[Lu dans la presse] « N’ayons pas honte de trinquer à la santé d’autrui ! », par Jean-Robert Pitte
Tribune de notre Président Jean-Robert Pitte
dans Le Figaro du 24 janvier 2023
Au pays de Rabelais, de la liberté chérie et de la joyeuse transgression, certains s’ingénient à multiplier les interdits puritains et à culpabiliser leurs contemporains à propos de tout et n’importe quoi: leur langue, par trop machiste, leur histoire, dont ils n’auraient aucune raison d’être fiers, la déesse fâchée après eux qu’ils appellent «nature» ou «planète», leur consommation énergétique, leur alimentation, la composition des tissus de leurs vêtements, etc. Ce n’est hélas pas un monopole de la police wokiste constituée d’universitaires, d’écrivains à la mode ou de journalistes ; l’État n’est pas en reste, comme le montre la campagne télévisuelle actuelle autour des boissons alcoolisées, financée par nos impôts. «C’est pas un peu absurde de se souhaiter une bonne santé avec de l’alcool, alors que l’alcool multiplie les risques de cancer, d’AVC hémorragiques et de troubles du rythme cardiaque? La bonne santé n’a rien à voir avec l’alcool.»
Pendant qu’une voix pateline délivre ce message crucifiant, le clip montre des Français de toutes générations trinquant joyeusement avec des verres contenant des boissons fermentées, du vin en particulier, ou distillées et se souhaitant de manière sonore : « Santé! ». Les précédentes campagnes attiraient l’attention sur les excès de consommation d’alcool et recommandaient de ne pas dépasser deux verres par jour. Désormais, c’est l’abstinence totale qui est de mise et l’opprobre qui est jeté sur l’un des rituels les plus anciens et populaires de la plupart des cultures du monde: le fait de lever son verre, parfois en trinquant, en regardant son vis-à-vis droit dans les yeux, le sourire aux lèvres, en lui souhaitant une bonne santé et en partageant avec lui une gorgée de boisson euphorisante.
Boire à la santé d’autrui est une pratique qui remonte à la nuit des temps. Les anciens Grecs l’appelaient joliment philotésie – titre du mémoire de Peignot – et s’y livraient avec dilection au cours des symposiums qui suivaient les banquets
Disons-le tout net, le vin par sa faible teneur en alcool (10 % à 14 %) possède bien plus de vertus que les eaux-de-vie, malgré le joli nom qu’elles portent, qui sont délétères pour l’organisme lorsqu’elles sont consommées quotidiennement. Comme l’écrivait Gabriel Peignot, un aimable érudit, dans un mémoire présenté en 1835 à l’Académie de Dijon, le vin « réveille l’esprit, électrise l’imagination, dispose à la gaieté, à la franchise, aux sentiments généreux ». De quel droit, des rabat-joie voudraient nous priver de tous ces bienfaits, eux qui ignorent que la vraie santé concerne autant l’âme que le corps?
Boire à la santé d’autrui est une pratique qui remonte à la nuit des temps. Les anciens Grecs l’appelaient joliment philotésie – titre du mémoire de Peignot – et s’y livraient avec dilection au cours des symposiums qui suivaient les banquets. Cela se pratique encore aujourd’hui en Géorgie, où l’on se porte mutuellement des toasts poétiques (à la santé, à l’amitié, à l’amour, à la prospérité) pendant les banquets en buvant le vin local tiré des jarres enterrées, les kvevri, sous l’autorité d’un symposiarque nommé tamada. C’est l’une des manifestations de leur identité à laquelle les Géorgiens sont le plus attachés et qui rend inoubliable tout voyage dans ce merveilleux pays. Le kiddouch que les juifs pratiquent lors des repas de shabbat et de fête comprend la bénédiction du vin qui s’achève par la formule le’haïm !, «à la vie», équivalente d’«à votre santé!». Il est probable que les convives des noces de Cana, Jésus le premier, l’ont maintes fois clamé au cours du repas en levant leur coupe pleine du meilleur vin de toute l’histoire. L’Eucharistie, instituée par le Christ au moment de la Cène et renouvelée au cours de chaque messe, est une sublimation sacramentelle du kiddouch juif mêlé au symposium grec. Elle procure aux croyants la suprême santé qu’est la vie éternelle.
De grâce, cessons donc de proscrire ce qui n’a pas lieu de l’être et éduquons plutôt notre belle jeunesse à la responsabilité en la dissuadant de pratiquer l’enivrement rapide
En Europe latine, on trinque en disant salute en italien, salud en espagnol, saude en portugais, tous issus du latin sanus, «sain», tout comme en russe, za vashé zdorovie, qui a ses équivalents proches dans toutes les langues slaves. Les Chinois, qui, de plus en plus, remplacent les alcools forts par du vin rouge au cours des banquets se lèvent à plusieurs reprises de leur place et viennent trinquer avec les convives qu’ils veulent honorer ou qu’ils portent dans leur cœur en leur disant ganbei, ce qui signifie littéralement «cul sec», mais en réalité «à votre santé». Tout l’Extrême-Orient a emprunté ce rituel et l’on dit kampaï en japonais, geonbae en coréen.
De grâce, cessons donc de proscrire ce qui n’a pas lieu de l’être et éduquons plutôt notre belle jeunesse à la responsabilité en la dissuadant de pratiquer l’enivrement rapide, emprunté à l’Europe et à l’Amérique du Nord. Qu’elle apprenne à se réjouir en éduquant ses papilles et son intelligence grâce à la consommation raisonnable de bon vin. Chacun sait combien les lois fédérales de prohibition ont fait exploser l’alcoolisme aux États-Unis entre 1919 et 1930 et combien la consommation d’alcools forts est élevée et crée de méfaits de santé en Russie ou dans les pays de la péninsule arabique, pourtant les plus prohibitionnistes qui soient aujourd’hui. Quand donc nos censeurs comprendront-ils que sans plaisir la condition humaine ne vaut pas d’être vécue, que chacun de nos actes, même le plus vertueux, nous rapproche de notre dernière heure, et qu’être buveur d’eau ne rallonge nullement l’espérance de vie ?
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