raison pour laquelle l’art islamique, du moins dans le monde sunnite, est exclusivement décoratif.

L’art contemporain n’a pas, lui non plus, d’ambition figurative. Voilà pourquoi peut-être est-il plus acceptable à l’œil d’un musulman qu’une œuvre de l’art classique ou de l’art moderne issue du monde chrétien ?

Ce n’est là qu’une hypothèse, qu’on peut naturellement rejeter, pour ne voir dans ce succès de l’art contemporain en Arabie saoudite qu’un effet de mode savamment orchestré par des galeristes anglo-saxons ravis de trouver là un nouveau marché, ou comme un simple mouvement de curiosité de la part d’une population longtemps privée de toute distraction et de toute ouverture au monde, avide de modernité et disposée à faire un triomphe à n’importe quelle nouveauté venue d’ailleurs ?

 

Jean-Louis Gouraud

 

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