Lettre ouverte à Messieurs Vladimir Poutine et Sergueï Choïgou, Président du Conseil d’administration et président exécutif de la Société de Géographie de Russie

Chers Présidents,

Je m’autorise à vous écrire en tant que dirigeants de l’éminente Société de Géographie de Russie, créée en 1845, homologue et partenaire depuis l’origine de la Société de Géographie, la première au monde, créée à Paris en 1821, mais aussi parce que vous êtes respectivement Président et Ministre de la Défense de ce grand pays qu’est la Fédération de Russie. Vous n’êtes pas sans savoir quelle émotion et quelle tristesse crée en France la guerre inique que vous avez entreprise en Ukraine. Elle sème la mort, pousse des millions d’hommes, de femmes, d’enfants à l’exode et entraîne la dévastation de ce pays très cher à nos cœurs. Les géographes français entretiennent depuis très longtemps des relations scientifiques et d’amitié avec leurs homologues russes et nos deux sociétés savantes sont liées par une convention active et qui a déjà porté de nombreux fruits. Je vous supplie donc d’accepter de lire les propos qui suivent.

Yves Lacoste, l’un des éminents géographes français qui a contribué à réhabiliter la géopolitique, une indispensable branche de notre discipline, a écrit en 1976 un essai qui avait fait quelque bruit en son temps : La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre. C’était une manière un peu provocatrice de dire que la science géographique s’est, depuis l’Antiquité, beaucoup développée à la demande des militaires pour les besoins de leurs missions, mais en aucun cas une affirmation de l’usage exclusif de celle-ci à des fins belliqueuses. Tout au contraire, vous le savez bien, la géographie qui a connu des développements prodigieux depuis la Seconde Guerre Mondiale sert surtout à améliorer la maîtrise des sociétés humaines sur leur environnement et, en leur permettant une meilleure connaissance mutuelle, à favoriser la fraternité et à faire la paix.

Monsieur le Président exécutif, vous avez créé et dirigé avec talent de 1994 à 2012 le ministère des situations d’urgence, une fonction pour laquelle les connaissances géographiques sont indispensables. Étant devenu en 2012 le gouverneur de l’oblast de Moscou, vous avez montré que la géographie permet aussi de gérer le bon fonctionnement d’un territoire aussi complexe que celui dont la capitale est une grande métropole mondiale. En même temps, vous êtes devenu ministre de la Défense et, malheureusement vous dévoyez cette fonction indispensable à tout pays en vous lançant à l’assaut de l’Ukraine, un pays indépendant et reconnu. Vous agissez en faisant fi de toutes les règles du droit international, en premier lieu au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Chacun connaît les liens historiques puissants qui lient la Russie et l’Ukraine et l’entremêlement de vos populations, mais vos destins se sont séparés voici maintenant trois décennies, ce qui a suffi à créer en Ukraine une vraie Nation qui construit son propre modèle culturel, politique et économique, qui aspire à vivre en paix avec ses voisins dans un monde ouvert à tous les échanges possibles, y compris avec vous. Vous le savez, l’immense majorité des russophones de ce pays se sentent, se disent et se veulent des Ukrainiens. C’est une réalité culturelle et donc géographique que vous pouvez nier dans vos discours, mais pas dans votre for intérieur et que vous ne pourrez concrétiser dans la réalité géopolitique, sauf par la violence. N’avez-vous pas souvenir des horreurs perpétrées par Staline et par Hitler qui ont voulu tordre le destin des peuples en leur imposant une nouvelle identité, en les déplaçant de force hors de leur territoire légitime ? Ils étaient d’effroyables barbares, sans foi ni loi, et ils étaient en outre profondément ignorants de la géographie, lacune qui a toujours été dans l’histoire du monde une arme de destruction massive.

L’immensité de la Russie ne vous suffit-elle donc pas ? Vous-même, monsieur le Ministre, qui êtes un Touvain, né en Sibérie méridionale, à 3500km de Moscou, savez d’expérience combien il est difficile de gérer un territoire aussi vaste, surtout lorsque surviennent des catastrophes.

Comme les présidents de toutes les sociétés de géographie du monde, je vous avais convié il y a quelques semaines aux cérémonies du bicentenaire de la Société de Géographie. Vous n’avez pu venir à Paris à cette occasion, mais permettez-moi de vous raconter comment s’est achevée la cérémonie qui réunissait plus de 600 personnes dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, en présence d’un amoureux de la géographie et artisan de paix, le Prince Albert II de Monaco. Le colonel Boulanger, chef de l’orchestre de la Garde Républicaine qui accompagnait l’événement, a décidé de conclure par un morceau de musique russe qui est populaire dans le monde entier : kalinka. À la surprise du chef et de l’orchestre, l’assistance s’est mise à sourire et à frapper dans ses mains, comme on le fait en Russie. Les visages se sont éclairés et ce morceau si joyeux s’est terminé dans la liesse générale. Nous aimons votre pays dont la littérature, la musique et tous les arts ont tant apporté au monde. Nous voulons rester vos amis et, pour ce qui est de la Société que j’ai l’honneur de présider, continuer à faire ensemble de la bonne géographie, en vraie complicité et au service de la paix . De grâce, écoutez la voix de la sagesse, celle de la géographie, retirez-vous d’Ukraine et revenez dans le concert des Nations !

 

Jean-Robert Pitte,

Président de la Société de Géographie
Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques

20 Comments on Lettre ouverte à Messieurs Vladimir Poutine et Sergueï Choïgou, Président du Conseil d’administration et président exécutif de la Société de Géographie de Russie

  1. Jean Noel Beguier // 25 mars 2022 á 11 h 18 min // Répondre

    Bravo Jean-Robert; de tout cœur avec ton excellente initiative.
    Jean,Noël

  2. CATHERINE MARRAGONIS-ARMENOULT // 25 mars 2022 á 11 h 55 min // Répondre

    Bravo… Souhaitons que votre initiative admirable participera à la résolution de ce conflit. CMA

  3. Jean-Claude LUMBROSO // 25 mars 2022 á 11 h 59 min // Répondre

    Cette lettre est une excellente initiative qui honorez son auteur. Aura-t-elle un effet quelconque sur le comportement du Président du Conseil d’Administration qui en est destinataire ?

  4. Jean-Claude LUMBROSO // 25 mars 2022 á 12 h 01 min // Répondre

    Cette lettre est une excellente initiative qui honore son auteur. Aura-t-elle un effet quelconque sur le comportement du Président du Conseil d’Administration qui en est destinataire ?

  5. PICHARD Annick // 25 mars 2022 á 12 h 11 min // Répondre

    Une très belle initiative …..même si l’impact sera probablement faible ….

  6. EXTRA-Ordinaire initiative ! Il me semble qu’il serait judicieux d’envoyer aussi un petit message aux USA pour qu’ils limitent leur expansion géographique en … Europe.

  7. Bravo ! Quel dommage, de n’avoir pas écrit une aussi belle lettre lorsque, en 99, 19 rogue states ont été enrôlés pour aller lâchement bafouer la souveraineté d’une nation et bombarder incessamment, pendant 78 jours et nuits, Belgrade et toutes les grandes villes de Serbie !
    Et tout ça pour ?
    Arracher un petit bout de province, en faire un Etat moignon mafieux. Mais surtout, pour y bâtir la 2ème plus grande base US au monde …
    Qu’ils auront l’immense culot de baptiser du nom d’un « héros de la guerre du Vietnam ». Ignominie …
    Imaginez un instant que la France baptise une de ses bases d’op. extérieures du doux nom d’un héros de la guerre d’Algérie ? A coup sûr c’est des US que le tollé international partirait. C’est grâce à eux qu’a été levée la censure française sur la guerre d’Algérie, et on connaît leur rôle dans la décolonisation … des autres.
    Nous voilà réduits à bouffer leur grosse m_erde de gaz de schiste, qui sera transporté par de gros méthaniers transatlantiques hyper pollueurs.
    Où est Jadot, notre piquouseur en chef ? ça va qu’on ne peut même plus rouler, ça compense …
    Nous voilà contraints de voir l’Allemagne réunifiée se réarmer, une première, et acheter les avions de guerre ricains.
    A qui profite le crime. Et le coûte que coûte …
    Heureusement qu’Albright, celle pour qui 500.000 enfants irakiens, c’était un si petit prix à payer pour la Pax Americana, vient de rejoindre dans les flammes de l’enfer Brzezinski, l’auteur de cette véritable version US de Mein Kampf. Cette même sorcière Albright que les Serbes avaient eu le grand tort de sauver des griffes des nazis, elle et sa famille – on voit la reconnaissance qu’elle a eue, qu’elle n’a placée que dans une profonde haine.
    Faut-il sacrifier le Donbass ? Après tout ce que nous avons vu depuis 2014 ; malgré le silence total des médias occidentaux, nombre d’entre nous étaient au courant.
    Faut-il faire silence sur les nombreux défilés nazis – non, pas néo-nazis, nazis, qui se déroulent à Kiev ? Nazis sur lesquels BHL n’a eu aucun scrupule à compter parce qu’ils étaient si nécessaires en 2014 pour aider à renverser un régime ? Et qui ont pris tant de vigueur politique depuis ?
    Pourquoi minimisons-nous autant leur importance et leur rôle ? Un seul nazi dans les rangs des militaires français, et ce serait la honte nationale ! Là, ce sont plusieurs milliers, et avec une influence considérable !
    Nazis qui ont enfermé plus de 50 personnes à Odessa, en 2014, qui avaient le seul tort de vouloir pouvoir continuer à parler russe, et les ont brûlées vives, achevant au sol celles qui se défenestraient, et disant publiquement combien il était dommage que « de ces cafards, certains en aient réchappé » ?
    Ceux-là ne seront jamais jugés : ce n’est même pas « crime de guerre », n’est-ce pas. Une broutille pour l’UE… et ses « valeurs », que, par ailleurs, nous apprécions de moins en moins…
    Il n’est que trop clair que Zelensky répète à l’envi ce que les US lui soufflent à l’oreille : des conditions telles que toute négociation soit impossible, faire traîner ; et intimer l’ordre aux rares entreprises françaises restées de quitter la Russie … Surtout la France, qu’on veut faire couler. Bien logique, tout ça. Car la chute prochaine de l’Afrique précipitera encore un peu plus la nôtre. L’équipe de Biden le sait. Un mois, un mois seulement…

    Quand ça arrivera, on aura tous une pensée pour Nuland, qui l’avait bien dit en 2014 : « F_uck the EU »!

    http://www.budnaera.com/202201f/2211270.html

  8. Christophe Philibert // 25 mars 2022 á 12 h 58 min // Répondre

    Monsieur le président,

    Je viens de lire votre lettre ouverte au président V. Poutine de la Russie et au président S. Choïgou, président de la Société de Géographie de Russie. La guerre est toujours une réalité difficile à vivre et à accepter, et tout conflit armé doit bien entendu être déploré, comme le dit cette lettre.

    Pour autant, celle-ci ne dit mot des responsabilités importantes que l’OTAN et plusieurs de ses membres, et notamment le plus important , ont joué dans le déclenchement de la phase armée de ce conflit et continuent de jouer, avec le risque d’une troisième guerre mondiale.L’OTAN n’est pas dans son rôle en se comportant comme le maître du monde comme en ce moment L’extension vers l’est de l’OTAN, depuis la fin de l’URSS ( il suffit de regarder des cartes de géographie pour le voir ), est une atteinte lente mais réelle à la dignité et aux intérêts de la Russie et de l’Ukraine et de leurs populations.Les responsables politiques actuels de l’Ukraine ont été poussés de façon irresponsable à des pratiques et à un état d’esprit hostile à la Russie par l’OTAN, et ce depuis plusieurs années.

    L’UE et la France, plutôt que de contribuer à prolonger le conflit en soutenant sans réserve l’une des parties contre l’autre, feraient une oeuvre de paix plus convaincante en se tenant à équidistance des deux pays qui s’affrontent et en cherchant à favoriser un dialogue entre eux pour arrêter la guerre et ramener la paix, indispensable à la vie des populations de cette partie de l’Europe, et de l’ensemble du monde.

    bien cordialement,

  9. Je souscris totalement à cette initiative et m’étonne que certains nous appellent à la neutralité. Le Président de la Fédération de Russie est le seul responsable de cette guerre dans sa volonté de progressivement reconstituer l’URSS. C’est la démocratie libérale, avec tous ses défauts, qui a progressé vers l’Est depuis la chute de l’URSS. Et cela vaut mieux que le mouvement inverse qui, après la seconde guerre mondiale, a imposé la dictature communiste à des millions de personnes qui sortaient de la barbarie nazie.

    • Mêler neutralité et nuance est pourtant une bien funeste erreur. L’effort de comprendre un événement/ des décisions géopolitiques n’est pas à confondre avec le fait de les légitimer. C’est en cela que la géographie nous est indispensable. Lorsqu’il semble que l’Histoire devient le terrain d’affrontements manichéens, la géographie nous permet de repenser les rapports de force, et de comprendre la réalité infiniment plus complexe des rivalités. Avoir conscience de cela n’empêche en aucun cas l’engagement personnel contre un régime politique en place.

      • JP Capmeil // 27 mars 2022 á 15 h 47 min //

        Et quelquefois, quand l’urgence l’impose, faire de la géopolitique consiste à dénoncer le bombardement des digues à partir d’une analyse géographique plutôt qu’à peser les torts réciproques des belligérants avec une balance de pharmacien, sous prétexte de nuance.

    • Le Président de la Fédération de Russie seul responsable de cette guerre ? Je vous propose cet article du Monde Diplomatique (accès libre) : https://www.monde-diplomatique.fr/2018/09/RICHARD/59048

      • JP Vapmeil // 27 mars 2022 á 15 h 41 min //

        Le Monde Diplomatique …

      • Quand les vérités dérangent, les politiques les transforment. Nous savons qui est derrière cette guerre. Et les premiers responsables ne sont pas la Russie !

  10. Bravo Jean-Robert pour cet acte courageux et merci pour l’Ukraine

  11. luciani pierre marie // 25 mars 2022 á 21 h 14 min // Répondre

    Bravo President
    pour votre courage et votre conscience humaniste

  12. Amaël Cattaruzza // 26 mars 2022 á 11 h 10 min // Répondre

    Merci Jean-Robert pour cette lettre, à la quelle je m’associe comme bien d’autres je pense. Espérons qu’elle soit entendue.

  13. Renato Scariati // 4 avril 2022 á 8 h 19 min // Répondre

    Merci pour cette belle initiative relativement pacifiste. Il aurait été peut-être judicieux, pour éviter le reproche d’un « alignement » sur les positions occidentales et l’OTAN, de faire allusion également à l’attitude de l’Ukraine et de son président envers les régions de son pays qui ne partagent pas du tout cet attrait vers l’Occident (non respect des accords de Minsk). Je me permets de rappeler qu’un partie importante de l’Ukraine n’avait pas voté pour ce président, et que cette partie s’est vue imposer une idéologie pro-occidentale par la capitale. En bon géographe suisse, je pense que cette situation imposait d’adopter une attitude plus « régionaliste » et modérée, voire neutre, au lieu de valoriser l’unité de la « nation » ukrainienne, demandant en bloc l’adhésion à l’OTAN et à l’Union européenne, faisant fi de ses racines partielles avec l’histoire et la culture russe.
    Grand merci néanmoins pour cette magnifique lettre et son final pacifiste et replaçant la géographie dans sa véritable mission, celle d’entretenir la paix et l’amitié entre les peuples.

  14. Je vois que ce que l’Ecole Française (en Géographie) nous a appris est totalement absent dans votre lettre , à savoir la dimension historique dans la Géographie… Celle-ci n’est rien sans l’Histoire. Ne parle-t-on pas de « Géographie du temps long » !

    Certains commentaires précédents – auxquels j’adhère d’ailleurs totalement – ont rappelé ce qui s’est passé en 2014 et depuis (coup d’état fomenté par les USA, massacres d’Odessa, du Donbass …)

    La Russie n’a cessé d’avertir depuis 2014. Les garants des accords de Minsk (France, Allemagne surtout) n’ont rien fait pour éviter la guerre. Et pour dire vrai la guerre était d’ailleurs déjà déclenchée par l’Ukraine depuis le coup d’état de Maydane, et tout le monde le sait ! Sa phase actuelle était très prévisible et donc inévitable.

    Vu d’autres parties du monde (l’Europe et l’Amérique anglo-saxonne mis à part) « la démocratie libérale qui s’étend vers l’Est de l’Europe » dont parlent certains commentaires précédents, n’est en fait qu’une « occidentocratie ». Celle-ci a partout échoué,, : au Vietnam, en Irak, en Afghanistan, en Lybie …

    Il faudrait rappeler par ailleurs à ces responsables occidentaux, à leurs portes parole médiatiques et à ces fameux « experts omniscients » sur la Russie et l’Ukraine, invités à longueur de journée sur les plateaux de télévisions occidentales – Dieu sait combien ils sont nombreux – qui jugent les responsables russes et tous ceux et celles qui osent parler de la grande responsabilité de l’Occident dans ce conflit, d’être « du mauvais côté de l’Histoire », que l’Histoire est juste en train de s’écrire, malheureusement aux dépends des peuples ukrainiens. La géographie, justement, nous apprend qu’il y’en a deux sur un même territoire et l’histoire nous dira – sans l’ombre d’un doute – un jour que le responsable du présent conflit n’est surtout pas la Russie ! D’ici là tout laisse à croire qu’une autre configuration géographique et géopolitique du monde sera en place.

    Faisons donc, monsieur le président, un peu de cette Géographie du temps long !

    Je vous joint ci-dessous un article de monsieur Guy Mettan, Journaliste, député à Genève. Ancien rédacteur en chef de la Tribune de Genève et directeur exécutif du Club suisse de la presse

    Genève, le 1er avril 2022
    Alors que les pourparlers semblent progresser et que s’esquissent les premiers contours d’une solution possible en Ukraine (neutralisation et démilitarisation partielle du pays, abandon du Donbass et de la Crimée), on commence à mieux cerner les tenants et aboutissants du conflit. Cela posé, il ne faut pas s’attendre à un cessez-le-feu rapide : les Américains et les Ukrainiens n’ont pas encore assez perdu, et les Russes pas encore assez gagné, pour que les hostilités s’arrêtent.
    Mais avant d’aller plus loin, j’aimerai inviter ceux qui ne partagent pas ma vision réaliste des relations internationales à passer leur chemin. Ce qui va suivre ne va pas leur plaire et ils s’éviteront ainsi des aigreurs d’estomac et du temps perdu à me dénigrer. J’estime en effet que la morale est très mauvaise conseillère en géopolitique mais qu’elle s’impose en matière humaine : le réalisme le plus intransigeant n’empêche en rien de s’activer, y compris en temps et en argent comme je le fais, pour soulager le sort des populations éprouvées par les combats.
    Les analyses des experts les plus qualifiés (je pense notamment aux Américains John Mearsheimer et Noam Chomsky), les enquêtes de journalistes d’investigation tels que Glenn Greenwald et Max Blumenthal, et les documents saisis par les Russes – l’interception de communications de l’armée ukrainienne le 22 janvier dernier et d’un plan d’attaque saisi dans un ordinateur abandonné par un officier britannique – montrent que cette guerre était à la fois inévitable et très improvisée.
    Une guerre inévitable et improvisée
    Inéluctable parce que depuis la déclaration de Zelenski sur la reprise de la Crimée par la force en avril 2021, Ukrainiens et Américains avaient décidé de la déclencher au plus tard au début de cette année. La concentration des troupes ukrainiennes dans le Donbass depuis l’été, les livraisons massives d’armes par l’OTAN pendant ces derniers mois, la formation au combat accélérée des régiments Azov et de l’armée, le pilonnage intensif de Donetsk et Lougansk par les Ukrainiens dès le 16 février (tout cela resté ignoré des médias Occidentaux bien sûr), prouvent qu’une opération militaire d’envergure était prévue par Kiev à la fin de cet hiver. L’objectif consistait à répliquer l’opération Tempête déclenchée par la Croatie contre la Krajina serbe en août 1995 et à s’emparer du Donbass au cours d’une offensive éclair sans laisser le temps aux Russes de réagir, de façon à prendre le contrôle de la totalité du territoire ukrainien et à rendre possible une adhésion rapide du pays à l’OTAN et à l’UE. Cela explique au passage pourquoi les Etats-Unis n’ont cessé d’annoncer une attaque russe depuis cet automne : ils savaient qu’une guerre aurait lieu, d’une façon ou d’une autre.
    Improvisée parce que la réaction russe s’est faite dans l’urgence. Constatant que les manœuvres diplomatiques de l’OTAN – non-réponse américaine à leurs propositions, rencontre Blinken-Lavrov à Genève en janvier, appels au calme de Zelenski et médiation Macron-Scholz en février – ne voulaient pas, ou ne pouvaient pas réussir, et servaient peut-être à les endormir, les Russes ont riposté d’une façon à la fois magistrale et très risquée. Ils ont décidé de prendre l’initiative d’attaquer en premier en une dizaine de jours (reconnaissance des républiques, accord de coopération puis opération militaire), afin de prendre de court les Ukrainiens.
    Et plutôt que d’attaquer de front une armée bien équipée et solidement fortifiée, ils ont décidé de la contourner par une vaste manœuvre d’encerclement/diversion, en se déployant sur trois fronts à la fois, au nord, au centre et au sud, de façon à détruire l’aviation et un maximum d’équipements dès les premières heures et à désorganiser la riposte ukrainienne. S’ils avaient laissé l’Ukraine attaquer d’abord, leur situation serait devenue critique et ils auraient été soit vaincus soit condamnés à une interminable guerre d’usure dans le Donbass. Rappelons que les effectifs russes sont dérisoires : 150 000 hommes contre 300 000 Ukrainiens avec la Garde nationale.
    Compte tenu des circonstances, et malgré les couacs et les pertes du début, l’opération russe aura été un succès et fera date dans l’histoire militaire, à défaut d’être un modèle sur le plan humain, bien évidemment. Cette étape étant achevée, les Russes peuvent désormais se concentrer sur leur objectif premier, à savoir la liquidation des poches de Kharkiv et de Marioupol tenues par les régiments néonazis d’Azov et la réduction du chaudron de Kramatorsk où le gros de l’armée ukrainienne se trouve retranchée. Après quoi, ils pourront décider s’ils veulent lancer leurs chars à travers la plaine ukrainienne jusqu’à Lviv ou s’arrêter là.
    Voilà pour le volet militaire.
    Gagnants et perdants
    Voyons maintenant le volet politique. Qui sont les vrais gagnants et perdants de cette guerre ? Je vois un vrai gagnant, des gagnants moindres et beaucoup de perdants. Le plus grand gagnant est sans conteste les Etats-Unis. Il faut reconnaitre que l’équipe Biden, malgré la sénilité de son président, a manœuvré de main de maitre. En se dégageant de l’Afghanistan en août dernier, elle s’est blanchie aux yeux de l’opinion et a empêché qu’on lui reproche l’invasion et l’occupation désastreuse de ce pauvre pays. En montant un scénario que le brillant comédien Zelenski a admirablement interprété, ils apparaissent aux yeux de l’opinion occidentale comme de preux chevaliers blancs alors qu’ils ont tout manigancé. Ils ont resserré les rangs de l’OTAN et transformé les Européens en idiots utiles empressés de défendre les-démocraties-menacées-par l’odieux-boucher-dictateur-Poutine. Ils les ont forcés à acheter leur gaz de schiste tandis que la gauche et les Verts allemands se hâtaient de mobiliser des crédits militaires de 100 milliards d’euros pour acheter leurs F-35. Bingo ! Seule ombre au tableau : le plan ne s’est pas déroulé comme prévu. Les Russes ne sont pas tombés dans le piège. L’Ukraine sera démembrée, neutralisée et n’entrera pas dans l’OTAN comme espéré.
    Les autres gagnants sont la Chine, l’Inde et les pays du Sud, qui regardent avec gourmandise les Occidentaux, et notamment les Européens, s’écharper entre eux et s’affaiblir pour longtemps. De façon inespérée, ils retrouvent la position commode de la neutralité ou du non-alignement. Les Chinois auraient préféré un accord à l’amiable mais ils n’avaient pas le choix : ils savent que s’ils lâchent la Russie, ils seront les prochains sur la liste comme en témoigne le déluge de sinophobie déversé par l’Occident sous le prétexte de défendre les droits des Ouïgours (alors que les droits des Yéménites bombardés sans pitié depuis six ans indiffèrent complètement les Occidentaux).
    Le grand perdant sera naturellement l’Ukraine, dépecée, mutilée, démembrée, ravagée, massacrée pour rien puisqu’au final elle perdra bien davantage que ce à quoi les accords de Minsk l’auraient contrainte si elle les avait appliqués au lieu de les mépriser. Le président Zelenski portera à cet égard une lourde responsabilité au regard de l’histoire puisqu’il aura préféré la ruine de son pays plutôt qu’un compromis quand il était encore temps.
    Les autres grands perdants sont les Européens. Dans l’immédiat certes, ils peuvent se gargariser de leur unité retrouvée, de leur réarmement accéléré, de leur farouche volonté de défendre la démocratie et la liberté jusqu’au dernier Ukrainien, de leur générosité à l’égard des réfugiés, de leur future indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, etc. Tout cela est juste et vrai, en effet. Mais demain, le prix à payer sera extrêmement lourd. Leur comportement montre qu’ils ne pèsent absolument plus rien face aux Américains, dont ils sont devenus de purs vassaux. La décision d’Ursula von der Leyen, la semaine dernière, de transférer les données personnelles des citoyens européens aux Américains montre l’ampleur de la soumission européenne.
    Idem pour l’économie : quel sens y a-t-il à se libérer de la dépendance énergétique russe pour tomber dans celle des Américains avec des prix du gaz quatre ou cinq fois plus élevés ? Que dira l’industrie allemande quand il faudra payer la facture ? D’autant plus qu’il n’y a ni méthaniers, ni ports, ni usines de déliquéfaction du gaz, ni pipelines en suffisance en Europe. Comment livrera-t-on le gaz de schiste américain aux Slovaques, aux Roumains, aux Hongrois ? A dos d’âne ?
    Que diront les Verts allemands quand il leur faudra accepter la construction de nouvelles centrales nucléaires pour satisfaire la demande d’électricité ? La jeunesse et les écologistes européens quand ils découvriront qu’ils ont été bernés et que la lutte contre le réchauffement climatique a été sacrifiée au nom de sordides intérêts géopolitiques ? Les Français, quand ils verront leur pays déclassé non seulement sur le plan mondial mais aussi sur le plan européen après avoir assisté au réarmement de l’Allemagne et à l’achat massif d’armes américaines par les Polonais, Baltes, Scandinaves, Italiens, Allemands ? Les opinions publiques européennes quand il faudra entretenir des millions de réfugiés ukrainiens après leur avoir offert des abonnements de train gratuits ?
    Et que va gagner l’Europe quand elle se retrouvera coupée en deux par des haines profondes et un nouveau rideau de fer qui se sera simplement déplacé un peu plus à l’est que celui de la guerre froide ? Et que fera-t-elle quand elle constatera que, loin d’avoir isolé la Russie, c’est elle-même qui se trouvera coupée du reste du monde ? Quand on regarde de près le vote des résolutions de l’ONU, on constate en effet que la quarantaine de pays qui se sont abstenus ou n’ont pas pris part au vote représentent une majorité de la population mondiale et 40 % de son économie. Loin de fondre, le soutien à la Russie s’est même amélioré entre le vote du 2 mars et celui du 25 mars. Quant aux pays qui ont refusé de prendre des sanctions contre la Russie, on constate qu’une immense majorité s’est abstenue et que seuls les pays occidentaux les ont adoptées…Autre grand perdant : la Suisse. L’officialité suisse se flatte d’avoir suivi avec une célérité historique les sanctions réclamées par les Etats-Unis et l’Union européenne. Les plus pressés réclament déjà une adhésion rapide à l’UE et à l’OTAN. Fort bien. Mais après avoir succombé dans les affaires des fonds juifs et du secret bancaire, cela fait la troisième fois en vingt ans que le Conseil fédéral se soumet aux diktats américains : que reste-t-il de notre droit et de notre souveraineté ? Plus grave, nous avons capitulé en rase campagne en abandonnant notre neutralité alors que personne ne nous le demandait. Après avoir tenu bon pendant deux siècles, voici que nous nous soumettons sans combattre en moins de cinq jours !
    Cet abandon est grave non seulement pour l’identité du pays mais aussi pour sa crédibilité. Que des conseillers fédéraux se prosternent devant Zelenski sur la Place fédérale et arborent des foulards aux couleurs ukrainiennes, passe encore. C’est du folklore politique. Mais le sacrifice de la neutralité porte une grave atteinte au pays car, en nous calquant sur les Occidentaux, nous avons perdu notre crédit auprès du reste du monde. Que penser de la fiabilité de nos banques quand elles bloquent des comptes sur simple injonction américaine ? Que vont devenir la Genève internationale et notre politique étrangère, désormais boycottées par la Russie et probablement nombre d’autres pays, si nous ne sommes plus capables de l’articuler par nous-même sans en référer à Bruxelles et à Washington ? Comment Genève peut-elle prétendre rester la capitale du multilatéralisme quand le CERN et l’OIT suspendent la participation de la Russie et que la Suisse, dans le sillage européen, boycotte les discours de Lavrov au Conseil des droits de l’Homme ?
    Cet abandon signe le naufrage du multilatéralisme inclusif que la Suisse et Genève prétendaient défendre et s’avère gravissime pour notre politique humanitaire et les Conventions de Genève, comme en témoigne le communiqué alarmant du CICR du mardi 29 mars. En nous alignant sans condition derrière l’Ukraine et l’Europe, c’est la neutralité et l’impartialité du CICR que nous avons mis en danger. L’une et l’autre sont indissociables aux yeux du monde. Et c’est pourquoi le CICR a dû réagir avec vigueur face aux tentatives ukrainiennes de saboter son action en l’accusant de traiter avec les Russes, alors que la neutralité est au cœur même de sa mission. Comment faire confiance à une institution dont le pays hôte a trahi l’esprit, et même la lettre, d’une neutralité pourtant inscrite dans sa constitution, pour complaire à des dirigeants politiques occidentaux et à une opinion publique chauffée à blanc par la propagande antirusse ? Le silence des autorités genevoises et des partis politiques coûtera cher, d’autant plus que la Suisse se couvre de ridicule en laissant l’initiative des bons offices à des pays comme Israël, la Turquie ou le Bélarus !
    Reste enfin la Russie. Gagnante ou perdante ? Les deux en fait. D’un côté, la Russie sera probablement gagnante sur le plan militaire et stratégique. A l’issue des combats, la Russie pourrait bien obtenir la neutralisation de l’Ukraine, sa démilitarisation partielle (absence de bases militaires étrangères et d’armes nucléaires) ainsi qu’une possible partition du pays. Elle aura mis KO debout les fanatiques de l’hégémonie américaine qui hantent les bureaux de Washington et de Bruxelles. Elle aura prouvé qu’elle ne transigeait pas avec sa sécurité et celle de ses alliés. Et elle aura montré au monde qu’elle faisait ce qu’elle disait et disait ce qu’elle faisait puisqu’elle avait clairement indiqué ses lignes rouges trois mois avant le conflit. Et cela sans que son économie et sa monnaie flanchent, comme l’espéraient les Occidentaux. Contrairement à ce que ceux-ci pensent, les sanctions économiques, aussi sévères soient-elles, ne feront que renforcer Poutine, ainsi que le montrent les derniers sondages de l’institut neutre Levada, qui confirment le soutien d’une large majorité de la population à « l’opération spéciale ». Aucune sanction n’a jamais réussi à renverser un gouvernement, que ce soit à Cuba, en Iran ou en Corée du nord.
    Mais Moscou devra porter le stigmate du fauteur de guerre, de l’agresseur, même si en termes juridiques sa cause n’est pas moins mauvaise que le furent l’invasion de l’Irak en 2003 et l’agression de l’OTAN contre la Serbie en 1999 avec la partition du Kosovo qui s’en est suivie quelques années plus tard. Le prix humain, culturel, économique et politique à payer sera élevé. Les tensions engendrées par le conflit ne vont pas disparaitre par enchantement et les Russes vont devoir supporter longtemps les conséquences de cette guerre.
    Cyberguerre et stratcom
    Nous conclurons ce tour d’horizon avec un mot sur l’incroyable succès de la campagne de propagande ukrainienne en Occident. Cette guerre aura été l’occasion de vivre en direct la première opération de cyberguerre totale. Si la liberté de la presse souffre en Russie, cela ne vaut guère mieux chez nous, qui avons banni les médias russes alors que nous prétendons défendre la liberté de la presse et qui proscrivons les points de vue divergents ! En quelques jours, on a assisté à une zélenskisation des esprits, chacun rivalisant de servilité pour écouter le Grand Héros et exécuter ses vœux, le président Macron arborant même une barbe de trois jours et un T-shirt olive pour souligner son adhésion à la cause, tandis que les médias renonçaient à la déontologie journalistique pour embrasser la cause de l’Ukraine. Un tel effondrement de la raison en si peu de temps est inouï.
    Inouï mais pas inexplicable. Dan Cohen, correspondant de Behind the News, a démonté les mécanismes sophistiqués de la propagande ukrainienne et les raisons de son succès colossal dans nos pays. Un commandant de l’OTAN a décrit cette campagne dans le Washington Post comme « une formidable opération de stratcom (de communication stratégique) mobilisant médias, Info Ops et Psy Ops ». En gros, il s’agissait de mobiliser les médias et d’hypnotiser le public par un jet continu de vraies nouvelles, de fake news, d’images et de narratifs propres à sidérer les gens afin de garder un haut niveau émotionnel et d’oblitérer la capacité de jugement du public.
    C’est ainsi qu’on a eu droit à un déferlement d’images spectaculaires et d’informations souvent fausses : la mort prétendue des soldats de l’Ile aux serpents, le fantôme de Kiev qui aurait abattu six avions russes à lui seul, les menaces sur la centrale de Tchernobyl, le faux bombardement de la centrale de Zaporoje, ou encore les cas de la maternité et du théâtre de Marioupol dont on n’a jamais vu les victimes, à part deux femmes dont l’une au moins a été reconnue vivante. De même qu’on a assisté au blanchiment accéléré des bataillons Azov, reconvertis en soldats patriotes après avoir effacé leurs écussons néonazis, et à la négation de l’existence des laboratoires bactériologiques américains en Ukraine alors que celle-ci a explicitement été reconnue par Victoria Nuland lors d’une audition au Sénat le 8 mars dernier. Il est vrai qu’un wording a immédiatement été mis en place pour les nier. Dès le lendemain, on a commencé à parler de « structures de recherche biologique » et à alerter l’opinion sur de prétendues attaques chimiques russes pour étouffer le problème des laboratoires bactériologiques secrets (Cf. BFM TV).
    Il apparait que la communication ukrainienne emploie, sous l’égide du groupe PR Network, pas moins de 150 firmes de relations publiques, des milliers d’experts, des dizaines d’agences de presse, de médias prestigieux, de chaînes Telegram et de médias d’opposition russes pour délivrer ses messages et formater l’opinion occidentale. On se moque des Russes qui ont interdit d’utiliser le mot guerre pour celui « d’opération spéciale ». Mais les médias occidentaux ne font pas mieux, eux qui sont alimentés en permanence de messages-clés et d’éléments de langage, prohibant par exemple l’usage d’expression telles que « referendum de Crimée » ou « guerre civile du Donbass ». On trouvera tous les détails sur Dan Cohen, Ukraine’s Propaganda War : International PR firms, DC lobbyists and CIA cutouts, MintPressNews.com.
    Cette brillante réussite en Occident cache pourtant un échec patent en Amérique latine, en Afrique et en Asie, soit dans 75% du monde habité. Les pays du sud ne sont plus dupes de nos mensonges et de nos intérêts. Et l’étoile de Zelenski commence à pâlir. Sa pitoyable prestation à la Knesset, où il a commis l’erreur de comparer l’offensive russe à la « solution finale » alors que ce sont les Russes qui ont libéré Auschwitz et fait reculer Hitler et que ce sont les ancêtres de ses alliés de l’extrême-droite nationaliste ukrainienne qui ont participé à la Shoah par balles, aura été la goutte de trop.
    Au risque de me répéter, je conclurai ce long article en disant : on peut, on doit même, condamner cette guerre. Mais de grâce cessons de nous aveugler. Retrouvons notre esprit critique et notre sens des réalités. C’est ainsi que nous pourrons rebâtir une paix durable sur le champ de ruines qu’est devenue l’Ukraine
    Guy Mettan
    [05/04 à 12:42]

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