Françoise Ardillier-Carras, de la Gartempe à l’Araxe

Agrégée de géographie, Françoise Ardillier-Carras est Professeur émérite des Universités et Vice-Présidente de la Société de Géographie. Ses principaux thèmes et terrains de recherche concernent la moyenne montagne en France, les territoires ruraux fragiles (France, Arménie), les productions agricoles de qualité (dont la vigne et le vin), l’énergie/les énergies renouvelables (France, Espagne), la petite hydraulique agricole (Limousin, Poitou, Arménie), l’eau et sa valorisation économique (Limousin, Poitou, Arménie, Argentine), ainsi que les frontières et conflits/géopolitique du Sud Caucase (Arménie).

Comment avez-vous découvert la géographie ?

 

Du fil de l’eau au fil des campagnes, mon parcours de géographe est né sur les rives de la Gartempe, en Limousin. Alors que je vivais à Bellac, elle est apparue dans mon existence, avec la Bazine et le Vincou, sous la plume de Jean Giraudoux, au gré des pages de Siegfried et le Limousin, Le mirage de Bessines, Ondine… Cette rivière devint le sujet de ma thèse sous la direction d’Olivier Balabanian. « Que les cottes de maille de l’eau tissées par les doigts du vent sont belles ! » écrivait le poète arabe Arqala Ad-Dimashqi Al-Kalbi, au Xe siècle, conférant au paysage, somme toute commun, de l’onde de la Gartempe, une magie géographique que je retrouvai ailleurs, au bord de la Sorgue où je rencontrai René Char. Il y a beaucoup d’eau dans mon parcours, celle de ma rivière limousine me conduisit 4 000 km vers l’Est, au bord de l’Araxe, dans le Petit Caucase, de la Creuse au Zanguezour massif montagneux au sud du Caucase. Ce fut le début d’une aventure arménienne à laquelle fut dédiée mon HDR. Un autre monde et un pas de temps différent.

 

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En Argentine : la vallée du fleuve Mendoza dans le massif andin, à 3100 m d’altitude © F. A-C. 2012

Quels sont vos domaines et terrains de recherche ? Pourquoi vous être tourné(e) vers eux ?

 

C’est donc l’eau qui fut à la source de mes travaux de recherche. La maîtrise de l’eau, à laquelle j’ai été sensibilisée par mon directeur de thèse, Olivier Balabanian, m’a amenée à la petite hydraulique agricole et énergétique. Les énergies renouvelables y ont vite trouvé leur place, tout comme la question de la gestion de l’eau pour l’agriculture. De là, comme en dévidant une bobine, d’autres chemins de terre et d’eau m’ont amenée aux frontières du Caucase et dans un contexte géopolitique sensible, c’est aussi par les campagnes que s’est déroulé le fil menant aux productions agricoles spécifiques de la moyenne montagne, avec une mention toute particulière pour la vigne et le vin en Arménie.

Une attirance innée pour les cartes, depuis le jour de Noël où un petit globe terrestre de métal fut glissé dans mes chaussures, est sans doute à l’origine d’une passion pour la géographie. Mais c’est aussi un autre fait marquant qui déclencha un intérêt particulier pour les frontières. Je devais avoir 10 ans lorsque je mis pour la première fois le pied sur une route des Pyrénées à la frontière de l’Espagne, où la voiture familiale avait entrepris une excursion. Un arrêt imprévu de l’automobile, capot levé pour faire refroidir le moteur, permit aux passagers de descendre près d’un poste de douane isolé. Je connus là une déception terrible: aucune ligne frontière n’était tracée en travers de la route…Les tiretés des cartes de géographie, matérialisant le fait, restaient obstinément

 

Pour vous, comment « fait-on » de la géographie ?

 

Pour moi, faire de la géographie, c’est parcourir les lieux, aller à la rencontre des habitants, entrer dans les villages, écouter les paysans arméniens, comme ceux du Limousin, pénétrer dans toutes les couches sociales, découvrir les signaux cachés, des clés pour comprendre les situations que le géographe doit décrypter. Voilà ce que furent et ce que sont encore les pratiques de géographe qui ont accompagné mes parcours sur le terrain.

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Autour d’une habitation villageoise, habitat kolkhozien, à Areni (Arménie), quelques pieds de vigne dans le désordre végétal de l’ex « lopin » soviétique © F. A-C.

Il faut dire que j’avais été à bonne école. A l’université de Poitiers, suivre Gérard Maurer sur son terrain marocain, mais surtout entendre Abel Bouhier marteler à ses étudiants que « pour entrer dans les campagnes, il faut enfiler ses bottes et marcher dans la boue», travaux pratiques à l’appui dans les campagnes du Poitou, vous transmet un code de valeurs, un moule de géographe auquel j’adhère encore totalement. Pour m’introduire dans les campagnes d’Arménie, étant totalement analphabète en arménien, je dus me mettre à l’apprentissage de cette langue, in situ, au gré des enquêtes et des rencontres, dans les familles qui m’accueillaient.

Et puis, comme l’ont fait bien des géographes ou des voyageurs, au cours de leurs missions, sur leur terrain, tel Paul Vidal de la Blache, pour fixer les repères d’un site ou d’une idée, le dessin à main levée est un complément visuel, enrichissant le témoignage recueilli sur place. Les ébauches de paysages au crayon, à la plume ou à l’aquarelle me sont souvent plus utiles que le déclic de l’appareil photo. Le croquis de géographie est une minute de la mémoire des lieux que l’on peut agrémenter de notes, d’éléments de perception personnelle.

 

Quels textes, auteurs, ont influencé vos travaux et comment ?

 

Croquis à la plume face au paysage du bassin du Pambak (Arménie) où l’on découvre l’étagement des activités agricoles de la minorité des russes Molokanes : du parcellaire des jardins aux terrains de parcours © F. A-C.

Croquis à la plume face au paysage du bassin du Pambak (Arménie) où l’on découvre l’étagement des activités agricoles de la minorité des russes Molokanes : du parcellaire des jardins aux terrains de parcours © F. A-C.

Dans ma bibliothèque, se côtoient les ouvrages scientifiques fondamentaux, références irremplaçables pour la recherche, mais aussi les récits de voyageurs, qui fourmillent d’observations sur les descriptions des paysages, des modes de vie, des sociétés dans leur milieu, des mœurs et des coutumes.

Quand Jan Potocki traverse les montagnes du Caucase, en partance pour la Chine, il donne une véritable leçon de la géopolitique du XVIIIe s. : « J’ai commencé à m’initier à la balance politique du Caucase, qui m’a parue embarrassée d’autant d’intérêts divers qu’il y en a eu en Europe au traité de Westphalie. Cette politique caucasienne est encore plus versatile que la nôtre ». Cette évocation est si proche de l’actualité d’aujourd’hui qu’on ne peut qu’être frappé de la réalité des faits et de la pertinence de ce récit. Quoi de plus riche d’enseignement que ces notes de voyages, témoignages d’un temps qui fut.Parmi les auteurs qui ont marqué ma perception de la géographie, c’est à l’historien Fernand Braudel que je pense. « L’identité de la France » est une forme de pensée qui relève de la curiosité et met en exergue « la valeur de l’observation géographique ». Selon Braudel, « en effet, c’est l’épaisseur, la durée, l’abondance de réalités entassées les unes sur les autres et qu’il faut distinguer, mais rapprocher ensuite ». Le géographe voit le monde comme un tout, comme un emboîtement de pièces et de morceaux qui, tous, ont un commun dénominateur : l’homme dans son milieu de vie.

 

La géographie n’est guère aimée du grand public. Que suggérez-vous pour changer cette situation ?

 

La géographie reste une valeur sûre dans un monde en perpétuel bouleversement, c’est l’ancre qui rassure et protège de la dérive. Le grand public fait de la géographie sans le savoir, que ce soit en suivant l’actualité, à travers les médias, lors de voyages ou dans son village. Ce qu’il n’aime pas c’est l’idée d’une science obscure, jugée inaccessible parce que mal connue. Les cartes, qu’il découvre dans la presse, lors des émissions TV, font le lien avec les informations quotidiennes pour situer les lieux de l’actualité.

eçon de géographie aux champs, pour les élèves d’une école de village à Gargar (Arménie) 2012. Le sujet portait sur une lecture simple du paysage © F. A-C.

Leçon de géographie aux champs, pour les élèves d’une école de village à Gargar (Arménie) 2012. Le sujet portait sur une lecture simple du paysage © F. A-C.

Ces «objets géographiques » sont devenus tellement indispensables que nul ne peut ignorer l’existence de la géographie, mais il est pourtant bien des géographes qui s’ignorent ! Pour sensibiliser à l’intérêt de cette discipline, et transformer la chrysalide en papillon, il convient, à mon sens, de motiver le sens de l’observation que chacun peut mettre à profit pour connaître puis comprendre le monde, à toutes les échelles. Je dis bien « le monde » et non « la planète », promue, aujourd’hui, abusivement, comme une référence absolue à tout propos. Tout peut être prétexte pour mobiliser une saine curiosité pour les hommes et leurs milieux de vie, pour saisir cette merveilleuse alchimie qui a fait que les sociétés humaines ont, de tous temps, su développer une capacité à vivre et à survivre grâce à leur ingéniosité, construisant leur identité et leur culture en une symbiose avec la géographie des lieux. L’esprit géographique, ne se décrit pas, il se vit sans même qu’on en soit conscient.

 

Quels efforts accomplissez-vous personnellement dans cette direction ?

 

C’est par des actions pour aider au développement économique, agricole en particulier, que j’essaie de convier la géographie sur le terrain de mes recherches. La création d’une association pour construire des micro-projets agricoles en Arménie fut, il y a 15 ans, le premier pas pour « appliquer » quelques principes, teintés d’un peu d’empirisme, au bénéfice de la valorisation de productions à l’échelle de villages de montagne. Le fait est que l’investissement personnel allié à l’expérience acquise par la géographie, au service de petits projets sur un terrain particulièrement vulnérable, m’a convaincue qu’avec les meilleures intentions qui soient, il faut rester humble et à l’écoute des habitants.

Sur les hauts plateaux volcaniques d’Aghmangan, enquête dans un village peuplé durant l’été par des familles de transhumants © F. A-C., 2013

Sur les hauts plateaux volcaniques d’Aghmangan, enquête dans un village peuplé durant l’été par des familles de transhumants © F. A-C., 2013

C’est cela aussi être géographe : d’abord « laisser ses habits au vestiaire », écouter, apprendre ce qui fait le quotidien des populations, puis suggérer des moyens d’action en accord avec les besoins réels. C’est ainsi que j’ai contribué à l’implantation d’animaux génétiquement adaptés (chèvres, bovins, porcins) dans divers villages d’Arménie alors que l’élevage issu des pratiques soviétiques souffrait de déficit génétique, donc d’une faible productivité. En viande et en lait. La géographie fut aussi appelée en renfort par une importante ONG (Fonds Arménien de France) pour lancer un programme d’aide au développement agricole dans des villages frontaliers soumis à une situation conflictuelle à hauts risques. Là, géopolitique et géographie rurale s’allièrent pour compléter les apports des autres disciplines appelées à la rescousse (agronomes, hydrologues, sociologues…). En fait, « vivre en géographie » ne serait-ce pas une chance accessible à tous : celle de lire le monde et les hommes qui y vivent comme dans un grand livre des merveilles ?

 

Quelques publications

 

Ouvrages

 

Ardillier-Carras F.( Dir.), Boulanger, Ph., Ortolland, D., 2012. Hydrocarbures et conflits dans le monde. Stratégies énergétiques et enjeux contemporains. Paris, Editions Technip, collection Géopolitique, 267 p, 20 cartes,

Ardillier-Carras, F. Balabanian, O.,2013, Arménie, terre vivante au cœur du Caucase. Paris, éd. Glénat, La Société de Géographie, collection Des pays et des Hommes, 2013, 287 p. cartes et illustrations photographiques

Ardillier-Carras,F. Balabanian O. Kevorkian R. 2012. Arménie russe. Aventures scientifiques à l’époque des Tsars. Pierre Bonnet, géologue français en Transcaucasie, 1909-1914. Limoges, Les Ardents ed., (250 pages : texte, photos et cartes).

Ardillier-Carras F. L’Arménie des campagnes. La transition post-soviétique dans un pays du Caucase. Paris, L’Harmattan, 405 pages, (HDR 2002 à Paris IV, sous la direction de J-Robert Pitte).Paris, L’Harmattan, 2004. Réed. 2006. (Publi HDR)

 

Participation à ouvrages et articles

 

Ardillier-Carras F. « Vigne et vin en Argentine. Le vignoble d’Arménie ». (2 chapitres) In F. Legouy, S. Boulanger, coord., Atlas de la vigne et du vin en France et dans le monde. Paris, Armand Colin-Dunod.2015.

Ardillier-Carras, F., Balabanian O, De Andres Ruiz, C. ).2012. « Les paysages énergétiques en Espagne ». Madrid, In A. Humbert, F. Molinero Hernando : España en la Unión Europea. Un cuarto de siglo de mutaciones territoriales, Madrid, Casa de Velazquez, 280 p. (pp. 41-58).

Ardillier-Carras,F. 2014- « La renaissance vitivinicole en Arménie, berceau de la vigne et du vin ». Colloque de l’OIV (Office International du Vin), Mendoza, Argentine 37th World Congress of Vine and Wine and 12th General Assembly of the OIV, 05006 (2014)   DOI: 10.1051/oivconf/201405006_c Owned by the authors, published by EDP Sciences, 2014 Publié en ligne : 4 novembre 2014 DOI: http://dx.doi.org/10.1051/oivconf/201405006

1 Comment on Françoise Ardillier-Carras, de la Gartempe à l’Araxe

  1. Je viens de terminer la lecture de l’ouvrage « Arménie russe 1909-1914 » de Françoise Ardillier-Carras et Olivier Balabanian et je veux juste les féliciter et les remercier pour la qualité, à tous niveaux, de leur magnifique travail.

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