[Les géographes face au Covid] Cynthia Ghorra-Gobin : « La pandémie représente un risque inhérent à la mondialisation »

Directrice de recherche émérite CNRS-Creda (Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3), Cynthia Ghorra-Gobin est aujourd’hui l’une des plus fines observatrices francophones des phénomènes de mondialisation et de métropolisation. Alors que la période estivale touche à sa fin et que les craintes d’une deuxième vague se renforcent de jour en jour, nous l’avons rencontré pour comprendre en quoi la pandémie interroge aujourd’hui l’organisation et l’interconnexion de nos sociétés. Face à l’emballement médiatique, ses propos empreints de mesure invitent à une prise de hauteur bénéfique en cette période chaotique.

 

 

En tant que géographe, quelles leçons tirez-vous de ces dernières semaines marquées par la crise sanitaire et par les mesures prises pour l’endiguer ?

 

En tant que géographe menant des recherches sur la mondialisation et plus précisément sur son caractère multidimensionnel – comme l’attestent les deux éditions du Dictionnaire critique de la mondialisation (Armand Colin 2006 et 2012) dont j’ai assuré la coordination -, la pandémie à l’origine de la crise sanitaire représente un « risque » inhérent à la mondialisation.

A l’heure de la multiplication des flux de marchandises et des déplacements de personnes, la transmission des virus entre êtres humains ou encore entre êtres humains et animaux devient une question d’actualité.  Les historiens évoquent la crise espagnole (1918) ou encore le virus de Hong Kong (1968) qui ont concerné de nombreux pays.  Et certains d’entre eux rappellent combien la mondialisation prémoderne – celle qui a concerné l’arrivée des Européens dans le Nouveau Monde – s’est également traduite par une crise sanitaire.

Aussi dans un contexte comme le nôtre marqué par un cycle de mondialisation, la crise sanitaire correspond à une situation prévisible.  La plupart des critiques des sciences sociales et des médias concernant la mondialisation ont souligné son caractère néolibéral et par voie de conséquence l’accentuation des inégalités sociales infranationales, mais ont occulté son impact sanitaire. Seuls les spécialistes des maladies infectieuses avaient perçu ce risque mais ils n’étaient pas vraiment audibles auprès des médias. Il en fut de même pour la fondation Bill et Melinda Gates : son dirigeant (Bill Gates) avait pourtant alerté l’opinion publique du risque global qui menaçait l’humanité dans une déclaration de 2015.

Au niveau national et européen on peut regretter le fait que la sonnette d’alarme de la Chine (foyer originel de la pandémie) n’ait pas fonctionné dès les premiers signes de la crise sanitaire.

 

De la fermeture des frontières aux mesures de confinement, en passant par les appels à la « distanciation sociale », le contrôle de l’espace a été (et est encore) un des principaux enjeux de la lutte contre la pandémie. Outre sa dimension sanitaire, la crise que nous avons vécue n’est-elle pas aussi géographique ?

 

Oui sans aucun doute. Le contrôle de l’espace révèle l’enjeu que représente la lutte contre la pandémie. La crise sanitaire a une dimension géographique et géopolitique puisqu’elle peut se traduire par la fermeture de frontières pour éviter le déplacement de personnes comme vous l’indiquez et par des mesures visant à modifier notre quotidien, comme l’exige le principe de la « distanciation sociale ». On peut à cet égard parler des effets « micro-géographiques » et des effets « macro-géographiques ».

Dans la rue comme dans les magasins, les cafés et restaurants, les entreprises et les établissements scolaires et universitaires, il faut maintenir une certaine distance à l’égard des collègues, des passants et autres consommateurs.  Ce qui conduit à de nouvelles « représentations de l’espace » que des recherches en cours vont mettre en évidence.  Ce qui a un impact direct sur les relations sociales et  familiales avec notamment le recours à l’usage des outils numériques de la communication.  Cette situation pose de nouvelles questions.

La dimension géographique de la crise sanitaire qu’étudient les chercheurs apportera également un nouvel éclairage sur les transformations du lien social et de la société dans son ensemble.  On peut également ajouter que si, comme le pensent de nombreux observateurs, la crise sanitaire de 2020 représente le prélude aux futures crises liées au changement et perturbations climatiques, la géographie (physique et humaine) contribuera à formaliser des politiques publiques assurant la survie de l’humanité sur la planète Terre.

 

Selon vous, la crise récente doit-elle amener les géographes à réinterroger les notions de mondialisation et d’hypermobilité ?

 

La crise récente amène les géographes et le public en général à ne plus se limiter à la seule dimension économique de la mondialisation. Il faut en effet prendre en compte la multidimensionnalité des processus de mondialisation. Le Dictionnaire critique de la mondialisation distingue en fait trois vecteurs majeurs qui sous-tendent les processus de mondialisation : mondialisation, globalisation et planétarisation.

  1. l’intensification des échanges et des déplacements de personnes (mondialisation) ;
  2. la financiarisation du capitalisme (au profit des actionnaires) et la circulation des capitaux avec la révolution numérique (globalisation) ;
  3. la prise de conscience au niveau mondial de la finitude de l’environnement et du changement climatique (planétarisation).

Des représentations multidimensionnelles de la mondialisation s’appuyant sur ces trois vecteurs faciliteront l’émergence de politiques publiques (coordonnées par des acteurs œuvrant dans le multilatéralisme) en vue de la régulation de la mondialisation. Et l’hypermobilité représente sans aucun doute un enjeu majeur de cette régulation. Il est certain que les déplacements aériens pour des séjours de moins de trois jours vont nettement diminuer ainsi que le tourisme de masse. Le recours à la digitalisation de la communication – déjà observée durant la période de confinement—ne peut que s’accroître et entraînera moins de déplacements liés au travail.

On n’assistera pas à une remise en cause de la mondialisation mais à des mesures de régulation. La crise financière de 2008 a suscité une plus grande rigueur dans les transactions financières. De nombreux experts revendiquent à présent le principe de « circuits courts » pour ce qui relève de l’approvisionnement en milieu urbain tout en précisant qu’une région urbaine ne peut en aucun cas être complètement autonome ou vivre en autarcie.  Il ne s’agit pas d’abolir toute forme d’échanges mais de trouver le « juste milieu » entre différentes échelles territoriales, le local, le niveau national, européen et mondial.

 

L’expression « le monde d’après » est désormais omniprésente dans le paysage politique, économique et médiatique. Pensez-vous que la pandémie marquera une rupture dans l’organisation des territoires ?

 

Nous sommes nombreux à réfléchir au « monde d’après » qui sera ancré dans ce qu’il est convenu d’appeler la « transition écologique » ou encore la « croissance écologique ».  Ce qui implique une régulation de la mondialisation et un sérieux changement dans nos comportements et nos modes de vie et par voie de conséquence un changement dans l’organisation des territoires. Avec la période de confinement liée à la pandémie, un débat a été ouvert entre les tenants de la maison familiale et ceux privilégiant le logement dans un bâtiment collectif.  Ce débat s’explique en raison notamment de l’exode urbain observé à Paris et dans la région Ile de France : 17% de la population de la capitale a pris la décision de vivre le confinement dans une maison entourée d’un jardin. Les résidences secondaires ont été prises d’assaut. Ce phénomène a été observé dans d’autres villes globales comme New York où les ménages disposant d’une résidence secondaire ont choisi de quitter la ville.

Dans notre contexte national, nombreux sont ceux qui revendiquent une plus grande attention de l’État à l’égard des « villes moyennes » et des « petites villes » plutôt qu’aux métropoles. On peut aisément partager ce sentiment mais il ne faut pas oublier le rôle des métropoles pour le développement économique ainsi que dans les domaines de la recherche médicale et de l’offre de soins médicalisés (hôpitaux). On pense au Biopôle de la métropole de Lyon qui s’inscrit dans les réseaux internationaux de la recherche. D’où l’idée de réinventer l’imaginaire de la métropole (encore trop centré sur la politique de l’attractivité et de la compétitivité) au profit d’une vision plus marquée par une politique de la santé et de la prévention (différente de la politique des soins et de la médecine) pour assurer sa résilience.

La pandémie n’entraînera pas une rupture dans l’organisation des territoires, mais un réajustement en faveur d’un nouvel équilibre organisé autour d’un système de santé décentralisé.

 

Vos travaux portent sur la ville et l’urbain. Pensez-vous que la crise sanitaire peut, des urbanistes aux habitants, amener à repenser les manières dont se construit la ville ?

 

Mes travaux de recherche qui se situent à l’intersection des études portant sur la mondialisation et des études urbaines permettent de poser la question de l’urbanisme à venir. Tout au long de l’histoire, les épidémies ont entraîné la prise en compte de nouvelles normes d’hygiène ayant un impact direct sur l’aménagement urbain (réseaux d’égouts, larges avenues, ensoleillement etc.).  Evoquer la « ville reconfigurée par la mondialisation » ne se limite pas aux villes  globales ou villes mondes mais prend en compte les « villes secondes » pour reprendre la terminologie anglo-américaine. Contrairement aux villes globales celles-ci n’ont pas un rôle de commandement dans l’économie globale mais elles sont traversées par des flux d’échanges. Elles correspondent à nos métropoles – en dehors bien entendu de celle de Paris, ville monde – comme Lyon, Lille et d’autres.

Dans une phase de « transition écologique » (pour pallier au changement climatique), les urbanistes revendiquent une politique de végétalisation des villes. Il serait utile d’y associer une politique marquée par les principes inhérents à la santé. On pense ici aux travaux de nombreux chercheurs et notamment à ceux de William Dabb qui, dans son dernier ouvrage Santé et environnement, étudie les déterminants de la santé et propose une vision globale de la santé non limitée au système traditionnel de soins pour s’inscrire dans la prévention et dans la précaution. Il convient pour les métropoles (dites secondes) de s’approprier un urbanisme favorable à la santé (UFS), un concept développé par l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP) dans la mesure où elles ont une vision d’ensemble de leur territoire et souvent même des territoires adjacents.

Les métropoles mènent en outre d’importants programmes d’aménagement et d’équipement concernant les infrastructures associées à l’offre de services publics. Et elles peuvent ainsi associer un regard de santé publique, ce qui permet de cerner l’importance de l’environnement comme facteur de la santé.  Une politique de santé publique ne se limite pas à une politique de la mobilité en faveur de l’usage du vélo (comme on peut l’observer en ce moment dans de nombreuses villes dans le monde), elle concerne également la conception de logements adaptés à des périodes de confinement. Désormais, tout projet urbain devra inclure sous une forme ou une autre, le principe de la distanciation sociale pour répondre à la demande sociale.

1 Comment on [Les géographes face au Covid] Cynthia Ghorra-Gobin : « La pandémie représente un risque inhérent à la mondialisation »

  1. Pertinente,en vue que la mondialisation englobe tout ce qui est déplacement,que ce soit humain, marchandises, capitaux ou de cerveaux,donc elle est porteuse de propagation d’un quelconque virus .
    Ainsi, reste à repenser le phénomène de la mondialisation et de sa régularité.

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