Moscou, janvier 2024. Une capitale paisible dans un monde en guerre ?, par Jean Radvanyi

Après plus de deux ans d’absence pour cause de COVID puis de guerre en Ukraine, je reprends contact avec Moscou sous la neige et le froid.

Etait-ce raisonnable d’effectuer ce voyage ? Comment justifier de se rendre dans un pays en guerre si l’on n’est pas journaliste en mission ? Un pays qui, de surcroit, punit ceux de ses citoyens qui osent prononcer publiquement ce mot de guerre ! J’ai un visa lié à mon activité cinématographique, obtenu avant l’invasion du 24 février, et voici deux ans que j’hésite. Mais comment demeurer pertinent dans l’analyse d’une telle situation sans accès au terrain, à l’évolution de ce pays, aux chercheurs que je connais de longue date ? Je pense à mes jeunes collègues, dont la Russie est le terrain de recherche et à qui on recommande de ne plus s’y rendre. Ils sont contraints de changer de sujet ou d’inventer des chemins aléatoires pour récolter les sources nécessaires à leurs recherches. Je suis à la retraite et sans plus d’enjeu de carrière. Mais y aller, n’est-ce pas une forme d’acceptation d’une situation insupportable ? Autant de doutes qui ont retardé ma décision.

Je vais vite me rendre compte de la situation étrange dans laquelle se trouvent ceux de nos collègues russes, restés en Russie. En effet, même parmi ceux, nombreux, qui n’appuient ni cette stratégie belliciste ni la dérive autoritaire du régime, tous n’ont pas le choix de partir. Certains estiment aussi que leur place est ici, et non de tenter une intégration incertaine dans une université, un pays étranger. Or, depuis février 2022, ils sont pratiquement coupés de toute coopération avec leurs anciens collègues occidentaux ; la plupart des revues ont cessé de desservir les bibliothèques russes. On peut certes encore échanger par zoom, par WhatsApp, mais comment se fier à ce semblant de transparence ? Les liens se distendent, inévitablement ; des liens substantiels qui ne sont pas prêts d’être remplacés par le « pivot vers l’Asie », alternative prônée par le pouvoir. Car ce sont des siècles d’échanges, d’interpénétration culturelle qui sont aujourd’hui menacés. La situation de nos collègues est d’autant plus extraordinaire qu’ils sont pris dans l’étau de l’espèce de dérive paranoïaque qui déferle dans leur pays : d’un côté on dénonce les « agents de l’étranger », ceux qui reçoivent ou ont reçu des subsides des pays dits inamicaux. On déconseille ces contacts s’ils en ont maintenus et certains consultent chaque semaine la liste de ces « agents » dans la crainte d’y figurer. Mais d’un autre côté, leur carrière dépend du nombre d’articles dans des revues classées selon les critères internationaux, alors que pratiquement toutes sont justement éditées dans ces pays-là.

Concrètement, l’entrée en Russie, via Tbilissi puis l’aéroport de Vnukovo est simple. Et je reprends contact avec une capitale que je connais bien et que je retrouve dans une ambiance quelque peu irréelle : la capitale d’un pays lancé dans une guerre atroce mais où tout est fait pour que ses usagers ne ressentent pas réellement sa présence.

La température oscille entre 0° et moins 25° selon les jours et la ville est couverte de neige. Cela fait longtemps que je n’ai pas marché dans une grande ville enneigée. On reprend vite ses habitudes : se méfier des trottoirs sous les toits d’où peuvent tomber des stalactites de glace (en russe, « sosulki ») et où la neige peut cacher de redoutables plaques verglacées [1]. Je marche d’une façon particulière et en fin de journée, je ressens une fatigue différente : ce sont d’autres muscles qui travaillent.

Je reprends contact avec de nombreux collègues et amis avec lesquels toute conversation téléphonique est pratiquement impossible en dehors des vœux ou de formules de politesse convenues. On se méfie du téléphone, même si l’on n’a pas de raison précise d’être sur écoute. Tous ceux que j’ai essayé de joindre ont répondu avec plaisir, contents de rencontrer une vieille connaissance et de pouvoir parler de tout tranquillement. Une sorte de retour aux pratiques soviétiques des soirées animées dans les cuisines. Et une question revient en leitmotiv : comment ai-je trouvé Moscou ? Ma réponse mérite quelques développements.

 

Des infrastructures améliorées et des défauts persistants

 

Je n’étais pas venu depuis novembre 2021, pour la présentation de l’Annuaire de l’Observatoire de la Chambre de commerce franco-russe [2]. Et en ce cours laps de temps, des changements sont notables et largement positifs pour les moscovites ordinaires. Je passe sur le surgissement de nouveaux magasins, grands ensembles et bâtiments de toutes sortes. On continue de construire très activement dans la capitale russe et sa banlieue. Il faudrait faire une cartographie précise pour voir ce qui est vraiment nouveau. Juste un exemple significatif : dans une rue piétonne que je connais bien, derrière le métro Mendeleievskaïa, un nouveau restaurant inonde le quartier d’un mélange de musique américaine country et jazzy. Son nom ? Chicago-Pizza ! D’une façon générale, partout comme avant, des noms de magasins, cafés et restaurants aux consonances US, françaises ou italiennes. Sur ce plan et en dépit des diatribes contre « l’occident collectif », l’influence occidentale demeure prépondérante.

Ce qui me frappe dès le premier jour, ce sont les changements dans les infrastructures de transport et les services. Les lignes de métro se sont démultipliées dont une qui dessert directement l’aéroport de Vnoukovo où j’ai atterri. De nombreuses stations modernes ont surgi, ainsi qu’une nouvelle génération de wagons bien insonorisés, climatisés avec, entre chaque siège, une prise où recharger son téléphone portable (et sur tout le réseau, un accès internet gratuit !). D’ailleurs, si dans les années 60-70 on était frappé par le nombre de passagers en train de lire un journal ou un livre, maintenant pratiquement tous ont le nez plongé dans leur portable ! Partout en ville, des bus électriques –fabriqués en Russie par la Kamaz, la grande usine de camions du Tatarstan- qui proclament fièrement : « plus écologiques, plus pratiques, plus confortables ». A l’intérieur, affichage numérique qui annonce, outre les prochaines stations, la température extérieure, ce jour-là moins 15° et dans la cabine +10°. Or, ça n’a l’air de rien, mais sachant que le moscovite moyen passe au moins deux heures par jour en transport en commun, ce sont des millions de gens qui ont vu en peu d’années leur quotidien notablement amélioré.

Bien sûr, mais ceci n’est pas nouveau, alors qu’il neige en abondance, le trafic est maintenu grâce à une armée de machines et d’ouvriers qui assurent le nettoyage des chaussées et des trottoirs. Ouzbeks, Kirghiz ou Tadjiks pour l’essentiel. Je n’ai pas eu l’occasion de les interviewer sur leurs conditions de vie et de travail ; plusieurs études antérieures ont montré qu’elles n’étaient pas idéales : entassement dans de nouveaux appartements collectifs, racisme latent, statut incertain… Par contre, il y a une nouveauté qui les concerne. En cet hiver neigeux, les rues et les trottoirs sont sillonnés nuits et jours par une armée de livreurs à vélo, le plus souvent électrique à roues larges, de fabrication chinoise. Car le moscovite moderne ne sort plus faire ses courses. Il les commande sur le net et se fait livrer. C’est là un vrai marqueur de la capitale car Rosstat, l’organisme officiel de statistique indique qu’au niveau national, seuls 7 % des Russes ont recours au commerce de détail en ligne (contre 27 % en Chine !). Les amis de mon âge ne pratiquent guère cette nouvelle forme de vie et critiquent vivement le fait que ces livreurs sont devenus de redoutables usagers des trottoirs et encore, j’ai de la chance, la neige rend pratiquement impossible l’usage des trottinettes mais l’été… J’ai interrogé plusieurs de ces livreurs, tous kirghizes. 12 à 13 heures de travail difficile, nuit et jour. Mais ils sont contents car ils gagnent bien. Autant que les taxis me dit un originaire d’Och avec un large sourire. Beaucoup sont à Moscou avec femmes et enfants (privilège de la Communauté économique eurasienne). Mais ici comme ailleurs, des groupes s’agitent pour tenter de réduire le nombre de ces migrants. Un projet de loi en ce sens a même été déposé à la Douma. Sauf que si elle passe, je me demande bien qui va nettoyer les rues !

Il y a cependant des revers à la médaille : en cet hiver particulièrement rigoureux, tout le monde parle de ses conséquences dans les immeubles vétustes, dès que l s’éloigne du cœur de l’agglomération moscovite particulièrement bien soigné par les édiles. Dans une trentaine de villes de la région de Moscou, on a vu se multiplier les exemples de gel de canalisation d’eau et de chauffage (dans la plupart des quartiers, il s’agit de chauffage collectif alimenté par des chaudières centrales souvent en mauvais état) avec des effets spectaculaires, explosion de conduites, inondation des appartements… Difficile de mesurer l’ampleur d’un phénomène qui a fait la une des journaux et provoqué la panique chez les habitants et les dirigeants locaux. On le savait, une partie du parc immobilier, en particulier ce qui reste des HLM khrouchtchéviens, n’a pas été correctement mis en ordre. Les habitants ont reçu gratuitement leurs logements en toute propriété dans les années 1990, mais la remise en état des parties communes a vu s’engager de sourdes batailles entre les nouveaux copropriétaires et les villes. Le froid a révélé les faiblesses de ce système et les services techniques ont fort à faire pour juguler tant bien que mal ce problème.

 

Une guerre peu présente

 

A Moscou, tout semble fait pour que les habitants ne sentent pas réellement que leur pays est en guerre. Certes, à l’entrée de toutes les stations de métro, des agents procèdent à un examen systématique des bagages et gros sacs avec un nouveau système, une sorte de radar manuel censé -je suppose- révéler les objets suspects. Et toujours autant de policiers dans les stations et ce message répété régulièrement : « si vous observez une personne ou un objet suspect, prévenez immédiatement un agent du métro ». C’est une des observations que je pourrais corréler avec l’état de guerre. En fait, il y a d’autres signes. On voit un peu partout, par exemple sur les arrêts d’autobus, des affiches ventant le rôle de l’armée, garante de la sécurité du pays et appelant à la mobilisation de volontaires. Mais cette propagande demeure discrète, comme cette publicité d’une des plus grosses agences de publicité russe montrant une photo d’une jeune fille embrassant un ours avec comme simple slogan : « L’amitié à la Russe ». Tout un programme. Par curiosité, j’ai saisi la version gratuite du journal qui est tendue aux passagers entrant dans le métro. Je lis, en haut de la première page, ce titre : « Nous chasserons les nazis : les Moscovites choisissent le service sur contrat ». En page 5, un reporter est allé interviewer les « Moscovites » qui se pressent dans l’unique (dit l’article) bureau de recrutement des « kontraktniki », ceux qui vont, en grand nombre selon la propagande officielle- s’enrôler pour le front contre des sommes d’argent substantielles. Sauf que les deux exemples qu’il donne sont des provinciaux, l’un de la région d’Oulianovsk, l’autre de Samara (Moskva Vetcherniaia, 17/01/24). Les rumeurs indiquent que pour laisser tranquilles les Moscovites qu’on sait facilement critiques, les autorités enrôlent volontiers des provinciaux, attirés dans la capitale par la somme versée lors de la signature du contrat, plus élevée -dit-on- à Moscou qu’en province.

J’ai aussi posé lors de mes rencontres une question simple : connaissez-vous dans votre entourage immédiat une victime de cette guerre, blessée ou morte au front ? À Moscou dont je ne suis pas sorti, je n’ai eu qu’une seule réponse affirmative, ce qui n’est en rien une démonstration scientifique puisque mon groupe de référence était restreint et qu’on ignore totalement le nombre de victimes de cette guerre, parfaitement dissimulé de part et d’autre. L’un de mes interlocuteurs, volontiers porté sur les mathématiques, m’a fait un calcul un peu alambiqué dont il résultait que selon lui, en définitive, le nombre de soldats enrôlés et ayant effectivement participé aux combats et le nombre de victimes, morts ou blessés, ne représentait qu’une très petite part statistique d’une population de plus de 145 millions d’habitants et qu’il était facile, dans ces conditions pour le pouvoir, de maintenir cette situation où la plupart des Russes parviennent à s’abstraire de cette guerre qu’ils ne voulaient pas mais dont ils savent bien qu’elle fait désormais partie de leur environnement. Beaucoup ne regardent plus la TV, trop anxiogène en dépit des euphémismes employés et ils s’informent sur les réseaux sociaux avec toutes les variantes personnelles possibles, l’utilisation de VPN pour les plus audacieux, la pêche aux informations disponibles sur toutes sortes de canaux dont on sait qu’ils peuvent être écoutés mais qui demeurent encore actifs. Les réseaux occidentaux les plus diffusés, type Youtube ou Google sont souvent indisponibles mais ceux qui le veulent accèdent à des dizaines de réseaux, entre autres sur Telegram. Un système peu fiable, facilement ouvert aux rumeurs et à la propagande officielle dont on connait le pouvoir de manipulation.

Dans le même temps, certains se préoccupent autrement de la guerre et de ses effets. Rue Varvarka, qui longe un côté du tout nouveau Parc Zariadié érigé après la destruction de l’hôtel Rossia, soit à deux pas du Kremlin, des activistes entretiennent depuis des semaines un étrange mémorial funéraire en hommage aux morts du groupe Wagner : des drapeaux nationalistes russes, des fleurs et des cierges, des dizaines de photos de ces hommes et quelques femmes morts au combat dont leur chef, Evgueni Prigojine et ses acolytes, abattus dans leur hélicoptère en aout 2023. Visiblement, cette mémoire-là ne gêne personne.

Une des questions qui revient fréquemment dans mes rencontres est celle de « l’exception moscovite » : jusqu’à quel point la capitale est-elle exemplaire ou au contraire diffère sensiblement de ce qui se passe en province. Je reviendrai sur l’aspect économique et social de ce débat. Sur le plan de la guerre et de sa présence, il existe certainement de grandes différences. Tout d’abord avec les régions directement sur le front comme celles de Belgorod, Koursk, Rostov ou Krasnodar et bien sûr la Crimée annexée par Moscou en 2014. Elles subissent à des degrés divers des attaques régulières de drones ou des attentats. Leurs habitants se sont peu à peu habitué, autant que c’est possible, à ces attaques et aux risques qu’elles entrainent. A ce qu’on me dit, les tensions y sont tangibles. Mais dans bien des cas, après chaque attaque d’envergure, le pouvoir parvient à les retourner en un facteur supplémentaire de motivation patriotique et rien pour le moment ne laisse entrevoir une montée d’un sentiment critique ou pacifiste d’envergure. Des mères ou épouses de soldats réclament leur retour après quelques mois passés au front mais le mouvement des « Mères de soldats » qu’on avait connu très actif lors des guerres tchétchènes a été largement brisé.

Autre chose est le cas des régions qui ont –semble-t-il car aucune statistique fiable n’est disponible- fourni l’essentiel des volontaires, des mobilisés et donc des blessés et des morts. Initialement tout le monde s’accorde à dire qu’il s’agit des régions les plus pauvres du pays, républiques du Caucase nord, de la Volga et de Sibérie méridionale mais aussi certaines régions russes particulièrement déprimées. Au-delà de la grande mobilisation décidée en septembre 2022, les bureaux de recrutement de volontaires y ont rencontré un écho d’autant plus favorable que les familles concernées, accumulant une forte natalité, de nombreux enfants victimes en grandissant d’un chômage latent, se sont vues proposées des sommes très substantielles lors de la signature des contrats puis des soldes importantes et des pensions significatives en cas de blessure ou de décès. Fait nouveau, cela reste à vérifier mais cela correspond à l’état d’esprit annoncé dans un des derniers discours de Vladimir Poutine, on commence à considérer l’enrôlement des volontaires, outre l’aspect financier de la chose, comme une sorte de dette patriotique qui devrait être récompensée : s’ils survivent à leur engagement, ces hommes seraient assurés de bénéficier de traitements de faveur dans le choix des postes et le déroulement de leur carrière au sein de diverses administrations. Une sorte d’ascenseur social lié à leur participation au conflit !

 

Une économie de guerre en croissance soutenue

 

Sinon, et c’est un fait notable, peu de trace de guerre dans la vie quotidienne des Moscovites. Tout fonctionne : administrations, magasins, théâtres et cinémas, services de toutes sortes. Les gens vaquent à leurs occupations quotidiennes, apparemment sans changement de leurs habitudes. En cette période de fêtes (je suis arrivé le jour du « Vieux Nouvel An » (avec les 13 jours de décalage du calendrier Julien), tout est encore illuminé, les rues commerçantes brillamment éclairées. Bien sûr, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne : les différences de statuts et de niveaux de vie sont sensibles et la majorité des Moscovites n’ont pas accès aux restaurants chics, aux lieux à la mode où le gratin de cette société inégalitaire et hiérarchisée peut se permettre d’organiser des fêtes. Celle, très déshabillée et intitulée par son organisatrice « Presque nus », qui a rassemblé les membres de la Jet Set fin 2023 a défrayé la chronique. Xénia Sobtchak, un temps qualifiée d’opposante à Poutine, a tenté de justifier sa présence en répondant qu’elle était fatiguée de s’affliger. Elle a cru bon de déclarer : « Quelque part on tue, quelque part des enfants ont faim et ailleurs on boit du champagne. Aucun deuil ne peut durer éternellement » (Komsomolskaya Pravda, 21/12/23). Ce cynisme a cependant entrainé de multiples plaintes et plusieurs des participants sont aujourd’hui menacés de poursuites.

Evidemment, peu de Russes participent de ces excès. Mais la réalité est quelque peu inattendue si l’on se fie aux médias occidentaux qui parient sur la désagrégation de l’économie et de la société russes. Je ne suis pas retourné dans un des magasins de la chaine d’alimentation de luxe « Azbouka vkousa » (L’alphabet du goût) présente seulement à Moscou et Saint-Pétersbourg, et toujours active pour les plus fortunés. Pour les fêtes, vous trouviez sur leur site tout ce qui faut en foie gras prêt à livrer, de Slovénie, de Serbie mais aussi plusieurs marques françaises ou belges. J’ai visité plusieurs magasins de l’enseigne Perekrestok, alimentant les couches moyennes et plusieurs commerces ou kiosques des quartiers plus populaires. L’impression générale est claire : difficile, en dehors des prix, de sentir une différence par rapport à l’avant 2022. On trouve de tout, depuis les produits laitiers, la charcuterie, les fromages et les poissons, de plus en plus made in Russia mais avec encore pas mal de marques importées y compris de l’Union européenne. Le rayon des vins et spiritueux est abondamment fourni avec une part croissante de vins russes mais j’ai goûté par curiosité un viognier du Languedoc 2022 tout à fait buvable pour dix euros.

Comme pour la plupart des produits manufacturés industriels, les Russes ont flotté quelques mois avant de trouver les moyens de contourner les sanctions décidées par vagues successives et de plus en plus larges par les Etats occidentaux. Jamais il n’a été imposé à un Etat une gamme aussi variée et concertée de sanctions. Mais comme le prédisaient plusieurs auteurs, jamais non plus les sanctions n’ont prouvé leur efficacité. Je ne dis pas que ces sanctions sont totalement indolores. Elles ont contribué à retarder de nombreux projets et à une montée de l’inflation qui est durement ressentie par les couches les plus pauvres. La presse russe en discute le niveau réel et remet en cause le chiffre officiel (+ 7,4 % en 2023 pour les prix à la consommation) : plusieurs instituts donnent le chiffre de +20 % pour le panier moyen familial,ce qui est au-dessus de l’augmentation officielle du salaire moyen (+18 %) et signifie donc un tassement continu du pouvoir d’achat. Il est certain cependant que ces sanctions ne stopperont pas la stratégie poutinienne. Sans entrer dans un débat complexe, il faut tenir compte de plusieurs facteurs. Elles ont tout d’abord été anticipées par le pouvoir qui s’y est préparé : rappelons que les premières sanctions datent de 2008 et depuis cette date, le gouvernement a mis en garde contre la rupture du système SWIFT, le risque de gel des avoirs bancaires dans les banques occidentales et celui résultant de l’usage de logiciels américains. Ensuite, toute la politique étrangère russe depuis 2000 a consisté à se créer un réseau d’alliés, de pays prêts à coopérer sur divers plans, sur tous les continents. L’élargissement en 2023 du club des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), dans lequel Moscou et Pékin prônent la transformation des institutions qui régissent l’ordre mondial et critiquent « l’hégémonisme américain », concrétise le malaise qu’éprouvent bien des pays du Sud envers les anciennes puissances coloniales[3]. De nombreux Etats du Sud ont condamné l’agression russe en Ukraine mais la plupart refusent d’appliquer toutes les sanctions et plusieurs trouvent leur intérêt à aider Moscou à les contourner.

Concrètement, si un certain nombre d’enseignes européennes ont changé de noms voire de propriétaires (les Russes s’ingéniant souvent à singer les anciens logos en les « russifiant »), beaucoup d’entreprises ont réduit sensiblement leur visibilité tout en maintenant une présence. Dans plusieurs secteurs, la rapidité du remplacement stupéfie même les Russes comme l’afflux de voitures chinoises qui inondent un marché délaissé par les grandes firmes allemandes, françaises et japonaises. Mais tous les témoignages concordent : industriels ou commerçants n’ont mis que quelques mois pour trouver les circuits afin de récupérer les pièces de rechange, les intrants ou les produits manufacturés nécessaires à différents secteurs. La fille d’amis qui avait monté un business de prêt à porter de luxe à Moscou a souri à ma question sur les difficultés d’approvisionnement en tissus. Elle a rapidement trouvé comment réassortir, à un prix à peine plus élevé, sauf pour les tweed anglais.

Curieusement, c’est peut-être dans l’alimentation qu’on va rencontrer les tensions les plus durables. Dès 2008, le gouvernement russe a pris conscience de l’importance de la sécurité alimentaire et de la nécessité d’être totalement indépendant pour tous les produits alimentaires de base. Il a incité à des investissements massifs qui ont totalement renversé la situation : d’importateur net, le pays est devenu exportateur et même un des premiers exportateurs mondiaux de céréales. Mais pour cela, les nouveaux capitalistes agraires russes ont fait au plus pressé, achetant massivement des intrants (semences, bêtes sélectionnées, outils agricoles et produits chimiques) aux grands producteurs américains et européens. Or s’ils parviennent à peu près aujourd’hui à remplacer les pièces détachées et les produits chimiques auprès d’autres fournisseurs (c’est visiblement plus difficile pour les Boeing et les Airbus), la chose s’avère plus compliquée pour les semences ou pour les œufs ! Tout le pays parle en ce début d’année du renchérissement des œufs (+ 62 % en 2023) au point que Poutine ait dû répondre plusieurs fois à ce fort mécontentement dans ses discours. C’est que les nouvelles usines de volaille et d’œufs construites ces dernières années en Russie fonctionnent avec des poules pondeuses hollandaises génétiquement modifiées. Or, leur haut rendement ne perdure qu’une ou deux générations et les éleveurs russes ne maîtrisent pas pour le moment l’art de maintenir cette qualité, d’où la chute rapide de la production. Et on s’attend à des baisses analogues pour les betteraves et le tournesol –dont la majorité des semences sont importées -avec donc des effets analogues sur la production de sucre et d’huile !

 

Un effet Capitale ?

 

C’est là un des leitmotivs des médias occidentaux sur la société russe : Il y a Moscou (et Saint Pétersbourg) et le reste du pays : dès qu’on s’éloigne de 50 km de la capitale, on retombe au Moyen Âge (sic : je l’ai encore entendu dans un débat la semaine dernière). Discuter de telles assertions était un des motifs de mon voyage. Je n’avais pas les moyens de me déplacer en province mais j’ai rencontré plusieurs des meilleurs spécialistes de l’économie régionale russe. Et s’ils diffèrent dans certaines appréciations, ils corroborent tous l’impression que je me suis forgée au fil de mes très nombreux séjours dans la province russe, depuis la frontière estonienne jusqu’au Kamtchatka. Oui, il existe de très fortes inégalités entre régions et les capitales sont les plus favorisées ; j’ai bien mis cette réalité en valeur dans les deux chapitres de mes récents livres consacrés à ce sujet [4]. Oui, il est toujours facile de trouver dans les régions « dépressives » (c’est ainsi qu’on les désigne dans la presse russe) des villages où l’on puise l’eau au puits et aussi, ce qui est pire, d’anciens HLM délabrés de petites villes où l’on a remis des cuisinières à bois dans chaque appartement car les chaudières collectives ne fonctionnent plus et l’alimentation en gaz fait défaut. Mais ceci ne doit pas masquer la réalité des dernières années : une amélioration lente mais continue de la qualité des services à la population. Aujourd’hui, les gouverneurs de toutes les régions sont jugés sur l’état de leur capitale provinciale et mettent un point d’honneur (gage aussi de leur survie politique) à ce que celle-ci soit présentable et se rapprochent autant que possible des deux capitales fédérales. Dans de nombreuses villes moyennes de moins de 500.000 habitants, on rénove le centre, on a ouvert des grandes surfaces (il existe plusieurs réseaux provinciaux), on rééquipe les installations sanitaires, scolaires et sportives. En décembre, le premier ministre a présidé à Vladivostok une conférence portant sur les toutes petites villes (moins de 50.000 habitants). Plus de 1500 d’entre elles étaient représentées et leurs maires ont pu discuter des moyens disponibles pour les dynamiser. La guerre en Ukraine va certainement ralentir ces efforts mais d’ores et déjà, il n’y a plus guère de petit chef-lieu de district sans sa ou ses supérettes, ses hôtels ou gites, ses stations-services et autres commodités.

A cela s’ajoute une politique systématique de suivi du gouvernement fédéral qui, à côté de l’effort militaire, continue de mener une politique sociale visant à faire taire les mécontentements potentiels : relèvement des salaires et des pensions, augmentation de la prime à la maternité dès la première naissance, subventions ponctuelles quand on signale une montée de tensions dans telle ou telle région. Ceci n’annule en rien les inégalités : sous Poutine, le nombre d’ultra-riches russes n’a jamais été aussi élevé. Mais le cœur de son électorat populaire est ainsi soigné afin d’éviter toute dérive sociale qui pourrait servir de terreau à une opposition politique. Et en année pré-électorale, en dépit de l’effort de guerre, cette recette est largement appliquée. Evidemment, cela n’exclue pas quelques flambées de violence comme les manifestations survenues cet hiver à l’aéroport de Makhachkala (au Daghestan) ou plus récemment en Bachkirie. Mais ces tensions, résultant de facteurs mêlant des mécontentements économiques à des éléments ponctuels (refus de voir des Juifs revenant d’Israël ou arrestation contestée d’un chef communautaire et luttes écologiques en Bachkirie), attestent surtout d’un déficit de gouvernance locale et demeurent localisés.

 

Entre adhésion, lassitude et adaptation

 

Il est très difficile de mesurer l’état réel de l’opinion russe. Alors que le pouvoir multiplie les peines exemplaires et particulièrement lourdes infligées à des figures connues qui ont osé critiquer la guerre, quel crédit accorder aux sondages d’opinion ? Les prochaines élections présidentielles ne fourniront guère plus d’indication puisque c’est le pouvoir en place qui s’est arrogé le droit de choisir in fine les candidats admis à affronter le président sortant. Une grande partie de la population préfère faire le gros dos en reprenant tout ou partie de la propagande officielle : l’Occident nous menace ; nous étions placés dans une impasse, il fallait qu’on agisse ; l’Ukraine était déjà en partie intégrée dans l’OTAN ; nous voulons arrêter cette guerre mais Kiev ne veut pas négocier… D’autres, et ils sont nombreux, condamnent en silence, parlent de catastrophe pour la Russie, de perte de liens essentiels (avec l’Europe, ses chercheurs, ses créateurs) mais admettent leur incapacité à exercer la moindre pression contraire. Ils se réfugient dans une adaptation forcée qui les ronge de l’intérieur en essayant de s’extraire d’un présent qu’ils ne croient plus pouvoir modifier. Il y a ceux qui sont partis, forme frontale de contestation, mais certains reviennent déjà car l’exil est loin d’être simple. Et beaucoup de ceux qui sont restés rejettent les accusations qui font d’eux des conformistes ou des collaborateurs d’une politique qu’ils rejettent. En créant, en publiant des œuvres qui évitent les sujets dangereux mais travaillent la réalité, certains tentent de préserver un champs intellectuel indépendant, un espace de pensée comme séparé de ce qui brûle les esprits mais qui est oh combien précieux. Car d’en haut ou d’en bas, c’est bien de l’intérieur que ce système évoluera, quelle que soit la voie que le pays prendra, en fonction de l’issue de cette guerre.

Une dernière note, pour terminer. Dans plusieurs domaines, à l’université, dans les centres de formation cinématographique, au théâtre, plusieurs interlocuteurs ont évoqué les qualités d’une nouvelle génération d’étudiants, de jeunes créateurs. Ils n’ont pas connu le système soviétique; certains sont nés et n’ont connu que le pouvoir poutinien. Mais ils pensent, réagissent différemment. A ceux qui me demandent souvent, en France, de quoi peut être fait l’avenir en Russie, je réponds systématiquement que cette société demeure riche de potentiels, en dépit des départs récents. Et on trouve en son sein aussi bien des extrémistes qui défraient la chronique par leurs propos insultants et agressifs envers l’Occident que des esprits libres qui continuent de s’informer et de penser, même s’ils doivent limiter leurs propos publics.

 

Jean Radvanyi

Professeur émérite à l’INALCO, Président de l’association Rivages Russie Evènements. www.uneautrerussie-festival.com

 


[1] Voir le premier chapitre de mon livre « Retour d’une autre Russie », Editions Le bord de l’eau, 2015.

[2] Les annuaires de 2013 à 2021 sont disponibles sur https://fr.obsfr.ru/report/

[3] Au sommet de Johannesbourg, en aout 2023, six pays ont été admis dans ce club : Arabie Saoudite, Argentine, Egypte, Emirats Arabes Unis, Ethiopie et Iran et de nombreux autres sont candidats.

[4] Voir Russie, un vertige de puissance. Analyse critique et cartographique, La Découverte, février 2023 et Russia: Great Power, Weakened State (Avec Marlène Laruelle) Rowman & Littlefield (USA), sept. 2023.

 

4 Comments on Moscou, janvier 2024. Une capitale paisible dans un monde en guerre ?, par Jean Radvanyi

  1. Véronique JOBERT // 15 février 2024 á 14 h 48 min // Répondre

    Très bon article, merci!
    Véronique Jobert

  2. Mes compliments !
    Intéressant d’autant que rare article in situ quoique peut-être un peu moscovopratin?
    Il paraît qu’il faut toujours garder espoir…….pour quoi et quand….et à quel prix ! Ma confiance en l’homme ne fait que baisser…..

  3. Très interessant article !
    Les Russes que vous avez rencontrés expriment-ils une réaction vis a vis-à-vis des oligarques qui se sont « suicidés » en nombre au début du conflit avec l’Ukraine ou cela est-il jugé comme un non-événement ?
    Cordialement
    F.d’Humilly

  4. UneAncienneDeVosEtudiantes // 22 février 2024 á 22 h 06 min // Répondre

    Je savais que votre article ne me décevrait pas, mais il m’enchante. Enfin un point de vue lucide sur la situation. Merci.

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