Jean-Louis Chaléard : « Je suis devenu géographe peu à peu, en suivant un chemin inégalement balisé, avec des bifurcations »
De son intérêt premier pour la Côte d’Ivoire à la découverte de l’Amérique andine, de sa volonté de généralisation à son retour en Côte d’Ivoire, le cheminement scientifique de Jean-Louis Chaléard s’est toujours donné pour but la compréhension des processus socio-spatiaux dans les pays des Suds. L’entretien qu’il nous a accordé permet de retracer le parcours d’un géographe dont la géographie « est d’abord une vision globale du monde ».
Comment avez-vous découvert la géographie ?
Je n’ai pas vraiment « découvert » la géographie, au sens où on découvre une nouvelle théorie ou une terre inconnue. Il est plus juste de dire que je suis devenu géographe peu à peu, en suivant un chemin inégalement balisé, avec des bifurcations.
Les premiers contacts furent ceux de mon enfance. Les cartes murales et les documents illustrés (photos, images, cartes) des manuels scolaires à l’école primaire ont éveillé très tôt ma curiosité. Ensuite, j’ai lu les livres de Jules Verne et les albums de Tintin. Rien d’original à mon époque, tout comme ma collection de timbres qui me faisait rêver sur les représentations des sites de France, et surtout des pays lointains. C’est la dimension voyage qui m’attirait alors dans la géographie, animé par l’envie de découvrir les merveilles du monde.

Conférence à l’Université de Yaoundé 1 (Cameroun, novembre 2013)
À l’École normale d’instituteurs de Lyon où j’étais entré pour me destiner à l’enseignement, mes professeurs en terminale m’ont poussé à préparer le concours de l’ENS de Saint-Cloud, établissement dont j’ignorais jusque-là l’existence, mais qui allait avoir des conséquences décisives pour la suite. Au concours d’entrée, j’ai eu une très bonne note en géographie et l’enseignant principal à l’ENS, qui était aussi membre du jury, François Morand, m’a fortement poussé à choisir cette discipline, plutôt que d’autres comme l’histoire qui m’intéressait tout autant. Sans doute mon goût pour le voyage autant que l’intérêt que j’avais eu pour le programme du concours sur la France et sur les pays tropicaux ont achevé de me convaincre.
J’ai pris pleinement conscience, au contact des enseignants de l’École et de ceux de l’Université de Nanterre où j’étais inscrit, que la géographie proposait une voie pertinente pour comprendre le monde dans ses problèmes et sa diversité. Par rapport à d’autres disciplines de sciences humaines et sociales, la géographie offrait l’intérêt d’une réflexion sur l’espace et le territoire confrontée aux exigences du terrain. Cette nécessaire mise à l’épreuve empirique d’hypothèses théoriques me convenait bien.
Quels sont vos domaines et terrains de recherche ? Pourquoi vous êtes-vous tourné vers eux ?
Je travaille, pour l’essentiel, sur les pays du Sud et sur les questions de développement. Mais mes thèmes de recherche comme mes terrains ont évolué au cours de plusieurs décennies de pratique de la géographie.
J’ai commencé par l’étude du milieu rural en Afrique subsaharienne. Progressivement je me suis tourné vers les relations villes-campagnes dans le même ensemble régional. À partir des années 2000, j’ai étendu mes recherches à l’Amérique andine et, sur le plan thématique, aux territoires ruraux dans la mondialisation. Je me reconnais plutôt comme un géographe des marges ou des lisières : mon intérêt pour les sociétés rurales dominées, s’est élargi récemment aux périphéries rurales ou « rurbaines » des grandes métropoles dans les pays du Sud et pour finir aux « marges » géographiques. Ce parcours est le fruit de décisions dictées un peu par le hasard au départ, mais que mon expérience a confortées et fait évoluer.
À l’ENS de Saint-Cloud, la filière dominante était la biogéographie, dans le cadre du laboratoire de François Morand. Bien vite j’ai vu que cette voie ne m’enthousiasmait pas. Sur les conseils de Roland Pourtier, alors jeune assistant à l’école, j’ai rencontré Paul Pélissier, professeur de géographie à Nanterre, spécialiste de l’Afrique. J’ai tout de suite été séduit par ses qualités intellectuelles et humaines. Il m’a proposé de partir au Sénégal avec un camarade d’université, Michel Lesourd. Nous devions participer au bilan d’une opération de développement dans le Bassin de l’arachide, qui n’avait pas franchement réussi. Mon rêve de lointain, d’ailleurs, connaissait une première réalisation concrète. Mais sur place, la pratique de la recherche fut une véritable révélation. Nous disposions de photographies aériennes prises à des dates différentes (chose peu fréquente à l’époque), sur plusieurs « terroirs » (au sens où l’entendaient Pélissier et Sautter, en l’occurrence ici le village et les espaces alentours cultivés), qui nous permettaient une première approche hors terrain et des enquêtes rétrospectives. Nous séjournions dans les villages où nous menions nos investigations. J’ai été enthousiasmé par le contact avec les populations locales et passionné par l’étude des pratiques paysannes. En même temps, notre travail m’a amené à remettre en question une certaine forme de « développement », issue d’une pensée techniciste élaborée dans le Nord et largement ignorante des « logiques » paysannes. De plus, nous étions juste après 1968 et l’expérience de terrain alimentait mon anti-impérialisme. Le mémoire commun rendu avec Michel Lesourd sur « la modernisation des campagnes sénégalaises » fut très bien accueilli dans les milieux scientifiques, car il existait peu de choses sur notre domaine à l’époque.
Après l’agrégation de géographie, fort de cette expérience plutôt réussie, j’ai voulu faire mon service militaire en coopération. Avec mon épouse, nous avons été affectés en Côte d’Ivoire. Nous étions à l’ENS d’Abidjan. Mes charges d’enseignement me laissaient du temps pour entamer une thèse de troisième cycle. Sur les indications du conseiller scientifique du ministre de la Recherche ivoirien, je me suis lancé dans une étude sur les petits planteurs de café-cacao et de banane dans la région d’Agboville, proche d’Abidjan. Le sujet m’intéressait parce qu’il permettait d’aborder des questions plus générales touchant à la production de l’espace dans le cadre de sociétés rurales du Sud, à la fois dominées et pourtant capables d’initiatives et d’une certaine autonomie. Il permettait aussi de s’interroger sur ce qu’on appelait à l’époque le « miracle ivoirien », ses atouts et ses limites.
De retour en France et après un passage en lycée, j’ai eu un poste d’assistant à l’ENS Saint-Cloud qui m’a permis de continuer mes recherches à partir des années 1980. Je me suis inscrit en thèse d’État, passant du niveau régional à l’échelle nationale, autour d’une problématique nouvelle : l’essor des cultures vivrières pour les villes en Côte d’Ivoire, ce que j’ai appelé le « vivrier marchand » et dont j’avais perçu l’expansion dans mes recherches précédentes. Je fus ainsi parmi les premiers à saisir le tournant des géographes ruralistes qui, en Afrique, « retrouvaient les villes », selon les mots de J.P. Raison. M’appuyant sur des données de terrain, j’ai contribué alors à remettre en cause le caractère unilatéral des thèses qui opposaient systématiquement cultures vivrières et cultures commerciales, et celles qui ne voyaient que des effets négatifs à la croissance urbaine sur le monde rural, ignorant la complexité des liens entre villes et campagnes.
Après ma thèse d’État, élu en 1995 professeur à Paris 1, je ne voulais pas être enfermé dans un cas, un pays. Je souhaitais élargir les horizons thématiques et spatiaux de mes recherches, comparer des situations différentes pour monter en généralité. À lire des travaux sur différents continents, je m’interrogeais sur le rôle des écoles de géographie fondées sur les aires culturelles, dans la construction des savoirs : africaniste, américaniste, orientaliste, etc., longtemps opposées ou s’ignorant. Un collègue économiste de l’IRD me conseilla d’aller travailler au Pérou. Cette proposition était l’occasion pour moi d’approfondir la question. En même temps, au Pérou, une équipe de son institut lançait une recherche sur les effets de la mondialisation, à laquelle je fus associé. Le thème, moins travaillé qu’aujourd’hui, était particulièrement intéressant à étudier dans un pays qui pratiquait une politique d’ouverture libérale assumée. Il allait devenir un des volets importants de mes recherches dans les années 2000.

Village de la Sierra (Andes, Nord du Pérou, janvier 2007, ©Chaléard)
Fort de mon expérience péruvienne, j’ai pu, à partir de 2009, revenir sur mon terrain ivoirien, et lancer des études comparatives, tenant compte du contexte actuel de mondialisation. Une occasion importante m’en fut donnée avec la direction d’une ANR portant sur les périphéries des métropoles du Sud, à partir de six cas répartis sur trois continents, et qui associait des équipes de chercheurs du Sud et du Nord. Mes travaux les plus récents, sur les marges géographiques, les relations ville-campagne, le développement, sont marqués par cette expérience comparatiste.
Pour vous, comment « fait-on » de la géographie ?
Il n’y a certainement pas une seule façon de faire de la géographie. Ma démarche est attentive aux individus et aux phénomènes sociaux. Je n’ai jamais fait de « géographie physique » en tant que telle. Je m’intéresse à l’environnement physique dans la mesure où il peut aider à comprendre des configurations socio-spatiales locales, des rentes de situation ou des contraintes pour l’activité humaine. J’ai utilisé dès ma thèse de troisième cycle des outils quantitatifs, comme les analyses factorielles (c’est-à-dire relativement tôt dans les études africanistes). Je n’ai aucune prévention contre l’utilisation de ce genre d’outils, même si je ne suis pas du tout un quantitativiste. Ils peuvent m’aider à comprendre des processus, à formaliser des situations complexes, à préciser des différences ou des ressemblances…
L’enseignement à l’ENS Saint-Cloud, pendant 16 années, m’avait donné, à travers les cours d’agrégation annuels, la connaissance livresque de nombreuses situations géographiques et le goût d’une réflexion générale sur des espaces variés. Ma géographie, c’est d’abord une vision globale du monde, indispensable si on veut comprendre ce qui se passe dans les Suds. Cela ne m’empêche pas de travailler au niveau local, car c’est à cette échelle souvent que l’on peut conduire des analyses précises. Mais toujours replacées dans un contexte plus large, englobant.
Dans le fonctionnement de ma recherche, j’attache une grande importance à la façon dont je pose ma problématique de départ. Car c’est elle qui va guider mon terrain. Après, tout est affaire de « bricolage » pour reprendre le terme de Guy Di Méo dans cette même rubrique. La recherche est faite d’un va-et-vient permanent entre la problématique et le terrain qui se modifient ou s’ajustent l’un en fonction de l’autre. Le terrain lui-même, dans des pays du Sud aux conditions matérielles difficiles, est semé d’embûches, d’imprévus qui contraignent fortement la recherche. Mais il est indispensable si on ne veut pas avoir un discours passe-partout sur le développement ou accumuler des idées fausses.
Je suis également très sensible à la dimension collective de la recherche et chaque étape de mon parcours a bénéficié du compagnonnage avec d’autres chercheurs. Ma longue et riche collaboration avec Alain Dubresson m’a permis d’approfondir mes réflexions sur les relations ville-campagne. Si j’ai pu me réorienter sur le Pérou, c’est en partie grâce à Évelyne Mesclier, avec qui j’ai fait équipe au sein de trois programmes de recherche collectifs successifs. J’ai travaillé aussi avec de nombreux autres collègues sur les politiques territoriales, les espaces ruraux, les relations ville-campagne, etc. Récemment, par exemple, mes échanges avec Thierry Sanjuan m’ont permis d’approfondir mon approche sur le développement au miroir des situations asiatiques.
Non moins décisifs furent la confrontation ou le travail en commun avec des chercheurs d’autres sciences, notamment, l’anthropologie, la sociologie, l’agronomie, l’économie et bien sûr l’histoire. Les contenus qu’ils nous apportent, les éclairages complémentaires, les façons différentes de poser les questions sont indispensables à la réussite de la recherche. Bien que j’aie passé peu de temps à l’IRD/ORSTOM, j’ai fait partie de ces générations de chercheurs où se mêlaient, au sein des centres ORSTOM en Afrique, des spécialistes de disciplines variées, véritables laboratoires d’échanges interdisciplinaires. J’ai eu l’occasion de publier des articles avec des agroéconomistes et de participer à des ouvrages collectifs ou des numéros spéciaux de revues dirigés par des agronomes, des économistes ou des anthropologues. J’ai moi même ouvert les programmes que j’ai dirigés, (ANR, groupe de travail du Labex de Paris 1, séminaires, etc.) à des spécialistes d’autres sciences sociales. Et j’ai pu souvent me rendre compte que les collègues d’autres disciplines sont intéressés par l’approche géographique qui se focalise sur les lieux, l’espace, le territoire. Beaucoup d’anthropologues ou d’agronomes d’ailleurs, empruntent des outils à la géographie (comme les cartes) et s’intéressent à l’inscription spatiale des phénomènes.
Quels textes, auteurs, ont influencé vos travaux et comment ?
Je n’ai jamais aimé être enfermé dans une seule école de pensée. Les influences que j’ai pu recevoir sont très diverses. Il reste que des auteurs ont compté plus que d’autres, avec des variations au cours de mes cinq décennies de carrière.
Parmi les non géographes qui m’ont marqué dans ma formation générale certains ont eu des répercussions sur ma façon de faire de la géographie. Par exemple, les écrits de Louis Althusser, de ses élèves et de l’approche structuraliste des années 1960-1970 ont influé sur ma façon de penser dans un sens dialectique les rapports espace/société et d’essayer de mettre en évidence les grandes structures des phénomènes ou des territoires. L’anthropologie économique à la même époque (dont beaucoup de travaux portaient sur l’Afrique) m’a fait mettre l’accent sur les relations entre les modes d’organisation collective et la production de l’espace. D’un autre côté, j’ai été, dès mes premiers travaux, très sensible aux mutations contemporaines des sociétés rurales africaines ; les écrits de Georges Balandier (un ouvrage comme L’Afrique ambiguë, dans lequel il mettait en évidence les forces contradictoires à l’œuvre en Afrique subsaharienne au moment de la décolonisation), m’ont permis d’approfondir mes analyses dans cette direction. Rapidement aussi des auteurs comme Marshall Sahlins (dans Âge de pierre, âge d’abondance) m’ont amené à remettre en cause la vision qu’on pouvait avoir sur les sociétés différentes de la nôtre, en s’intéressant à leurs propres logiques (même si les cas étudiés par Sahlins ne correspondent pas à mes champs d’étude).
En géographie, j’ai beaucoup appris, tant du point de vue des contenus que de la méthode, à la fin des années 1960 et dans les années 1970, de la lecture des travaux de Pierre Gourou. Ce sont moins Les pays tropicaux que les Leçons de géographie tropicale et ses ouvrages ultérieurs qui m’ont intéressé. Il y souligne l’importance de ce qu’il appelle les « encadrements » (tout ce qui « encadre » l’homme, de la famille au langage…), ce qui m’a semblé très opératoire pour analyser les relations entre sociétés et environnement et la construction des territoires. Pour autant, je n’ignorais pas les thèses du courant tiers-mondiste, très actif à l’époque. La prise en compte des phénomènes de domination politique et économique des pays occidentaux sur le monde en développement, à l’évidence indispensable, venait pour moi en complément ou en contrepoint des analyses de Pierre Gourou.
Toutefois celui qui est resté ma référence constante est Paul Pélissier. J’ai beaucoup appris de sa lecture des paysans africains et de sa valorisation de leur capacité d’initiative. Sur le terrain, j’ai pu admirer son aptitude à décrypter les logiques sociales qui sous-tendent les paysages et l’espace géographique. Paul Pélissier a su aussi évoluer constamment, rester en prise avec les grandes questions de la recherche africaniste (entre autres sur le caractère explosif du foncier), s’ouvrir à des thèmes nouveaux (comme les relations ville-campagne). Les discussions que nous avions m’ont nourri intellectuellement, notamment au début de ma thèse d’État où il a contribué à me faire apprécier la profondeur de mon sujet en termes d’enjeux de développement. D’autres géographes ont joué un rôle certes moins fondamental mais important. Je pense à Gilles Sautter (qu’on associe souvent à Paul Pélissier), pour sa réflexion sur le paysage (son rôle dans l’analyse géographique et ses limites) autant que sur la géographie africaniste, ses approches, ses concepts.

Enquêtes de terrain à Olmos (région côtière, Nord du Pérou, avril 2012)
Près de cinquante années de carrière supposent également un enrichissement et des échanges permanents dans le cadre de séminaires, colloques, missions communes et encadrement de jeunes doctorants. Je citerai par exemple les séminaires de Chantal Blanc-Pamard, dans les années 1980-1990 sur La dynamique des systèmes agraires où se rencontraient des chercheurs venant d’horizons très variés et qui avaient une forte expérience des campagnes du Sud. La direction de l’ANR sur les périphéries des métropoles du Sud a été l’occasion de fréquenter, au sein de ce programme, des collègues de différentes spécialités et de différents pays. Mes doctorants et doctorantes ont constitué aussi un vivier de renouvellement constant, élargi du fait de l’évolution de mes propres terrains et thèmes de recherches. Enfin, chemin faisant, de nombreux auteurs géographes ou non géographes ont pu m’inspirer, que je ne saurais tous citer, et j’ai souvent intégré dans mes approches certaines de leurs réflexions sans pour autant en faire mes livres de chevet. Par exemple, Edward W. Said (dans son livre, L’Orientalisme) pour sa remise en question du regard occidental sur les sociétés des Suds, Amartya Sen pour sa réflexion originale sur le développement… Tous ces apports ont contribué à faire de moi un géographe attentif à la diversité des lieux, mais aussi à la façon dont localement se posent les grandes questions du développement, les rapports de domination, les inégalités socio-spatiales.
La géographie n’est guère aimée du grand public. Que suggérez-vous pour changer cette situation ?
Comme d’autres géographes, je nuancerai l’affirmation selon laquelle la géographie n’est guère aimée du public. Et quelle géographie ? Quand on voit les tirages de la revue Géo en France, cela laisse rêveur. Les atlas connaissent un réel engouement, de même une émission comme Le dessous des cartes.
Cela dit, la géographie n’a pas le succès de l’histoire. C’est certain. Sans doute est-elle victime de sa place dans l’enseignement secondaire et le fait que les professeurs d’histoire-géographie sont des spécialistes d’histoire. Mais cela est en train de changer (comme le note Marie Redon dans cette même rubrique) et n’explique pas tout. Les programmes ont été longtemps peu enthousiasmants. Et il était plus facile d’intéresser de jeunes esprits à l’histoire, sous forme de récits. Mais je pense que des formes de géographie peuvent être très attractives, en jouant sur les cartes, sur les grandes questions du monde contemporain, sur le regain d’intérêt pour le local. Cela suppose aussi un effort en direction des médias pour faire passer au grand public de façon simple un discours scientifique forcément compliqué. Quelques géographes ont su se placer dans les médias et y être reconnus. Certainement pas assez.
Des évènements grand public peuvent aussi jouer un rôle dans la diffusion de la géographie. Le Festival International de Géographie de Saint-Dié en est la preuve manifeste. Il a donné une audience aux géographes dans la région, dans les média nationaux, auprès des enseignants du secondaire et contribué à changer l’image de la géographie.
Quels efforts accomplissez-vous personnellement dans cette direction ?
J’ai essayé, de différentes façons, de diffuser des connaissances ou des analyses géographiques. Certaines de ces expériences ont été ponctuelles, d’autres se sont étalées dans le temps. Je les ai toutes trouvées intéressantes et enrichissantes pour moi, parce que je rencontrais d’autres gens, que j’essayais de leur faire partager mes expériences, mes connaissances et mon intérêt pour la géographie.
L’enseignement est bien sûr la première forme de diffusion des savoirs géographique et le premier moyen de donner le goût de la géographie. Je trouve que le métier d’universitaire, comme je l’ai pratiqué à Paris 1, enseignant qui essaie de faire passer les résultats de la recherche dans ses cours, y compris aux étudiants de première année, est à la fois difficile et passionnant. Par l’université, on peut gagner un public en partie acquis mais encore souvent hésitant quant à ses choix futurs. Ancien enseignant du secondaire, j’ai aussi participé, il y a certes quelques décennies, à des manuels scolaires. Il n’est pas facile de présenter des choses compliquées de façon concise et avec des mots simples (surtout quand il s’agit, comme c’était mon cas, d’ouvrages pour le collège). Mais grâce à ces publications, on touche des centaines de milliers d’élèves.
Les conférences permettent aussi d’entrer en contact avec des publics variés où on rencontre des personnes intéressées, qui aiment discuter et qui à cette occasion découvrent la géographie (je pense notamment à un public d’agriculteurs français à qui j’avais parlé des paysans des Suds). Je participe aussi à une université populaire, ce qui me permet de faire entendre la voie des géographes au sein d’un comité d’orientation scientifique. Dans la plupart de ces cas, il s’agit moins de « faire aimer » la géographie que de renforcer son statut comme discipline scientifique et qui a des choses originales et importantes à dire, dans le cadre des grands problèmes contemporains.
Les médias sont un moyen de s’adresser à un très vaste public. Je participe parfois à des émissions de radio. Mais il n’est pas toujours facile de répondre aux sollicitations : les animateurs vous demandent d’intervenir à une date très rapprochée à laquelle vous n’êtes pas forcément disponible. J’avais participé, il y a un peu plus d’une décennie, à un film sur la Côte d’Ivoire, réalisé par le CNDP, et qui était passé sur une chaîne de télévision du service public. L’expérience avait été passionnante et instructive, car elle m’avait obligé à aller rapidement à l’essentiel pour tenir dans les temps d’un documentaire télévisé sur un sujet qui me semblait très vaste (« l’argent du cacao » chez le premier producteur mondial de cette denrée). Cette réalisation est restée malheureusement unique.
Enfin, la revue dont je suis directeur, Échogéo, est aujourd’hui pour moi la principale source de diffusion de savoirs géographiques. Il s’agit d’une publication scientifique, mais qui veut s’adresser aussi à un public plus large que les seuls spécialistes. Outre un nombre de lecteurs relativement élevé, grâce au format numérique de la parution, nous touchons des publics variés à travers les reproductions partielles de nos articles, dans des livres scolaires ou scientifiques. Nous sommes l’objet de nombreuses sollicitations et, en général, quand il s’agit de manuels, nous répondons favorablement aux demandes des auteurs ou des éditeurs.
Au final, je ne pense pas que l’avenir de la géographie réside principalement dans des expériences individuelles, même si la présence de quelques grands noms peut être porteuse. Pour en rester à mon domaine, le rôle de la géographie me paraît fondamental pour aborder les problèmes des pays du Sud. Sur quelques questions (le foncier, les dynamiques paysannes, le ravitaillement alimentaire des villes…), j’ai essayé de contribuer à la construction de savoirs collectifs qui passent parfois jusqu’au grand public. Ce sont des expériences accumulées par un grand nombre de chercheurs qui permettent aux géographes de se faire entendre.
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