Les sociétés africaines au prisme de leurs prisons. Entretien avec Frédéric Le Marcis et Marie Morelle
Etudier les prisons africaines est un véritable défi pour le chercheur. Défi de par la difficulté à comprendre le fonctionnement de ces espaces fermés et marginaux. Défi, aussi, face à la nécessité à s’abstraire des images archétypales collant à ces lieux. Défi, enfin, pour assumer éthiquement son rôle d’observateur extérieur. Directeurs de l’ouvrage collectif L’Afrique en prisons (ENS Editions, 2022), Frédéric Le Marcis et Marie Morelle nous proposent ainsi une lecture nuancée de l’expérience carcérale en Afrique, bien loin des images d’Epinal encore trop communément répandues.
Vous venez de publier l’ouvrage collectif L’Afrique en prisons (ENS Editions, 2022). Quelle est la genèse de ce projet ?
Ce projet est le résultat d’un programme de recherche pluridisciplinaire, « Economie de la peine et de la prison en Afrique » (ECOPPAF) financé par l’ANR de 2015 à 2019 et qui a rassemblé des chercheurs et chercheuses de plusieurs pays (notamment l’Afrique du Sud et la France). Ensemble, historiens, géographes, anthropologues et sociologues, nous avons étudié les questions carcérales dans dix pays d’Afrique. Nous souhaitions mener des ethnographies de terrain en prison, tout en travaillant sur archives, ou encore en conduisant des entretiens auprès des acteurs des politiques pénales (administrations pénitentiaires, associations, organisations internationales, en sus des détenu(e)s et des gardien(ne)s). Notre souhait était de donner à comprendre le rôle et la place des prisons et de l’enfermement dans les sociétés africaines, aujourd’hui et dans le temps long. En effet, les travaux scientifiques étaient et restent peu nombreux et il importe que le continent puisse pleinement prendre sa part dans les débats mondialisés sur le sens et la portée de la peine de prison.
Tout en constatant la diversité des situations locales, quels rôles géographiques les prisons occupent-elles dans les sociétés africaines ? S’agit-il de lieux spatialement et symboliquement coupés du monde ou sont-ils au contraire intégrés à leurs territoires alentours ?
La peine de prison est instaurée dans le contexte des colonisations. Elle représente donc une rupture forte dans les modes de justice et de punition. Pour autant, la prison pénale est maintenue au moment des indépendances et perdure jusqu’à nos jours. Elle naît donc dans un contexte de coercition et de violence : elle est l’un des instruments de la domination coloniale. Elle demeure un moyen pour les Etats indépendants autoritaires de contrôler les oppositions, hier ou aujourd’hui selon les pays et les contextes (coup d’Etat, restauration autoritaire, lutte contre le terrorisme). De ce fait cette population peut paraître comme totalement isolée du corps social.
Pour autant, les prisons en Afrique comptent de très nombreux détenus de droit commun, c’est-à-dire des détenus qui ne sont pas perçus explicitement comme prisonniers politiques. Parmi eux on trouve de nombreux individus en détention préventive. Si la durée de la détention préventive peut être anormalement longue, les allers-retours entre le dedans et le dehors sont fréquents. En république de Guinée, on estime que 60% de la population carcérale est en détention préventive, pour des séjours pouvant aller de quelques jours à plusieurs années (légalement la préventive ne peut pas dépasser trois mois, renouvelable une fois). En outre, à l’image des établissements pénitentiaires dans le monde, ces détenus sont dépendants de l’extérieur et de leurs proches pour vivre et survivre en prison (l’inverse étant toutefois possible). La prison est donc au cœur de nombreux échanges (matériels ou non). Ajoutons les interventions d’acteurs tiers, le plus souvent des religieux, des associations d’aide ou des organisations et ONG à dimension internationale. Si la prison institue bien une frontière, celle-ci fait l’objet d’intenses transactions.
La prison est un monde social dense qui s’inscrit dans les sociétés qui la produisent, reflet des inégalités. Et sans surprise, on peut dessiner un continuum carcéral entre les quartiers populaires et les prisons, les hommes les plus jeunes et les plus pauvres (racisés en Afrique australe) étant l’objet d’une plus forte répression.
Enfin, dans un autre registre, on citera les travaux de Romain Tiquet sur les camps mobiles pénaux au Sénégal à l’époque coloniale : la prison se déplace pour exploiter la main d’œuvre pénale dans des grands travaux d’infrastructure à travers le territoire.
Plusieurs communications montrent que l’expérience carcérale se poursuit par-delà les murs. Comment se manifeste cette continuité ?
Effectivement, il nous est apparu important de ne pas toujours partir de l’intérieur de la prison pour mieux saisir son empreinte et sa diffusion par divers biais et sous différentes formes. Sabine Planel montre que la seule menace de l’enfermement suffit à mettre au pas les paysans éthiopiens, sommés de respecter les plans de développement agricole. A l’inverse, à Abidjan, Sirius Epron montre que la prison est une possibilité parmi d’autres pour rendre justice et qu’elle coexiste avec d’autres référents et normes tels les autorités religieuses ou administratives des quartiers. Dans une perspective différente, Nana Osei Quarshie montre dans le Ghana colonial la diffusion de l’enfermement non plus dans un contexte pénal mais dans celui de la gestion de la population immigrée. Enfin, nos collègues sud-africains, et tout particulièrement Kathleen Rawlings et Julia Horneberger ont montré combien il est difficile de s’extraire d’un statut de détenu ou d’ex-détenu, en devenant parfois l’un des représentants de l’institution, porteur d’une parole de rédemption en Afrique du Sud. Dans ce même pays, Sasha Gear revient sur la violence de l’entrée en prison : comment vivre après cette expérience, même une fois libéré ?
En Afrique, la prison est-elle considérée par les acteurs publics comme un outil d’aménagement urbain et territorial ?
Les prisons héritées de la colonisation étaient délabrées. Des Etats indépendants ont pu engager la construction de nouveaux établissements au même titre que celle d’autres grands équipements. Toutefois, cela n’a pas été pensé comme un outil d’aménagement du territoire, pourvoyeur de ressources pour le voisinage (emplois, consommation de services par le personnel, etc.).
Aujourd’hui, face à la surpopulation carcérale, très fréquente dans les grandes prisons urbaines, la réponse des autorités se résume bien souvent à l’édification de nouvelles prisons, présentées comme plus grandes et plus modernes. Là encore, le principe qui préside à leur installation est somme toute pragmatique : identifier une réserve foncière, à bas coût. Cela se traduit par des projets en périphérie des villes, renchérissant le coût du transport pour les proches des détenu(e)s.
Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, vous insistez sur les difficultés matérielles comme éthiques qui se posent aux chercheurs travaillant sur les structures carcérales en Afrique. Comment ceux-ci tentent-ils de les surmonter ? Quelles stratégies méthodologiques convoquent-ils ?
Il était important de discuter des enjeux éthiques de nos recherches, au-delà des questions d’autorisation par exemple. Le dialogue instauré au sein de l’équipe entre membres d’institutions anglophones et francophones a été très instructif. Bien que les premiers soient tenus de suivre des chartes éthiques tandis que les seconds, en particulier en France, sont encore relativement libres, nous n’en sommes pas moins arrivés au même constat : aucune règle ne peut guider absolument notre présence sur nos lieux d’enquête. Si nous gardons à l’esprit l’enjeu de ne pas bouleverser ceux-ci par notre observation – par définition participante – nous devons sans cesse réfléchir à nos actes et à nos paroles et à leurs effets sur les règles de vie des institutions : ne pas trahir, ne pas exposer… Un constant travail réflexif et des échanges collectifs aident à garder une direction éthique sur le terrain, mais avec une grande humilité. Nous posons cependant que les aspects éthiques ne constituent pas uniquement une difficulté à surmonter. En plus de manifester le souci que nous portons aux effets de nos enquêtes, la réflexion éthique constitue également un puissant révélateur des valeurs en vigueur dans l’espace carcéral.
Ayant moi-même pas mal travaillé avec les prisons dans divers cadres, au Bénin, en RDC et au Cabo Verde, ce qui m’a frappé, outre le fait que, dans certains pays, comme c’est le cas de la RDC, la chaos général qui régnait dans le pays faisait que par exemple, comme il n’ avait pas de registre, il ne pouvait pas y avoir de levée d’écrou d’où, comme vous le signalez pour la Guinée (Conakry je pense) des situations totalement à la marge du cadre légal national lui-même très « virtuel » et insuffisant, rendant illusoire toute tentative d’amélioration, c’est le fait que la prison n’était bien souvent pas véritablement isolée de son contexte géographique local, contrairement à la situation « canonique » où l’enceinte elle même, avec ses murs, sa porte, ses contrôles institue normalement une coupure avec l’extérieur et fait de la prison un corps étranger dans le quartier. L’impossibilité de l’administration pénitentiaire à nourrir les prisonniers faisait par exemple que la prison de Cotonou était un lieu où, comme dans les rues avoisinantes, entraient et sortaient les vendeuses de nourritures, de produits, de repas, certains endroits de la prison ressemblant plus à un marché qu’à un lieu de détention. Les membres du Rotary Club avaient d’autre part édifié au sein de la prison elle même une sorte de « quartier VIP » (probablement par esprit de prévoyance), constitué de 4 logements accolés isolés eux même du reste de la prison par un mur, où ils étaient servi par leurs propres employés qui entraient et sortaient sans problèmes… À Praia au Cap vert la prison possède des champs sur lesquels travaillent les prisonniers, s’insérant ainsi dans le milieu agricole local.