Jean-Baptiste Maudet : « Ce qui m’attire dans la géographie, c’est son écriture informée, raisonnée et poétique du rapport au monde »
Certains le connaissent pour ses travaux consacrés à la tauromachie et au rodéo. D’autres, pour ses romans Matador Yankee et Des humains sur fond blanc. Jean-Baptiste Maudet fait partie de ces géographes qui n’ont pas hésité à franchir la frontière ténue entre géographie et littérature. Rencontre avec un géographe qui a fait sienne la « dimension littéraire et esthétique des mots, des phrases et de l’imaginaire ».
Comment avez-vous découvert la géographie ?
Je crois que je n’ai vraiment identifié la géographe comme domaine particulier de connaissances et de réflexion qu’après le lycée, en classe préparatoire, à Camille Jullian, à Bordeaux. Cependant, je me souviens avoir toujours aimé le mot « géographie » qui, pour moi, renvoyait assez spontanément à l’idée de voyage, d’exploration et de contact direct avec le monde. En hypokhâgne, je n’avais pas choisi la géographie comme spécialisation mais la littérature. Après avoir échoué au concours d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure, je me suis posé des questions sur la suite de mes études. Je ne me voyais pas continuer en Lettres. Je ressentais confusément quelque chose de contraire à la vie dans le fait de me spécialiser dans le champ de la littérature. Aujourd’hui, cette intuition me fait froid dans le dos, je n’en suis pas totalement débarrassé, mais je crois qu’elle reposait sur une angoisse plus profonde qui était celle de choisir un centre d’intérêt parmi d’autres dont je devais faire un métier.
Ça n’a rien d’original, ce sont souvent des rencontres qui vous font bifurquer, en l’occurrence deux rencontres importantes : mon professeur de géographie de l’époque, Christian Pradeau qui était à mes yeux un modèle de simplicité, de clarté et de puissance intellectuelle, et la lecture du tome de la Géographie Universelle sur la Chine, le Japon et la Corée. La Chine était au programme du concours d’entrée. Je me souviens encore lire les chapitres rédigés par Pierre Gentelle comme s’il avait lui-même rencontré Kubilaï Khan ou imaginé les plans de la Cité interdite. Je lisais ça comme un livre d’une autre nature que ceux que je connaissais. A ce moment-là, être géographe signifiait pour moi s’intéresser à tout pour comprendre le monde qui nous entoure et prolonger l’envie d’être spécialiste de rien. C’était sans doute bien naïf et je le formulerais différemment aujourd’hui, mais je continue à penser que les géographes ne peuvent être identifiés ni par des méthodes, ni par des outils, ni par des objets d’étude, tout au plus par un rapport au monde attentif à la dimension spatiale de nos existences. Et je crois que ce qui m’a d’abord attiré dans la géographie – un malentendu fécond puisque je me sens pleinement géographe – c’est l’écriture à la fois informée, raisonnée et poétique de ce rapport au monde.
Quels sont vos domaines et terrains de recherche ? Pourquoi vous êtes-vous tourné vers eux ?
Pour le dire de façon simple, mes travaux portent principalement sur la tauromachie et le rodéo. Il va de soi qu’à travers ces pratiques, c’est un éventail élargi de questions géographiques qui sont posées : les logiques de leur localisation, les ressorts de l’appartenance identitaire, l’histoire de leur transformation, les enjeux culturels qu’elles véhiculent.
Le cadre original de cet entretien m’autorise à dire les choses d’une autre manière que s’il fallait que je présente un CV. J’insisterai davantage sur les hasards et le caractère sinueux de mon parcours de recherche.
En quittant Bordeaux, je me suis inscrit en géographie à Paris IV, sans connaitre ni Paris, ni l’Institut de Géographie. Cet endroit m’a immédiatement plu. C’était mon premier contact avec l’Université et elle n’était constituée – quel hasard ! – que de géographes allant et venant dans une grande maison sur des planchers grinçants au parfum d’encaustique. En maitrise, je souhaitais partir à l’étranger et faire un mémoire de recherche sur un pays lointain. Je frappe à la porte de Joël Bonnemaison avec L’homme et la terre d’Eric Dardel à la main, comme si de rien n’était, et je lui dis que je veux travailler sur la géographicité dans les trains au Chili… Je ne sais pas trop d’où j’ai sorti cette idée qui, à l’époque, m’a bien sûr semblé absolument géniale et révolutionnaire… Ce qui est certain c’est que la géographie culturelle m’intéressait et en particulier la question des représentations et du rapport à l’espace plutôt que l’organisation de l’espace lui-même. Joël Bonnemaison a posé son chapeau et m’a accueilli avec la plus grande bienveillance, malgré l’incohérence de mes propos. J’avais oublié un détail : je n’avais réfléchi à aucun moyen concret afin de pouvoir me rendre au Chili. Je crois que ce qui m’avait attiré, c’est l’étirement latitudinal de ce pays le long duquel j’imaginais filer des rails sans interruption sur des milliers de kilomètres…
Après cet accès de romantisme et d’idéalité géographique, j’ai décidé de partir en Erasmus à Madrid. J’ai poussé la porte de Jean-Robert Pitte avec l’idée de travailler sur le Manzanares à Madrid, « une rivière qui n’existe pas, avais-je proclamé » ! Face à mon désir de « géographie négative », l’homme s’est montré pragmatique, il m’a demandé aussitôt si je ne voulais pas plutôt travailler sur quelque chose qui existe. Il me demande ce qui m’intéresse en Espagne. Je lui réponds que la corrida et les élevages de taureaux m’intriguent et que je ne connais pas de géographes qui s’y soient intéressés. L’affaire est entendue, je partirais un an à Madrid et ferais mon mémoire sur la tauromachie en promettant à mon directeur que j’aurais les pieds sur terre et que je cartographierais toutes les arènes, tous les élevages, tous les spectacles.
La suite peut être vue comme un élargissement concentrique et un approfondissement problématique des recherches sur la question. Mon mémoire de DEA traitait des pratiques tauromachiques en Espagne, en France et au Portugal ce qui m’a donné l’occasion de rencontrer de nombreux chercheurs dont l’anthropologue Frédéric Saumade avec qui je devais travailler quelques années plus tard. Ma thèse a ensuite élargi la problématique à l’Amérique non seulement pour rendre compte de la diversité méconnue de ces pratiques outre-Atlantique, mais surtout pour analyser les relations historiques et formelles de cousinages entre la corrida et le rodéo. Je crois que l’intérêt géographique de la question se situe à cette échelle : existe-t-il une aire culturelle transatlantique des jeux taurino-équestres issue des relations entre l’Europe et l’Amérique ? L’idée repose sur une constatation simple : d’une part, le continent américain pour lequel la figure du vaquero est si importante ne connait ni les chevaux ni les bovins avant l’arrivée des conquistadors espagnols, d’autre part, il n’existe pas d’autres spectacles professionnels, dans le monde, fondés sur des affrontements réels entre des hommes et des animaux, et quelles que soient leur forme, ils réunissent des chevaux et des bovins.
Tout aurait pu s’arrêter en cours de route, car je n’ai pas eu de bourse de thèse au démarrage, j’ai poursuivi mes recherches tout en passant les concours d’enseignants et c’est finalement en entrant à la Casa Velázquez à Madrid que j’ai pu faire avancer mes travaux dans de bonnes conditions. A l’issue de ma thèse soutenue en 2007, nous obtenons avec Frédéric Saumade un projet ANR (non fléché) sur la frontière Etats-Unis/Mexique autour de ces questions d’élevage et de spectacles. Nous n’étions que deux, je n’avais pas encore de poste de titulaire et nous décrochions un projet financé sur quatre ans : un miracle, impensable aujourd’hui lorsqu’on regarde la dégradation des conditions de recherche et d’emploi pour les jeunes docteurs. Nous montrerons que John Wayne et Manolete sont de lointains cousins (Cowboys, clowns et toreros : l’Amérique réversible, Berg International, 2014) et que les Etats-Unis, contre toute attente, constituent un pays tauromachique de premier plan.
Depuis, j’ai diversifié mes travaux de recherche au gré des dynamiques collectives qui ont pu se dessiner au sein des laboratoires dont j’ai fait partie à Pau, hier le SET (UMR CNRS 5603), aujourd’hui le laboratoire Passages (UMR CNRS 5319). Les relations entre géographie et littérature m’intéressent de plus en plus, en particulier à travers l’œuvre de Richard Brautigan sur lequel j’ai eu l’occasion de travailler. Je m’intéresse aussi à la place de la nature dans la fiction, aux courants éco-critiques et plus largement aux différentes expressions médiatiques de la spatialité : photographie, vidéo, cinéma, cartographie, littérature, écriture scientifique… En quelque sorte, je renoue après un long détour avec certaines questions de ma formation initiale qui rencontrent aujourd’hui des préoccupations géographiques plus épistémologiques.
Pour vous, comment « fait-on » de la géographie ?
Je trouve que cette question est passionnante et qu’elle se pose avec une acuité particulière pour les géographes dans la famille des sciences humaines et sociales. Je change souvent d’avis sur le sujet. Je ne sais pas ce que cela révèle de moi. J’ai souvent l’impression qu’en géographie nous courrons après un impossible « discours de la méthode ». Certains y verront une faiblesse de la discipline, d’autres y trouveront une force. Une enquête historique, une enquête sociologique, une enquête ethnographique possèdent à mes yeux des socles méthodologiques mieux identifiés, malgré les différentes écoles internes, que le socle commun d’une « enquête géographique ». C’est un ressenti personnel qui devrait faire l’objet d’une discussion plus approfondie et qui me montrerait dans le détail que j’ai certainement tort. Je crois malgré tout que les différentes qualifications et nombreux débats qui accompagnent l’histoire de la discipline disent quelque chose du rapport problématique de la géographie à sa méthode et son objet. C’est peut-être embêtant pour la reconnaissance de son utilité sociale, mais de mon point de vue, je trouve assez salutaire que la géographie doute d’elle-même dans le contexte latent ou avéré d’une crise de la modernité dont le discours scientiste a été l’un des piliers.
Pour ne pas esquiver totalement la question, je pense malgré tout que les géographes brillent par leur capacité à reformuler en terme spatial quantité de questions sociétales où cette dimension demeure relativement impensée ou invisible. Je suis assez sensible à l’idée que pour cela, les géographes observent le monde et travaille sur la langue : une langue capable de mieux faire apparaître les dimensions spatiales de la société et de laquelle découlent ensuite les approches méthodologiques les plus adaptées pour appréhender l’identification d’un enjeu ou la résolution d’un problème. Pour donner des exemples bien connus qui parleront à tous les géographes, je pense que la distinction et l’articulation logique entre le topos et la chôra, le site et la situation, l’espace et le territoire, le lieu, le « non-lieu », « l’hyper-lieu » sont d’abord et avant tout des questions de langue qui portent une pensée géographique.
Au-delà du lexique, on peut entendre plus largement la question de la langue comme un problème de traduction et donc étirer considérablement hors des cadres disciplinaires et hors du cadre scientifique la façon dont « on fait » de la géographie. Autant dire que je ne vois pas de ruptures méthodologiques fondamentales au sein des sciences humaines et sociales, ni même au sein des différentes formes d’expressions médiatiques de la spatialité. Je me demande parfois, quand je suis de mauvaise humeur avec la recherche, si les clivages science/non-science ne reposent pas dans certains cas sur des traditions intertextuelles distinctives et un brin complotistes qui permettent d’assurer la défense d’un territoire.
Quels textes, auteurs, ont influencé vos travaux et comment ?
Pour ce qui relève de mes recherches sur le rodéo et la tauromachie, en géographie la thématique il y a une vingtaine d’années était assez nouvelle. Mon premier article sur la question, « les territoires de la planète des taureaux », paru dans Géographie et Cultures, date du siècle passé : été 1999. On m’avait donné l’opportunité d’écrire un article à partir de mon mémoire de maitrise dans un numéro intitulé : « Le territoire, au cœur de la géographie culturelle ». Il est certain qu’à cette époque, la géographie culturelle, par la diversité thématique qu’elle embrassait, correspondait tout à fait à l’idée que je me faisais d’une discipline ouverte, tout terrain, et qui m’avait attirée pour cela. C’est encore une raison pour laquelle je suis assez attaché à cette revue : il y a des choses inégales, il y a des choses excellentes, il y a des tentatives assez originales, il y a des « objets géographiques non identifiés » et certainement des ratés, mais je trouve que dans le temps la revue a réussi à échapper à un durcissement artificiel de la scientificité.
Pour mon sujet de recherche, je suis d’abord allé voir du côté des anthropologues, des sociologues, des historiens, des philosophes, des littéraires et de tous ceux qui travaillaient sur la question : Frédéric Saumade, Pedro Romero de Solis, Julian Pitt Rivers, Antoinette Molinié, Dominique Fournié, Luis Capucha, Francis Wolff, Araceli Guillaume Alonso, Annie Maïllis, j’en oublie. C’est Frédéric Saumade qui, à mes yeux, en anthropologue, posait les questions géographiques les plus fécondes en déconstruisant les idéologies sous-jacentes aux théories sacrificielles et au supposé mythe méditerranéen du taureau. Son ouvrage sur Les tauromachies européennes a été, de ce point de vue, très important pour moi. Après avoir lu cet ouvrage, j’ai pris le train jusqu’en Camargue pour aller le rencontrer. Je ne savais pas si ma visite allait durer une heure ou une journée, je suis finalement resté chez lui une semaine au milieu de sa famille et des paysages du delta.
Du côté des géographes, Jean-Robert Pitte a été le directeur dont j’avais besoin, il m’a donné confiance en moi, me disait très franchement les choses lorsque ce que je faisais ne lui plaisait pas, tout en me laissant beaucoup de liberté. Un conseil parmi d’autres m’a marqué : « évitez les jargons qui passeront de mode ». D’autres géographes m’ont aidé à cette période, en particulier Michel Favory et Guy Di Méo[1]. Sans pour autant reprendre leur vocabulaire ou leur appareillage théorique, j’ai aimé leur façon d’essayer de faire tenir ensemble l’étrange boite noire du culturel et les logiques du social.
Il y a bien sûr beaucoup d’autres géographes dont les travaux ou les enseignements ont compté pour moi. Permettez-moi de ne pas sacrifier aux règles d’usage des références bibliographiques et d’attacher ces fragments désordonnés à des souvenirs ou des émotions : je me souviens de m’être passionné pour The significance of territory de Jean Gottmann que j’ai lu sur microfiches, ce qui pour moi en décuplait la valeur ; je me souviens avoir lu presque d’une traite le tome 1 de la GU « Mondes nouveaux » de Roger Brunet et Olivier Dollfus et y trouver une forme d’intelligence à la fois littéraire et systématisante ; je me souviens de l’implication avec laquelle Georgette Zrinscak nous préparait à l’agrégation, on se sentait très soutenu et mieux capable de raisonner ; je repense souvent aux séances de commentaires de cartes de Viviane Balland desquelles on ressortait sonnés par ses facilités d’improvisation et la plupart du temps désespérés de se sentir si loin du but ; je me souviens que certains extraits du « dictionnaire Lévy et Lussault » étaient parus en ligne avant la sortie papier et qu’on a senti très vite qu’on ne pourrait plus faire de géographie sans cet ouvrage ; je suis assez intrigué par la trajectoire de Kenneth White et les marges qu’il explore ; je me sers souvent de l’article de Vincent Berdoulay et J. Nicholas Entrikin sur « Lieu et sujet » que je trouve fondamental ; j’utilise avec les étudiants le travail de Laurent Matthey sur la quotidienneté où l’écriture scientifique renoue avec la dimension narrative sous les traits d’Aude prenant son café au Zanzibar ; j’écoute toujours avec un grand plaisir Christian Grataloup rendre si claires les logiques spatiales des longues distances et du temps long (en particulier au FIG s’il reste de la place dans les amphis) ; j’aime recevoir par courriel chaque année des nouvelles de Paul Claval ; j’aime bien quand Christine Chivallon dézingue les excès des postmodernes ; j’apprécie le son des violons d’Ingres géographiques d’Olivier Labussière lorsque j’ai l’occasion de le croiser dans les colloques ; je suis comme un gamin face à l’inventive érudition d’Angelo Turco. J’ai conscience de livrer tout ça en vrac et un peu selon l’humeur du moment. Je mettrai ça sur le compte du confinement.
Vous êtes géographe, mais aussi écrivain. La géographie joue-t-elle un rôle dans votre travail littéraire ? Si oui, comment ?
Ecrivain, c’est beaucoup dire, j’ai écrit deux romans. La géographie a joué un rôle, pas toujours là où je l’attendais.
J’ai vécu l’écriture de mon premier roman comme la réalisation d’un rêve que j’avais depuis longtemps et qui s’était toujours arrêté en chemin, un peu par dilettantisme, un peu par essoufflement. J’ai commencé beaucoup de premiers romans qui ont tourné court ou que j’ai pris un malin plaisir à ne pas prendre au sérieux. Lorsque j’écrivais Matador Yankee en 2017-2018, j’ai très vite senti que quelque chose était mûr et que j’irai jusqu’au bout. Je suis incapable d’expliquer pourquoi. Ecrire de la fiction, c’est un moment de liberté extraordinaire totalement détaché de mon métier. En écrivain un roman et de surcroit un roman d’aventures fictionnel, je n’y cachais aucun propos ou ambition géographique. En rien ce moment m’est apparu comme une forme dérivée me permettant d’expérimenter autrement une quelconque sensibilité géographique ou des compétences transversales visant à décrire le monde qui nous entoure. Je craignais au contraire le mélange des genres d’un roman « géographique » ou d’une géographie « romancée ». Les deux choses sont pour moi bien séparées et je tenais à ce que la fiction ne soit pas un détour donnant accès à une forme de contenu documentaire ou explicatif. On peut prendre le problème à l’inverse, je ne voulais en aucun cas qu’il s’agisse d’un roman à thèse, encore moins une autofiction romancée d’un rapport géographique au monde. Peut-être à l’excès d’ailleurs. Il y a sans doute un certain déni géographique dans mon premier roman. Il peut certes être lu comme un road movie entre les Etats-Unis et le Mexique. Les multiples trajets à travers l’Amérique peuvent susciter un intérêt pour le géographe. Mais il y a très peu de descriptions paysagères, très peu de passages visant à informer un contexte géographique et aucune intention de renseigner une question d’un point de vue spatial. C’est volontaire et, paradoxalement, afin d’être plutôt dans l’esquisse que le trait appuyé des dimensions géographiques, j’avais besoin de m’adosser à un terrain qui m’était familier, en l’occurrence certains territoires que j’avais sillonnés pendant mes travaux. En définitive, c’est comme si pour entrer dans l’écriture romanesque j’avais eu besoin de m’assoir sur mes recherches afin d’y être bien installé mais ne pas avoir à m’en servir. Cela correspond sans doute à une sensibilité littéraire qui est la mienne, ni meilleure, ni moins bonne qu’une autre. Je n’aime pas dans les romans sentir que s’y trouvent comme injectés des pans de connaissances documentaires périphériques à la dramaturgie. Quand j’écris, même si je ne sais pas très bien ce que cela veut dire et que je le vis plutôt comme une découverte progressive, j’ai envie d’écrire pour la dimension littéraire et esthétique des mots, des phrases et de l’imaginaire.
Pour mon deuxième roman, Des humains sur fond blanc, malgré des points communs avec le premier, la place de la géographie est très différente. J’avais envie de situer un roman d’aventures dans un Grand Nord hivernal. J’ai choisi la Russie, avec une part de fantasme puisque je n’y suis jamais allé. La plus grande partie de l’histoire se passe en Sibérie, en Yakoutie plus précisément. L’idée était plutôt de faire se rencontrer différents imaginaires de la Sibérie. Même si en France sans doute peu de gens ont dû y aller, cette partie du monde est saturée de représentations politiques, historiques, environnementales et littéraires. C’est donc un espace très connu, un haut lieu de l’imaginaire géographique. On a tous en tête une Sibérie que l’on pense aux goulags de la Kolyma, à la forêt boréale, à Delteil, Chalamov, Soljenitsyne, Tesson et à quantité de représentations du Grand Nord, sibérien ou non, à tort ou à raison, marquées par le froid, le gel, la neige, le blanc, l’isolement, l’émotion des confins. Ce qui sur le plan littéraire et géographique m’a intéressé, c’est de faire vivre une Sibérie minimaliste qui donne prise à cet imaginaire. Je crois qu’on a besoin de très peu de choses pour faire tourner à plein régime cette extraordinaire faculté de projection. La littérature est aussi là pour ça. Elle peut être même très précieuse pour ça. S’il existe un enjeu géographique important à mes yeux dans l’écriture fictionnelle, je le situerais sur ce plan : celui d’un rapport à l’espace qui articule l’imaginaire et la réalité dans des configurations très personnelles et qui plus généralement ouvre à d’autres façons d’envisager les représentations que celles d’une conformité au référent. Cet enjeu est absent de mon désir d’écrire, mais je suis obligé de reconnaitre qu’il joue un rôle dans ma façon de mettre en scène l’espace dans mes histoires et qu’il est au centre d’une préoccupation géographique.
La géographie n’est guère aimée du grand public. Que suggérez-vous pour changer cette situation ?
Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette idée. Disons que la géographie académique et institutionnalisée sous la forme d’un savoir scientifique n’est peut-être pas très populaire. En effet, je pense que tous les géographes, un jour ou l’autre, ont fait l’expérience d’un malentendu voire d’un dénigrement quant à la nature de leurs compétences.
Mais je crois aussi que la géographie fait rêver. Elle suscite, sans dire son nom, un grand intérêt et demeure une source d’émerveillement : les cartes, les voyages, les atlas, la découverte de la diversité humaine, l’émotion suscitée par la vue d’un paysage, l’envie de parcourir le monde, un globe terrestre qui brille la nuit dans une chambre. Je pense qu’il y a quantité de situations qui manifestent un engouement pour les connaissances et les émotions géographiques. L’ouverture d’Eric Dardel sur la géographicité dans son ouvrage L’homme et la terre ne dit pas autre chose à mon sens. Si l’on regarde les choses de cette façon, la géographie est très populaire, elle est tellement populaire qu’elle n’a pas besoin de nous pour l’être. C’est peut-être ça parfois qui, en termes corporatistes et de reconnaissance sociale, nous préoccupe.
Nous sommes dans un inconfort paradoxal, pris entre l’idée que l’espace comme problématique est un impensé sociétal fondamental qu’il nous reviendrait de rendre visible et le constat que nous sommes tous des êtres géographiques et que nous ne pouvons pas ne pas l’être. Il y a quelque chose d’invisible et d’évident sur quoi repose ce que nous sommes en tant que géographe. Je n’ai pas beaucoup de suggestions concrètes à faire qui permettraient de rendre la géographie plus populaire, mais je pense que tout ce qui insiste sur les paradoxes, les décloisonnements disciplinaires, les marges et la diversité de la géographie en tant que connaissance et en tant qu’émotion peut s’avérer plus efficace que la défense d’une crispation identitaire.
[1] Pour retrouver le portrait consacré à Guy Di Méo : « Sur le plan théorique, je suis partisan d’un travail de bricolage »
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