Regard d’un géographe sur la crise au Niger. Entretien avec Emmanuel Grégoire

De 2019 au mois de juillet 2023, cinq pays africains ont successivement connu un coup d’Etat militaire. Le 26 juillet dernier, c’était au tour du Niger de s’ajouter à cette longue liste d’Etats tombés aux mains d’une junte militaire. Grand spécialiste du pays, directeur de recherche émérite à l’IRD (Institut de recherche pour le développement), le géographe Emmanuel Grégoire revient dans un entretien fleuve sur les raisons qui ont amené le Niger à tomber dans le chaos. Une interview inédite et indispensable pour quiconque souhaite y voir plus clair dans les méandres sécuritaires d’un pays et d’un continent chaque jour plus instables.

 

 

Le 26 juillet dernier, le Niger s’est ajouté à la récente et longue liste des pays africains à avoir connu un coup d’Etat militaire. Qui sont les putschistes ?

 

C’est un « Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP) » qui s’est emparé du pouvoir le 26 juillet 2023. Composé de dix membres, il représente l’armée de l’air, la garde présidentielle, l’armée de terre, la garde nationale, la gendarmerie nationale, la police et les sapeurs-pompiers. Parmi eux, quatre généraux peuvent être considérés comme les instigateurs du putsch :

  • Le général Abdourahmane Tiani (né en 1964), chef de la junte, a été le premier à se rebeller (le fameux « coup de tête » pour reprendre l’expression de l’ancien Premier ministre Ouhoumoudou Mahamadou) contre le président de la République Mohamed Bazoum en le séquestrant dans son bureau suite à un différend portant vraisemblablement sur son remplacement à la tête de la garde présidentielle. Le général Tiani n’est pas un homme du sérail, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à la bourgeoisie militaire nigérienne. C’est un homme de troupe qui a gravi les différents échelons de la hiérarchie avant d’être propulsé commandant de la garde présidentielle par le président Issoufou auquel il est apparenté par son épouse. Il a occupé cette fonction pendant dix ans sous son mandat (il était à la fois son protégé et son protecteur) puis deux ans sous celui du président Bazoum. Au cours de ces douze années, il a déjoué plusieurs coups d’État, dont un la veille de l’investiture du président Bazoum (31 mars 2021). Chaque fois, il a fait mettre en prison parfois sans procès ou muter loin du Niger leurs auteurs dont certains sont d’ailleurs membres du CNSP. En outre, il a mis à la retraite d’office plusieurs officiers dont il se méfiait ou qui lui déplaisaient. Cette personnalité clivante explique pourquoi une grande partie des Forces armées nigériennes (FAN) lui sont hostiles. Après deux jours de discussions, il a quand même été préféré à d’autres généraux plus gradés pour prendre la tête du CNSP étant à l’origine de ce coup d’État improvisé et ayant sollicité leur ralliement, eux qui attendaient qu’une occasion se présente pour s’emparer du pouvoir.

 

  • Le général Salifou Mody est le numéro 2 de la junte et désormais ministre de la Défense. Il a été jusqu’en mars 2023 chef d’état-major des Forces Armées Nigériennes (FAN). Le président Bazoum se méfiant de lui mit fin à ses fonctions en le nommant le 1er juin dernier ambassadeur auprès des Émirats arabes unis. Le président avait en effet de bonnes raisons de l’éloigner puisque le général Mody a été impliqué dans tous les coups d’état qu’a connu le Niger depuis la Conférence nationale (1995, 1999 et 2010). En 2011, il a même été soupçonné de fomenter un coup d’État contre le général Djibo Salou alors chef de l’État qui l’a aussitôt muté à Berlin en tant qu’attaché de Défense à l’ambassade du Niger. Le président Issoufou le fit revenir à Niamey pour le nommer chef d’état-major après l’attaque de Chinegodar où 89 soldats furent tués (janvier 2020). Parmi les putschistes, le général Mody est le plus anti-français bien qu’il sorte de Saint-Cyr et le plus favorable à la Russie.

 

  • Le général Mohammed Toumba est le numéro 3 de la junte et désormais ministre de l’Intérieur, de la Sécurité publique et de l’Administration du territoire. Auparavant, il commandait l’opération conjointe avec la force française et avait donc des contacts suivis avec les responsables militaires de l’opération Barkhane. Contrairement au général Tiani, le général Toumba appartient à l’élite militaire nigérienne puisque son père Boubacar Toumba a été chef d’état-major à l’époque de la Conférence nationale (1991). Il assura alors les délégués que « les FAN tiennent (désormais) à conserver leur caractère apolitique», propos oublié par son fils !

 

  • Le général Moussa Salou Barmou est le dernier élément du quarteron. Il est le fils de Salaou Barmou qui était un proche du général Seyni Kountché, chef d’État nigérien (1974 à 1989) et auteur du premier coup d’état, et a été secrétaire général de son parti unique. Son fils a suivi plusieurs formations aux États-Unis et, de ce fait, est leur partenaire privilégié au Niger et à présent de la junte. Depuis le coup d’État, il est chef d’état-major des armées nigériennes.

 

Malgré leurs différences, ces quatre généraux ont un point commun : celui d’avoir occupé des postes stratégiques sous la présidence Bazoum… et donc d’être partie prenante de son bilan sécuritaire !

 

A l’heure où nous parlons [1], quelle est la situation politique et sécuritaire au Niger ?

 

Du point de vue politique, la situation est instable. D’une part, le président de la république élu au suffrage universel refuse obstinément et courageusement de démissionner, tout en étant séquestré dans sa résidence depuis le 26 juillet dans des conditions matérielles difficiles (privation de confort, d’électricité, repas frugaux, etc.). D’autre part, les putschistes ont pris en mains les rênes de l’État (nomination d’un gouvernement composé de militaires et de civils) et confortent jour après jour leur pouvoir tant à Niamey qu’à l’intérieur du pays (nomination de gouverneurs militaires dans les régions). Parmi les mesures fortes qu’ils ont prises, citons la suspension des partis politiques et une période de transition d’au moins trois ans avant de rendre (éventuellement) le pouvoir aux civils.

Malgré les apparences, ces putschistes ne forment pas une entité homogène, car il existe de fortes rancunes à l’égard du général Tiani qui s’est souvent opposé à l’armée dont il a déjoué plusieurs tentatives de coups d’État en tant que commandant de la garde présidentielle. Outre cette inimitié, des approches politiques et géopolitiques différentes divisent la junte, les divergences les plus fortes opposant le général Tiani au général Mody sur deux points essentiels :

  • L’attitude à adopter vis-à-vis de l’ancien président Issoufou : le général Tiani n’entend pas le mettre en détention avant de le traduire en justice pour corruption et mauvaise gestion du pays tandis que le général Mody et d’autres membres du CNSP veulent lui demander des comptes. La volonté obstinée de Tiani de protéger l’ex-président pourrait ébranler la cohésion interne déjà fragile de la junte, d’autant plus que des manifestants demandent l’arrestation de l’ancien président dont le fils a été placé en mandat de dépôt, accusé de nombreuses malversations.
  • L’attitude face à la Russie est leur second point de frictions. D’un côté, le général Mody veut faire appel à la Russie pour se substituer aux Français (il s’est entretenu à la mi-septembre avec le ministre de la Défense russe) et plus précisément à la milice Wagner dont il a rencontré plusieurs fois des responsables lors de missions officielles à Bamako. De son côté, le général Tiani, d’autres putschistes ainsi que des militaires de terrain semblent plus hésitants. Selon eux, le départ des Français porte un coup sérieux à leur capacité d’affronter efficacement leur ennemi. Ce faisant, les hommes de Wagner ne seraient pas en mesure de se substituer à l’appui logistique et aérien fourni par la France et les États-Unis (le cas malien l’illustre parfaitement).

À ces divergences politiques se greffent des rivalités régionalistes : depuis l’élection du président Issoufou, le pouvoir était aux mains d’hommes politiques originaires du Centre et de l’Est du Niger, autrement dit de l’aire haoussaphone qui est la plus étendue et peuplée. Les représentants de l’Ouest (région jerma/songhaï) qui ont dirigé le pays durant de longues décennies étaient minoritaires, ce qui explique que Niamey et sa région soient hostiles aux présidents Issoufou puis Bazoum. D’ailleurs, l’intérieur du pays n’est pas sorti dans la rue pour apporter son soutien aux militaires mis à part quelques manifestations organisées par eux-mêmes et ne s’est jamais montré hostile à la France comme c’est le cas de Niamey et de son arrière-pays plus tournés vers le Mali. Le coup d’État marque donc un rééquilibrage ethnique avec une prédominance des militaires jermas/songhaïs emmenés par le général Mody. Cette question des équilibres ethno-régionaux a toujours été très sensible au Niger et risque d’être remise en cause avec la mise à l’écart des représentants des populations touarègues et arabes que le président Issoufou était parvenu à intégrer dans la vie politique après les rébellions touarègues de 1990-1995 et de 2008.

Tous ces éléments créent des tensions au sein de la junte au point d’instaurer un climat de défiance, voire de suspicion qui conduisent les putschistes à s’épier les uns les autres. Ainsi, le général Abdourahmane Tiani, décrit comme taiseux et calculateur, vit barricadé dans un bâtiment de la présidence et n’en sort que rarement. Lorsqu’il organise une réunion avec les autres membres du CNSP ou préside un Conseil des ministres, il fait, au préalable, minutieusement fouiller les participants pour s’assurer qu’aucun d’entre eux n’est armé comme me l’a rapporté un ancien conseiller du président Bazoum. Enfin, il a pris soin de s’emparer du centre technique de la Direction générale de la présidence, de la documentation et de la sécurité extérieure (DGDSE) qui est un des systèmes d’interception, preuve supplémentaire que la confiance ne règne pas parmi les putschistes.

La situation politique du Niger paraît donc bloquée avec, d’une part, un président de la République pris en otage et de l’autre une junte dont les divisions sont de plus en plus criantes bien que tues. Cette période pleine d’incertitudes ne devrait pas se prolonger longtemps, car la situation sécuritaire du pays se dégrade malgré les déclarations officielles. En effet, profitant de la mise à l’écart des militaires français et du déplacement de plusieurs régiments nigériens aux frontières béninoise et nigériane pour s’opposer à une éventuelle intervention militaire de la Cédéao, les djihadistes accroissent aujourd’hui leur emprise territoriale. Si depuis son élection en 2021, Mohamed Bazoum a obtenu des résultats tangibles dans la lutte contre les djihadistes dans la région des trois frontières (Burkina Faso, Mali, Niger) et plus encore dans le bassin du lac Tchad, le coup d’État risque fort d’anéantir tous les efforts accomplis et les gains obtenus au cours de ces derniers mois.

L’avenir du Niger semble finalement dépendre de l’issue du bras de fer qui oppose le général Tiani au général Mody à moins que d’autres officiers hostiles à leur action ne les chassent du pouvoir pour remettre de l’ordre. Il y a urgence, car le pays plonge dans la crise économique si bien que la population qui souffre pour le moment sans protester pourrait bien finir par manifester son mécontentement.

 

Quelles raisons, officielles comme officieuses, peuvent expliquer le renversement du gouvernement de Mohamed Bazoum par les forces du général Tiani ?

 

Dans l’allocution du colonel major Amadou Abdramane lue à la télévision nationale le 26 juillet 2023, les putschistes justifiaient leur coup d’État par « la dégradation continue de la situation sécuritaire et la mauvaise gouvernance économique et sociale ».

Ayant examiné le premier point, venons-en au second. Là aussi, comme je l’expliquais dans une tribune au journal Le Monde [2], le mensonge est manifeste. Contrairement à leur discours, la situation économique du pays était en voie d’amélioration : la croissance économique devait s’élever à 6,9% cette année selon les prévisions de la Banque mondiale (communiqué de presse, 19 juin 2023) et doubler l’an prochain (12,5%) « si les objectifs de production pétrolière se réalisent ». Cette croissance qui s’explique en partie par une campagne agricole favorable en 2022 entraîna « une augmentation de 7,5 % du revenu moyen par habitant. Cette hausse a fait diminuer le taux de pauvreté de 6,4 points de pourcentage entre 2021 et 2022 ». La conjoncture était donc favorable d’autant plus que les Occidentaux qui misaient tout sur le Niger ayant délaissé ses voisins malien et burkinabé s’apprêtaient à déverser des sommes très importantes sur le pays. Comment les putschistes peuvent-ils faire croire à la population qu’ils pourraient faire mieux alors qu’ils savaient parfaitement que tous les financements publics et privés seraient gelés en cas de coup d’État et des sanctions prises contre le Niger par la CEDEAO (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest) ?

À présent, l’économie du pays est sinistrée en raison des mesures très sévères prise par la CEDEAO : comme les putschistes n’avaient pas préparé leur coup d’État, ils ne s’attendaient pas à toutes ces conséquences économiques et sont totalement dépassés par les évènements, et ce malgré la nomination d’un Premier ministre reconnu pour ses compétences. L’installation d’Ali Lamine Zeine à la primature poursuivait un but central : bénéficier de ses réseaux auprès des bailleurs de fonds internationaux et des partenaires du Niger échaudés par le coup d’État. Mais cela semble mission impossible, car le pays se trouve dans une impasse avec d’importantes et répétées coupures de courant décrétées par le Nigeria qui approvisionne le Niger à hauteur de 70% de ses besoins, des prix des céréales et des biens de première nécessité qui flambent en raison des ruptures de stocks dus à la fermeture des frontières, des usines à l’arrêt comme la SOMAIR (uranium), des médicaments qui commencent à manquer, etc.

Enfin, les finances publiques sont engagées dans une spirale infernale qui pourrait même amener l’État à ne plus pouvoir payer ses fonctionnaires voire… ses militaires, ce qui sera sans doute le cas à court terme faute de liquidités, celles-ci étant bloquées par l’UMOA (Union monétaire ouest-africaine). Comme dans les domaines politiques et sécuritaires, la situation ne peut donc se prolonger du point de vue économique.

La junte dénonce aussi « la mauvaise gouvernance sociale » et la corruption qui s’est développée depuis que le PNDS (Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme) est au pouvoir. Il est vrai qu’associée au clientélisme, celle-ci a pris une ampleur jusqu’alors inconnue. De nombreuses fortunes se sont rapidement constituées alors que le sort de l’écrasante majorité de la population ne s’améliorait pas. Conscient du problème, le président Bazoum, dès sa prise de fonction, avait fait de la lutte contre la corruption un objectif majeur et commencé à obtenir des résultats. Aussi, comment ces militaires peuvent-ils prétendre faire mieux quand on sait qu’en Afrique un putsch est pour ses auteurs le meilleur moyen et le plus rapide de s’enrichir ?

Si les raisons officielles des putschistes ne tiennent pas la route un seul instant, elles jouent néanmoins un rôle important à une époque où l’impact émotionnel de l’histoire que l’on raconte compte plus que sa véracité comme me l’a fait remarquer l’anthropologue Claude Raynaut. Ce qui compte pour eux c’est que leur histoire fasse son chemin et leur rallie des soutiens. Au-delà de leurs beaux discours nationalistes, il y a les véritables raisons de ce coup d’État qui se résument à une soif de pouvoir, à l’assouvissement d’ambitions personnelles et à un désir d’enrichissement sans limites. L’armée est devenue leur bien et l’instrument avec lequel ils peuvent confisquer le pouvoir. Si, au Burkina et au Mali, ce sont des sous-officiers ou des colonels qui ont été au front et sont actuellement au pouvoir, le putsch nigérien est conduit par des généraux habitués au luxe, dotés de comptes en banque aux montants élevés et possédant de multiples biens immobiliers (le général Tiani détient plusieurs villas à Niamey). Aussi, est-on surpris de voir que dans son dessein de « lutter contre la corruption, l’impunité, le détournement de deniers publics et la mauvaise gouvernance, le CNSP crée une commission de lutte contre la délinquance financière, économique et fiscale (COLDEF) ayant pour mission le recouvrement des biens publics illégalement acquis ». Espérons pour ces putschistes qu’elle ne s’intéressera pas à eux qui ont largement profité du système de redistribution mis en place par l’ancien président Issoufou !

On le voit, les instigateurs du coup d’État privilégient leur intérêt personnel aux dépens de la population dont la situation devient de plus en plus précaire et d’une lutte efficace contre les djihadistes : rien n’indique comme ils le prétendent qu’ils se montreront capables de résoudre les problèmes sécuritaires. La stratégie qui consiste à refuser l’aide militaire française n’a pas fonctionné au Burkina Faso ni au Mali, tout au contraire puisque Tombouctou est sur le point d’être prise par les djihadistes. Il en sera de même au Niger.

 

Certains observateurs voient dans ce coup d’État une conséquence de la volonté de Mohammed Bazoum de mieux contrôler la manne pétrolière nigérienne. Qu’en pensez-vous ?

 

Depuis son indépendance en 1960, le Niger a connu cinq coups d’état militaires (1974, 1995, 1999, 2010, 2023) auxquels j’ajouterai un coup d’État qui a été qualifié de « constitutionnel », lorsque le président Mamadou Tanja fit adopter par référendum une nouvelle constitution (2009). On peut avancer que les matières premières (uranium puis pétrole) ont joué un rôle dans les coups d’État militaires de 1974 et 2023 et le coup d’État constitutionnel de 2009, soit un sur deux.

La principale raison du coup d’État du lieutenant-colonel Seyni Kountché était que le régime du président Diori Hamani ne parvenait pas à combattre les terribles effets de la sécheresse de 1973-1974 qui affama la population et décima le bétail. À cette époque, l’exploitation de l’uranium n’en était qu’à ses balbutiements (1971), ce qui n’empêcha pas le président Seyni Kountché de renégocier les contrats signés avec le Commissariat (français) à l’énergie atomique (CEA), car ils lésaient le pays qui tirait peu de bénéfices financiers de ses exportations d’uranium, l’essentiel étant confisqué par la France. Quant au président Tanja, le principal motif de sa réforme constitutionnelle était de lui permettre de se maintenir au pouvoir cinq ans de plus. Néanmoins, au cours de cette période (2007-2011), le cours de l’uranium sur le marché mondial flamba passant de 25 200 francs CFA/kg à 70 000. Les gisements nigériens dont la France avait le monopole, attisèrent l’intérêt de nombreuses sociétés de prospection dites « juniors » qui cédaient leurs permis, en faisant une importante plus-value en cas de découvertes prometteuses, à des compagnies « majors » qui étaient des multinationales comme Areva et des grands groupes asiatiques ou nord-américains spécialisés dans la filière. La délivrance de ces permis de prospection se fit dans la plus grande opacité, le fils du président Tanja et leurs proches créant des sociétés d’intermédiation qui monnayèrent au prix fort leur octroi. Si le président Tanja a d’abord été renversé par le général Salou Djibo pour s’être maintenu au pouvoir, les malversations de son entourage et son enrichissement rapide et illicite l’expliquent ensuite.

La volonté du président Bazoum de mieux contrôler la manne pétrolière n’est pas à l’origine du coup d’État, d’autant plus que le quarteron de généraux qui en sont les instigateurs n’était pas partie prenante de la rente pétrolière, car leurs sources de prébendes sont au sein même de l’armée (prévarication des budgets militaires, revente d’essence, etc.). Par contre, l’absence de soutien de son prédécesseur Mahamadou Issoufou est une conséquence de son désir de moraliser la filière, car le gouvernement s’apprêtait à prendre en conseil des ministres du 27 juillet, un décret qui instaurait la création de la société PetroNiger, dont l’objectif était de gérer les ressources pétrolières du pays.

Jusqu’alors sa production était modeste (20 000 barils/jour) dont la moitié était destinée à la consommation du pays, le reste étant exporté principalement vers le Nigéria. En 2013, la découverte de nouveaux gisements par la China National Petroleum Corportation (CNPC) qui exploite déjà le gisement d’Agadem, suscita de réels espoirs : le Niger pouvait enfin devenir exportateur de pétrole et par là engranger les nouvelles recettes indispensables à son développement. En 2019, la CNPC s’est lancée dans la construction d’un oléoduc qui relie les puits de cette région jusqu’à un port béninois et envisage une production de 110 000 barils/jour dès la mise en service du pipeline prévue pour fin octobre avec la perspective d’exporter un montant plus élevé en 2024. Dans ce contexte, le président Bazoum voulait sécuriser cette manne pour le trésor public en créant la PetroNiger qui devait encaisser la rente pétrolière et utiliser ses retombées financières pour investir dans d’autres secteurs. En agissant ainsi, il accentua les désaccords et les tensions avec le clan de l’ancien président, car il s’attaquait aux prébendes de son entourage à commencer par son fils Sani Mahamadou Issoufou, dit Abba, que son père avait imposé à Bazoum pour être ministre du Pétrole, des Mines et des Énergies renouvelables.

In fine, si le pétrole n’est pas directement à l’origine du coup d’État, il a motivé la trahison de l’ancien président Issoufou qui ne l’a pas condamné fermement et n’a pas soutenu son successeur alors qu’ils sont des amis de longue date et ont milité ensemble au sein du PNDS durant de très longues années. Ce dernier est incontestablement un des grands perdants du coup d’État, ses manipulations, ses trahisons et les malversations de son fils et de son entourage apparaissant au grand jour, ce qui lui a fait perdre toute crédibilité en Afrique de l’Ouest, mais aussi en France, en Europe et auprès des institutions internationales dont l’ONU où il ambitionnait de succéder à Antonio Guterres. Il n’a plus qu’à espérer de ne pas avoir à rendre de comptes à la justice.

 

Que signifie pour les putschistes et plus globalement le Niger, la décision française de retirer ses troupes et de rappeler son ambassadeur ? La France a-t-elle alors encore la capacité de peser politiquement, diplomatiquement et militairement sur la politique nigérienne ?

 

Le soutien apporté par la France à l’éventualité d’une intervention militaire au Niger – fût-ce par procuration – est une faute lourde, car c’était une déclaration de guerre lancée aux putschistes qui n’attendaient que cela pour dénoncer la présence française et justifier ainsi leur coup d’État. Selon moi, la France aurait plutôt dû faire profil bas, un peu comme les Américains qui n’ont même pas employé le terme de « coup d’État » qui signifie qu’ils auraient dû quitter le Niger et donc fermer leur base d’Agadez. De son côté, la France aurait dû s’efforcer de démonter un à un les arguments fallacieux de la junte et leurs contradictions au lieu d’adopter une ligne intransigeante. Aussi, la volte-face du président Macron qui change subitement et radicalement d’attitude en retirant ses troupes et en rapatriant son ambassadeur Sylvain Itté est une victoire pour les putschistes qui s’en sont immédiatement vantés qualifiant le moment « d’historique » et « d’une nouvelle étape vers la souveraineté ».

Mais, il s’agit peut-être d’une victoire à la Pyrrhus, car la junte perd son principal bouc émissaire qui lui servait jusqu’alors de paravent pour masquer l’incohérence de son coup d’État. En outre, la décision de la France pourrait attiser l’hostilité de militaires nigériens jusqu’alors silencieux et hostiles à la fois à la junte et au départ des Français. Il y a peut-être là une menace qui pèse sur les putschistes désormais confrontés à la réalité du terrain puisqu’ils vont devoir affronter les djihadistes avec le seul soutien américain qui relève plus du renseignement que des actions de terrain et de formation comme le faisaient les Français (les informations qui remontent de la région des trois frontières portent à croire que les FAN commencent à être en difficulté). Enfin, certains putschistes pourraient être tentés de trouver un nouveau bouc émissaire en la personne de l’ancien président Issoufou, mais ils ne sont pas encore tous d’accord sur ce point.

La France se retire donc du Niger comme elle l’a fait du Mali et du Burkina Faso. Elle est à présent dans une situation plus confortable d’observatrice qui s’est déjà produite par le passé ailleurs en Afrique et parfois traduite par un retour. La pression n’est plus sur elle, mais sur la junte qui est au pied du mur et à l’épreuve du pouvoir, car la population ne manquera pas de lui demander un jour des comptes. Si on en juge par les seuls domaines économiques et militaires, leur entreprise est mal partie : ce coup d’État est un désastre pour ce pays où l’extrême pauvreté s’élevait à près de 42% de la population en 2021 et qui entrevoyait une lueur d’espoir en de jours meilleurs.

 

Vous êtes géographe et vous vous impliquez dans des analyses et des commentaires qui relèvent plus des sciences politiques : comment légitimez-vous cet engagement ?

 

C’est une bonne question, car suite à mon article dans Le Monde, j’ai été interpellé par un lecteur dans la rubrique « Contribuer » qui jugeait que « les géographes ne devraient pas se poser en spécialistes des questions internationales ». J’ai été très surpris par un tel commentaire auquel je n’ai pas souhaité répondre. Au nom de quoi le géographe ne pourrait-il pas s’impliquer dans les débats et les analyses politiques et géopolitiques ? Ceux-ci relèveraient-ils du monopole des sciences politiques ? C’est oublier que les anthropologues/ethnologues et les géographes ont une profondeur historique et une connaissance très fine des sociétés qu’ils étudient parfois depuis de longues années alors que les politologues n’en ont souvent qu’une vision globale et parfois superficielle. C’est ce temps long d’observations et les relations professionnelles et amicales tissées au fil des ans qui m’ont permis de répondre à vos questions de manière détaillée.

De plus, je considère que je ne peux me tenir à l’écart de ce qui se passe actuellement au Niger ayant été témoin de son histoire depuis 45 ans et toujours accueilli amicalement : je crois que la recherche en sciences sociales ne peut s’effectuer en dehors de la société et des débats qui la traversent comme Georges Ballandier l’a si bien écrit (Histoires d’Autres, éditions Stock, Paris, 1977) : « toute recherche concrète, directe parce que située au contact de ceux qu’elle questionne est vécue selon un style. Celui de l’engagement est le plus remar­quable et le plus aléatoire. Tous sont affaire de tempérament, d’inclination et d’option, d’exigence professionnelle ».

 


[1] Interview réalisée le 28 septembre 2023.

[2] « Niger : « Le positionnement très ferme de la France se retourne contre elle et fait le jeu des militaires », Le Monde, 19/08/2023

3 Comments on Regard d’un géographe sur la crise au Niger. Entretien avec Emmanuel Grégoire

  1. Quelle a été l’influence sur la décision des putschistes de passer à l’acte de la façon dont Bazoum commençait à négocier avec les djihadistes, notamment arabes, communauté dont il est issue ?

  2. Le Niger gagnerai à fermer votre IRD et à la remplacer par un institut de recherche digne de ce nom. Mais quelle myopie intellectuelle ! Quelle bassesse humaine ! Raisonner en opposant des ethnies et limiter les perspectives d’une nation à cela ! Quelle imbécilité.

  3. Tout en tentant d’opposer les militaires les uns aux autres, #M.Grégoire continue sa diatribe en affirmant qu’aux « divergences politiques se greffent des rivalités régionalistes ». Ces propos sont détaillés par d’autres insanités. C’est honteux pour un chercheur de son rang de se rabaisser à un tel niveau d’analyse d’une situation dont il connaît les contours mais refuse de le dire pour ne pas contredire les dirigeants politiques de son pays. M.Grégoire# veut entretenir une suspicion entre Tiani et Mody considérés comme les n°1 et n°2 du régime pour assouvir leur dessein funeste pour le Niger comme ils l’ont réussi en1987 au Burkina Faso en montant Blaise contre Sankara.
    Avec des propos de bas étage tenu par M. Grégoire, on comprend aisément que la France a commencé ses manoeuvres sournoises de déstabilisation du Niger en inventant une fracture à la fois tribale et régionale.
    L’argumentaire développé dans ce texte est tout sauf une analyse géographique. La force du géographe c’est la maîtrise des données de son terrain d’étude. Au lieu d’analyser des données du Niger, M. Grégoire s’est lancé dans un réquisitoire révélant un engagement personnel traduisant un tempérament subjectif et subversif.
    Autant la position d’Emmanuel Macron sur le Niger met la France au ban des nations civilisées, autant ces propos grégaires tenus par M. Grégoire# le placent au ban de la communauté scientifique.

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