Sophie Kurkdjian : « Dès ses débuts, la mode a été un outil de soft power »

On savait que nos choix vestimentaires étaient des outils de distinction sociale. Un peu moins que les vêtements que nous portons tous les jours ou pour de grandes occasions dessinent depuis des siècles une géopolitique singulière. Suite à la parution récente de son ouvrage Géopolitique de la mode (Ed. Le Cavalier Bleu, 2021), l’historienne Sophie Kurkdjian revient en détails sur le fonctionnement d’un secteur désormais profondément globalisé, mais aussi confronté à des défis sociaux et environnementaux qui pourraient, à terme, conditionner son avenir.

 

 

Vous venez de publier une Géopolitique de la mode (Ed. Le Cavalier Bleu, 2021). En quoi la mode est-elle un objet « géopolitique » ?

 

La mode peut être considérée comme un objet géopolitique car son développement et son fonctionnement sont très largement liés à des paramètres politiques et géographiques internationaux et à des luttes de pouvoir entre territoires. Dès ses débuts, la mode s’est développée dans des pays qui l’ont très vite utilisée comme un moyen d’exister sur la scène internationale, de briller économiquement, culturellement et identitairement même. La mode a en fait été très tôt utilisée comme un élément de distinction, comme un outil de soft power, même si le terme n’était pas encore utilisé. La France a été précurseur dans ce domaine. Louis XIV et Jean-Baptiste Colbert, son contrôleur général des finances, auraient été les premiers à prendre conscience de ce pouvoir politique, économique, culturel de la mode, véritable vitrine de la créativité, du style, de l’innovation, de la culture française. Colbert aurait ainsi dit « la mode est la France ce que les mines d’or du Pérou sont à l’Espagne« . Le système géopolitique mondial actuel de la mode s’est mis ensuite en place aux XIXème et XXème siècles. Depuis, le fonctionnement de l’industrie de la mode fait intervenir des paramètres politiques et géographiques étroitement liés car pour briller internationalement, chaque « centre de mode » doit surpasser ses voisins. Il s’agit ainsi de vendre le plus de vêtements et d’accessoires possibles dans le monde, de présenter les fashion week les plus originales et les plus fréquentées par les journalistes et les acheteurs, d’accueillir les plus belles expositions de mode ou encore de détenir les écoles de mode les plus attractives.

 

L’Europe et des pays comme l’Italie ou la France ont historiquement été perçus comme le cœur mondial du secteur de la mode, tant concernant la création que la consommation. Cette affirmation est-elle toujours valable en 2021 ?

 

Cette affirmation est toujours vraie mais incomplète. La France et l’Italie sont historiquement des centres de mode tant pour la production que la consommation de la mode mais d’autres pôles ont émergé, d’abord  l’Angleterre et les Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Plus récemment, cette géographie s’est renouvelée sous l’effet de l’essor du prêt à porter et de la fast fashion. La production de la mode s’est déplacée vers Asie ou sont produites la plupart des marques de fast fashion. Quant à la consommation, de nouveaux pôles de consommateurs ont émergé : à partir des années 1980, les Japonais se sont imposés. Puis dans les années 2000, est apparue une mosaïque émergente avec les Brésiliens et les Chinois. Désormais les Asiatiques représentent 51% de la clientèle du luxe, dont 32% de Chinois, contre 23% d’Américains et 19% d’Européens. Cette clientèle, plus jeune et plus connectée aux nouvelles technologies que les clients « traditionnels » de la couture et que l’on identifie sous les termes « millennials » (18-35 ans) et « Génération Z » (12-18 ans), se trouve majoritairement en Asie. Parallèlement, des villes créatrices, autres que Paris et Milan, ont émergé s’affirmant comme des pôles de mode innovants. C’est le cas notamment de Copenhague qui a émergé comme la capitale de la mode éthique et écologique. Dans un contexte où l’enjeu d’une mode responsable est devenu la priorité pour le monde de la mode, l’Europe du Nord fait preuve de modèle.

 

En quoi la fast fashion a-t-elle bouleversé le secteur de la mode… et sa géopolitique ?

 

La fast fashion fonctionne sur le principe d’un renouvellement frénétique des vêtements proposés à la vente à bas prix. Au lieu de 4 collections par an présentées par les maisons de mode, les marques de fast fashion peuvent aller jusqu’à en produire jusqu’à 52 par an, soit une par semaine. L’essor de la fast fashion, et aujourd’hui de l’ultra fast-fashion – des marques sans magasins physiques qui n’existent que sur les réseaux sociaux grâce à leurs communautés de clients très jeunes et très enclins à faire du shopping – a marqué un tournant dans les méthodes de production de la mode. Il a aussi eu un impact direct sur sa géographie en déplaçant ses centres de productions, ainsi que sur sa géopolitique en modifiant le rapport de force entre les marques et groupes de luxe traditionnels (LVMH, Kering, etc.) et les nouveaux groupes émergents tels que le géant suédois H&M, le Japonais Uniqlo ou l’Espagnol Inditex qui détient notamment Zara.

Au-delà même du rythme de production et de vente que la fast fashion a imposé, c’est le système même de production et de distribution de la mode qui a été réorganisé depuis les années 1990. Pour produire toujours plus vite et vendre toujours plus, les marques de fast fashion ont délocalisé leur production dans des pays producteurs de matières premières à bas coûts de main-d’œuvre, faisant appel à des entreprises sous-traitantes localisées pour la plupart en Asie, majoritairement en Chine et au Bangladesh. La fast fashion s’est ainsi inscrite dans des réseaux mondiaux de production entraînant aussi de plus en plus de marques de prêt-à-porter et parfois de prêt-à-porter de luxe à sous-traiter toute leur production en Asie. Ces derniers ont alors délaissé leur sol national, déplaçant plus généralement la production textile et vestimentaire du Nord-Ouest au Sud-Est de la planète.

 

Certains pays asiatiques comme le Bangladesh, l’Inde, la Chine sont souvent présentés comme l’atelier du monde. Sont-ils destinés à rester au service des grandes marques occidentales ou assiste-t-on à des tentatives pour se soustraire à leur dépendance ?

 

L’enracinement de la production des marques de prêt-à-porter en Chine notamment est maintenant ancien ayant débuté dans les années 1990. Beaucoup, pour ne pas dire la totalité des vêtements que l’on porte, sont estampillés de l’étiquette Made in China. Ces dernières années, devant la hausse des salaires et des mouvements sociaux de contestation des ouvriers chinois contre leurs conditions de travail, les marques se sont tournées vers d’autres pays, principalement le Bangladesh, le Pakistan, le Cambodge, le Vietnam ou plus récemment l’Éthiopie où les salaires sont encore plus bas. Ainsi, à un déplacement relativement linéaire de la production du Nord-Ouest (Europe de l’Ouest) au Sud-Est (Chine) à la fin des années 1990, se sont substitués durant les années 2010 de multiples déplacements spatiaux et sociaux en direction de l’Asie du Sud, renforçant les relations inégalitaires et hiérarchiques entre les États du Sud producteurs et ceux du Nord consommateurs. Plus récemment, comme pour se soustraire à leur dépendance à la Chine et au Bangladesh mais surtout pour produire toujours plus vite, des usines de confection se sont aussi installées aux frontières de l’Union européenne en Espagne, au Portugal, au Maroc, en Bulgarie. Celles-ci sont plus proches des pôles de consommation occidentaux et peuvent les approvisionner en mode saisonnière, tandis que la production de produits standards (t-shirt, jean…) reste en Chine.

Plus récemment pour se soustraire radicalement à l’influence de la production asiatique, les marques de mode se sont lancées ou relancées dans le « Made In France » mais la tâche n’est pas aisée en raison des coûts très élevés pour produire et commercialiser les pièces crées, mais aussi pour conserver un rythme régulier de nouvelles collections et espérer concurrencer les marques de fast fashion. Les tentatives sont nombreuses mais elles doivent être encore systématisées à l’ensemble de la production et faire preuve de transparence afin que les étiquettes « Made in France » deviennent la norme et remplacent les « Designed in France », « Assemblé en France » et « Conditionné en France » qui cachent une production encore externalisés en Asie.

 

Le secteur de la mode et de l’habillement est de plus en plus sous le feu des critiques en raison des conditions de travail parfois déplorables des ouvriers, de sa lourde empreinte environnementale, etc. Celui-ci peut-il se réinventer ? Si oui, comment ?

 

Avec l’accélération de la production et de la commercialisation des vêtements, la pression exercée sur les ouvriers et ouvrières confectionnant les produits a drastiquement augmenté. Parallèlement, les conditions de travail se sont détériorées. Cette situation touche principalement les employés des usines de sous-traitance localisées en Asie, en Chine, au Bangladesh et en Inde mais aussi en Europe, ne l’oublions pas. C’est lors d’évènement meurtriers tels que l’effondrement du Rana Plaza à Dacca en 2013, causant la mort de 1130 ouvrières et ouvriers, suite à l’absence d’entretien et de sécurisation de l’immeuble ainsi qu’une saturation de l’espace en machines et marchandises, que l’opinion publique prend conscience de l’inhumanité des conditions de travail et de vie des individus qui produisent les vêtements qu’elle porte. Si des mesures ont été prises pour améliorer la situation en Asie, la situation est loin d’être réglée, d’autant moins avec la crise du Covid-19 qui a pesé lourd sur les conditions de travail et les salaires des ouvriers.

Les améliorations mettent du temps à voir le jour car les marques occidentales redoublent d’idées pour produire toujours plus à moindre coût. Un exemple parmi d’autre : pour échapper aux nouvelles règlementations encadrant le travail des ouvriers en Asie et à l’obligation d’augmenter les salaires, nombre d’entre elles se sont tournées vers l’Éthiopie où la main-d’œuvre est bon marché et qualifiée, sept fois moins chère qu’en Chine, et moitié moins chère qu’au Bangladesh. Plus récemment, en juillet 2020, les médias ont révélé que dans la région chinoise du Xinjiang, des ouvriers ouïghours étaient victimes de travail forcé au sein d’usines de sous-traitance travaillant pour des marques de fast fashion occidentales, telles que Adidas, Lacoste, Gap, H&M et Ralph Lauren. Du côté des consommateurs, les conditions de travail des ouvriers constitueraient le troisième critère de durabilité des produits de l’habillement, mais si les consommateurs se montrent « concernés » par les conditions de fabrication de leurs vêtements, le sont-ils aussi lorsqu’ils achètent leurs produits ? Le renouvellement du secteur de la mode dépend finalement de la capacité de ses acteurs (capitales de mode, syndicats, marques, groupes…) à rendre leurs processus de production et de distribution transparents et responsables. Une géopolitique de l’éthique se subsistera-t-elle dans la mode à la géopolitique de la créativité et de la médiatisation qui a prévalu jusque-là ?

La même question vaut pour l’impact environnemental de la mode qui constitue l’une des industries les plus néfastes au monde pour la planète, tant en termes d’émissions carbone et de produits chimiques dans la nature, que de surabondance de déchets. L’industrie de la mode consomme par exemple 79 milliards de mètres cubes d’eau chaque année c’est-à-dire 1% de la consommation mondiale. Le luxe et la fast fashion sont concernés tous deux par ces chiffres même si cette dernière est responsable de davantage de pollution et d’exploitation ouvrière.

Comme pour les avancées sociales, les avancées et écologiques viendront peut-être de l’intérêt des consommateurs pour ces questions, leur comportement d’achats constituant un véritable levier de changement. De nouvelles habitudes d’achat ont déjà été observées parmi les clients, jeunes et moins jeunes, qui préfèrent acheter moins mais de meilleure qualité, qui sont soucieux de la provenance des produits et de leur condition de production. Dans ce contexte, il y a urgence à repenser la mode pour que la prise de conscience actuelle puisse se traduire dans les faits.

 


Géopolitique de la mode. Vers de nouveaux modèles ?

Sophie Kurkdjian

7 janvier 2021

EAN : 9791031804224

13 x 20,5 – broché – 224 pages

19,00 €

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