Armelle Choplin : « Le ciment est un matériau et un business, mais il est aussi un objet d’aspiration, de désir et d’émancipation »

C’est un matériau invisibilisé par son omniprésence. Une poudre banale devenue le substrat du développement urbain de nombreuses régions du monde. Dans son dernier ouvrage Matière grise de l’urbain. La vie du ciment en Afrique (Métis Presses, 2020), la géographe Armelle Choplin s’est donnée pour mission de suivre ces millions de sacs de ciment qui transitent chaque année sur les routes ouest-africaines et de comprendre la vie sociale de cette « matière grise de l’urbain ». Entre construction urbaine et gouvernance, entre fonctionnement des filières et rôle du ciment dans la vie quotidienne des citadins, Armelle Choplin revient pour nous sur la complexité des usages autour d’un matériau qui, in fine, « est bien plus qu’une matière inerte ».

 

 

Dans votre récent ouvrage Matière grise de l’urbain. La vie du ciment en Afrique vous étudiez le corridor urbain reliant Abidjan, Accra, Lomé, Cotonou et Lagos sous le prisme d’un matériau de construction a priori banal, le ciment. Comment vous est venue l’idée d’en faire un objet d’étude à part entière ?

 

Mes travaux portent principalement sur les villes dans les Suds et les années passant, je trouvais de plus en plus difficile d’appréhender la ville, de saisir la fabrique urbaine. Il est devenu malaisé de saisir ceux qui font la ville, tant la gouvernance et les acteurs sont complexes et nombreux. Aussi me disais-je qu’il valait mieux entrer par ce qui fait la ville, autrement dit sa matérialité. Avant de partir sur le terrain, je cherchais un objet à la fois global et local qui devait me permettre de comprendre comment la plus grande concentration urbaine était en train de prendre forme en Afrique de l’Ouest.

Le corridor urbain d’Abidjan à Lagos forme en effet une immense bande urbanisée de 1 000 km le long du littoral sur laquelle vivent, circulent et construisent près de 35 millions d’habitants. Mon choix s’est porté sur le ciment après avoir écouté David Harvey lors de la rencontre des sociologues de l’Urbain, la RC21 à Urbino en Italie (27/08/2015). Dans sa conférence inaugurale, Harvey mentionna un chiffre : entre 2011 et 2013, la Chine a consommé 50 % de ciment de plus que les États-Unis durant tout le XXe siècle. Cela m’est alors apparu comme une évidence : le ciment est là, sous nos yeux. C’est lui qui fait le lien entre ces villes du corridor, entre Abidjan, Accra, Lomé, Cotonou, Porto-Novo et Lagos, lui qui donne la couleur grise à cet espace urbanisé. Un objet omniprésent, complètement globalisé – on en trouve dans les moindres recoins de la planète – et dont la filière est assez mal connue.

Au cours de l’été 2016, je partais en affectation à l’IRD à Cotonou, au Bénin, pour trois ans. Dès les premiers jours, j’enquêtais auprès des quincailleries, des maçons, sur les chantiers. J’ai alors pris la mesure de l’importance de ce matériau, en vente à chaque coin de rue et dont le prix de la tonne est affiché chaque jour à la craie, tel le cours de la bourse locale. J’ai compris à quel point il est socialement chargé de valeurs. Le ciment, et par extension le béton, sont des symboles de la modernité et de la réussite. A mon tour, très inspirée par le tournant matériel en sciences sociales et par l’approche développée par Arjun Appadurai (1986) sur la vie sociale des objets, je me décidais à raconter la vie du ciment en Afrique.

 

Sur le plan méthodologique, comment avez-vous procédé pour dresser la géographie d’un matériau dont l’omniprésence dans les espaces urbains peut paradoxalement rendre difficile à appréhender ? 

 

J’ai tout d’abord cherché à comprendre la filière du ciment, autrement dit ses lieux de production et de consommation, ainsi que les espaces de circulation. D’où vient-il ? Qui le produit ? Qui le transporte et le commercialise ? Pour répondre à ces questions, j’ai décidé de suivre les sacs et les camions de ciment qui circulent le long du corridor Abidjan-Lagos, reprenant ainsi l’approche qui consiste à suivre les objets (« Follow The Thing »), que j’avais déjà pu expérimenter avec mon collègue Olivier Pliez. Dans nos précédents travaux sur la « mondialisation des pauvres » (Choplin, Pliez 2018), nous avions suivi des jeans, des fripes, des mèches de cheveux dans le but de mettre en lumière les espaces discrets de la mondialisation. Cette méthode du follow the thing permet en effet de remonter toute la filière depuis le producteur jusqu’au consommateur, depuis les carrières où l’on extrait le calcaire, jusqu’aux chantiers où les sacs de ciment sont ouverts pour être transformés en béton.

Parallèlement à l’approche horizontale, le long du corridor, j’ai également opté pour une démarche verticale, multi-scalaire, afin de saisir tous les acteurs impliqués dans la chaine et ce, à tous les niveaux : depuis les grands groupes cimentiers et l’État en haut, jusqu’à l’individu lambda, tout en bas, qui fait construire sur sa parcelle, en passant par les entrepreneurs, les promoteurs immobiliers, les bailleurs, ainsi que les maçons, les revendeurs de matériaux, les artisans qui tous, à leur niveau, contribuent à fabriquer la ville. Ayant eu la chance de résider près de trois à Cotonou, j’ai localement fait des suivis de chantiers. J’ai suivi des personnes qui construisaient et ai analysé leurs trajectoires, leurs projets mais aussi leurs déboires et désillusions.

Un travail cartographique est venu compléter les nombreux entretiens, issu d’une collaboration menée avec la communauté Open Street Map Benin, qui a géolocalisé les activités artisanales et marchandes liée à la construction. Une enquête, réalisée avec KoBo Toolbox, a permis de recenser les différents revendeurs de ciment et les quincailleries sur les axes centraux du corridor en 2017 afin de mesurer l’importance du phénomène. Enfin, les enquêtes ont été complétées par des images drones, prises pour suivre l’avancée de la ville, notamment dans les périphéries. En croisant ces différentes méthodes, une géographie du ciment et de l’urbain en chantier s’est progressivement dessinée.

 

Vous montrez que le contrôle et la gestion du ciment sont des outils de gouvernance urbaine particulièrement puissants. Quelles sont leurs modalités d’expression et comment se fait-il que le ciment soit devenu une ressource politique à part entière ?

 

J’essaie en effet de montrer dans la première partie de l’ouvrage que le ciment, et plus précisément sa transformation en béton, accompagnent l’exercice du pouvoir et de domination sur les individus. En Afrique comme ailleurs, les gouvernements légitiment leur pouvoir en érigeant des immeubles, ponts, barrages, routes, échangeurs et toutes sortes d’infrastructures qui nécessitent d’importantes quantités de béton. Je propose d’explorer cette économie politique du béton en analysant les acteurs qui s’entendent pour gouverner par le béton : présidents soucieux de voir des projets sortir concrètement de terre, bailleurs qui voient dans le ciment la promesse d’un futur meilleur, cimentiers en quête de profits, hommes d’affaires qui se disent philanthrope et entendent développer le continent africain. Cette analyse permet de comprendre le consensus qui s’est progressivement installé autour de cette ressource.

Aujourd’hui, le pouvoir et l’économie reposent sur le béton et sur la ville, symbole d’émergence économique. Les discours sur « l’Afrique qui monte » est associé à l’Afrique des villes. Encore faut-il savoir de quelle ville parle-t-on ? Celle des centres modernes aux tours de verre, d’acier et de béton, dont Eko Atlantic City à Lagos serait l’emblème ? Ou celle auto-construite des périphéries rez-de-chaussée ? La ville qui se dessine repose sur des inégalités profondes que matérialise le ciment, à la fois source d’appauvrissement pour les plus démunis qui tentent d’empiler les parpaings au prix de longs et coûteux efforts, et d’enrichissement immédiat pour les plus fortunés qui en déversent des tonnes considérables, verticalisant leur richesse et succès. Analyser les mécanismes de production de la ville au prisme du ciment permet de montrer que si le matériau de base pour la construction est partout identique, la forme urbaine qui en résulte, de même que l’argent utilisé pour l’acheter sont bien différents.

 

Vous montrez que par-delà son utilisation « officielle », le ciment fait aussi l’objet de stratégies d’appropriation « officieuses » de la part de la population et construit des rapports singuliers entre les citadins. Quelles formes ces stratégies et ces interactions sociales prennent-elles ?

 

Le ciment est un matériau, une marchandise, un business, certes, mais il est aussi un objet d’aspiration, de désir, d’émancipation et d’affect. J’ai voulu montrer que le ciment est bien plus qu’une matière inerte : il a une vie sociale, il est lié à aux histoires et trajectoires des individus qui dressent ces murs de béton. Les villes ouest-africaines sont incrémentales : elles se construisent au jour le jour, brique par brique, au gré des rentrées d’argent au sein des ménages les plus modestes. Pour les plus pauvres qui ont difficilement accès au système bancaire, acheter des sacs de ciment et faire construire au fur à mesure est un moyen de thésauriser de l’argent. Le parpaing de béton devient lingot du pauvre. Par ailleurs, face à la précarité et aux évictions récurrentes dans la région, construire en béton permet d’inscrire sa présence sur le long terme et de rompre avec l’insécurité. Le béton a ce pouvoir de signifier la présence, la durabilité, la légitimité. Il est un moyen d’exprimer des revendications pour une plus grande intégration à la ville. En ce sens, il matérialise le droit d’être en ville et d’y rester – une première pierre vers un droit à la ville (Lefebvre, 1968).

Le ciment et le béton participent également de l’affirmation de la puissance sociale : la réussite de quelqu’un se mesure au nombre de tonnes de ciment coulées. Qui construit en béton est perçu comme fort et viril. Sans surprise, le secteur du BTP et les chantiers sont des espaces très masculins. Mais, les femmes jouent souvent un rôle important, achetant souvent les matériaux, faisant construire pour certaines, et tenant les comptes pour d’autres. J’ai rencontré à ma plus grande surprise de nombreuses femmes qui connaissent le prix d’un sac de ciment et ont des connaissances de base sur la construction : elles savent comment on fait du béton, connaissent les différentes étapes d’un chantier. Pour certaines, elles ne savent pas lire mais peuvent dire les doses nécessaires à la fabrication de béton (que des pictogrammes rappellent sur les sacs). Pour elle, construire est un moyen de s’émanciper : le ciment serait la clef de l’autonomie de la femme envers son mari, de la veuve vis-à-vis de la (belle-)famille. Ainsi donc derrière ce ciment et béton froid, il y a beaucoup d’humain.

 

Par-delà le fait que le ciment soit dans les contextes que vous étudiez synonyme de modernité et de développement, il peut aussi être synonyme de « mort sociale » (p.190). Qu’entendez-vous par cette expression ?

 

J’essaie de démontrer, au fil des pages, que le ciment a une vie et que, par conséquent, il a une « mort sociale ». Après être poudre, puis matière transformée en béton, il meurt en devenant gravats et ruines. J’emprunte cette idée de « mort sociale » au géographe Pierre Devaux (2014) qui a étudié la fin de vie d’une bouteille plastique au Caire.

La question du cycle de vie, et donc de la fin de vie des matériaux, est un sujet crucial et je renvoie pour cela aux travaux des collègues qui s’intéressent au métabolisme urbain et cycle de vie, notamment à ceux conduits au sein du laboratoire Environnement, Ville et Société à Lyon par Romain Garcier et Laëtitia Mongeard. L’actualité récente, avec l’effondrement du Pont de Gênes en août 2018, a tristement rappelé que les édifices en béton n’ont pas vocation à durer.  Le philosophe Anselm Jappe (2020), dans son ouvrage Béton, arme de construction massive du capitalisme, parle à juste titre d’ « obsolescence programmée ». Il semble aujourd’hui indispensable d’interroger l’usage intensif de cette matière d’autant qu’on sait que l’industrie cimentière contribue largement aux émissions de gaz à effet de serre, estimées autour de 8 % des émissions mondiales.

La dernière partie du livre interroge le futur de nos sociétés urbaines bétonnées, en Afrique et ailleurs, à l’heure de l’anthropocène. Elle est pensée comme une invitation à découvrir des personnes, collectifs et architectes, qui tentent d’ouvrir des voies en construisant autrement ; qui envisagent d’autres manières de cohabiter entre vivants et non vivants ; qui imaginent des alternatives à ce monde tout-béton. Des pistes sont aujourd’hui explorées pour un usage plus rationnel du béton. Des expériences conduites par le centre de recherche CRAterre ou le collectif Fact Sahel + valorisent les constructions en terre aux valeurs thermiques reconnues, les savoirs faire vernaculaires ou l’usage d’autres matériaux, comme la paille ou le roseau de typha. Les architectes et ingénieurs, européens et africains, sont eux aussi de plus en plus nombreux à prôner le réemploi des matériaux, le recyclage de la pierre et des déchets de chantier pour valoriser l’économie circulaire dans le BTP. Les écoles polytechniques de Lausanne et de Zurich, via la Chaire Construction Durable, travaillent quant à elles à la mise en place d’un béton « décarboné », plus vert et moins consommateur d’énergie. Ces différentes pistes laissent à penser que d’autres modes d’habiter sont possibles et laissent entrevoir la perspective d’une urbanisation qui réponde mieux aux impératifs environnementaux et aux aspirations des habitants. Derrière cette matière grise de l’urbain, il y a aussi de la matière à (re)penser le monde.

 


Matière grise de l’urbain. La vie du ciment en Afrique

Armelle Choplin, 2020

Métis Presses, vuesDensemble Essais

256 p.

 

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