Marianne Vitrac : « La géographie peut nous aider à faire rêver les élèves ! »

©M. Vitrac

La rencontre d’un enseignant peut parfois (souvent ?) bousculer le destin d’une étudiante. C’est bien ce qui semble être arrivé à Marianne Vitrac, professeure d’histoire-géographie au lycée Camille Claudel de Vauréal dans le Val-d’Oise. De sa découverte de la géographie en classe préparatoire à sa manière de voir et de l’enseigner quotidiennement dans ses classes, celle-ci revient pour nous sur ses rapports avec une discipline mal connue des élèves mais « qui peut [toutefois] aider à les faire rêver ».

 

 

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©M. Vitrac

Comment avez-vous découvert la géographie ?

 

J’ai toujours aimé regarder les paysages, me perdre dans leurs détails ; je crois que cela a contribué à me mettre sur la voie ! Mais comme beaucoup d’élèves, je préférais l’histoire à la géographie au collège et au lycée. Cette dernière m’apparaissait comme une discipline descriptive, fondée sur des analyses économiques globales qui me parlaient peu ; la faute n’en incombait pas à mes professeurs, mais à ma compréhension imparfaite de cette discipline.

J’ai ensuite intégré une classe préparatoire littéraire car je ne voulais pas abandonner toutes les matières que j’aimais tant en terminale L ; j’étais néanmoins certaine de vouloir me consacrer à la philosophie. Mais le goût pour une discipline apparaît souvent grâce à une rencontre avec un professeur ; dans mon cas, ce fut avec ma professeure de géographie en hypokhâgne, Madame Annette Ciattoni. J’ai l’impression d’avoir découvert cette discipline à l’occasion d’un exercice bien connu des étudiants en géographie : le commentaire de carte topographique. Sous nos yeux se déroulait la carte de Cognac, ses formes urbaines que nous apprenions à reconnaître, son environnement rural, ses terroirs qui permettent à la vigne de s’épanouir. Le commentaire était nervé d’anecdotes sur les procédés de fabrication du Cognac, son histoire liée à celle du port de Bordeaux et du commerce franco-britannique.

Pour la première fois, j’ai compris la force explicative des analyses spatiales. La carte devenait vivante, les relations entre l’homme et son environnement nous apparaissaient clairement, nous approchions l’espace dans ses dimensions physiques et humaines, en un terme, nous faisions de la géographie. C’est à ce moment-là que j’ai décidé d’y consacrer une partie de ma vie, avec un goût particulier pour la géographie politique et culturelle. Mes deux années de Master à la Sorbonne-Paris IV et la préparation de l’agrégation n’ont fait que confirmer ce choix : la géographie était une passion et avait modifié ma manière d’appréhender le monde. Lorsque je visite une ville, lorsque je regarde les paysages défiler à travers les vitres d’une voiture ou d’un train, je ne parviens pas à me séparer de ce regard de « géographe ».

 

Indépendamment même des programmes et de leurs évolutions, à quels objectifs accordez-vous une importance particulière ?

 

Mon principal objectif est de faire comprendre le raisonnement géographique à mes élèves, de faire en sorte qu’ils quittent le lycée avec un bagage non pas constitué d’une série d’exemples ou d’analyses globales désincarnées, mais en sachant au contraire passer du local au global, de l’objet spécifique à la modélisation, du concret à l’abstrait. Il ne s’agit pas simplement d’une gymnastique intellectuelle, car la géographie n’apporte pas qu’un bagage cognitif. Elle leur permet d’habiter le monde en toute conscience, de le comprendre dans sa dimension spatiale.

Par ailleurs, les cartes et les SIG ont envahi notre environnement. Les élèves doivent donc apprendre à les lire, mais aussi à les regarder avec un œil critique et distancié. L’ouvrage de Mark Monmonier récemment réédité, Comment faire mentir les cartes, explique dès 1993 que « le public sait se méfier de l’écrit, de la publicité, du marketing (…) mais nombre de personnes, par ailleurs cultivées, sont de véritables illettrées en matière de cartographie« . Alors que l’éducation aux médias a intégré l’enseignement secondaire, on ne peut passer à côté de l’éducation aux cartes, ce medium dont il faut connaître le langage spécifique et les usages détournés !

 

Selon quelle(s) démarche(s) se construit votre enseignement de la géographie ? Comment les mettez-vous en place dans vos classes ?

 

Dans les années 2000, les programmes scolaires ont introduit l’étude de cas en géographie. Il s’agit d’analyser un objet ou une situation géographique concrète, pour le mettre ensuite en perspective à plus petite échelle, en le confrontant à des situations similaires ou différentes. J’ai donc débuté dans l’enseignement en adoptant cette démarche, et elle est finalement devenue mienne quelle que soit la séance.

C’est d’ailleurs devenu le moment que je préfère lorsque que je prépare un cours : trouver un exemple représentatif mais original, à partir duquel les élèves pourront construire un savoir plus théorique. Dans la première partie de l’étude de cas, ils se posent les mêmes questions que le géographe François Durand-Dastès [1] : face à un phénomène localisé, ils doivent se demander « pourquoi il est situé « là » (où il est observé), et pas ailleurs « . Dans un second temps, je leur apprends à modéliser leurs observations et leurs analyses : malgré l’hétérogénéité du monde, quels modèles explicatifs peuvent-ils faire émerger pour expliquer son organisation ? Ainsi, c’est en cheminant à travers quelques situations géographiques approfondies et variées que les élèves rencontrent et comprennent les mots du géographe : en classe de Terminale générale, ils se familiarisent ainsi avec des termes comme « mondialisation », « ville globale », « façades maritimes », ou encore la notion plus récente d’ « hyper-lieux » proposée par Michel Lussault en 2017. J’essaie d’ailleurs, le plus possible, d’organiser une veille scientifique pour suivre les évolutions de ma discipline : la géographie est vivante, ses paradigmes régulièrement discutés et renouvelés, nous avons donc la chance de pouvoir actualiser constamment nos approches.

La seconde démarche que je privilégie réside dans la réalisation de schémas, de croquis, de cartes. Un collègue de géographie en CPGE, François Arnal [2], avait coutume de dire que « la géographie, ça se dessine », et je souscris totalement à cette idée ! Il ne s’agit pas simplement de préparer les élèves à la réalisation des croquis demandés au baccalauréat ; pour être tout à fait honnête, je ne suis pas convaincue par cet exercice qui repose bien souvent sur un « bachotage », un apprentissage par cœur des cartes réalisées en classe au cours de l’année. En revanche, apprendre à synthétiser des informations sur un croquis à partir d’un ensemble documentaire, ou à présenter des idées sous la forme d’un schéma géographique, c’est absolument passionnant ! Dans ma trousse, j’ai des feutres de toutes les couleurs, et à la fin d’une séance mon tableau est souvent couvert de schémas. Ils sont parfois plus parlants qu’une trace écrite traditionnelle pour expliquer l’organisation d’un espace. Cela permet aussi d’initier les élèves à une autre forme de langage, aux rigueurs de la sémiologie graphique, tout en leur offrant la liberté de s’exprimer et d’argumenter autrement.

Le numérique apporte d’ailleurs beaucoup à l’exercice cartographique ou au commentaire de cartes : il permet de renouveler nos démarches. Ainsi, mes élèves de Première ont appris à créer des cartes sur le site Géoclip, à sélectionner les indicateurs qu’ils souhaitent faire apparaître, à analyser les données statistiques qui leur sont associées. L’une de mes expérimentations les plus récentes a consisté en la réalisation d’un croquis de New-York en réalité augmentée, grâce à l’application Mirage Make : des flashcodes font apparaître des textes et des images qui viennent enrichir le croquis réalisé par les élèves.

Pour finir j’essaie de favoriser les regards pluridisciplinaires lorsque cela est possible, car la géographie est une science à la croisée des chemins, qui se nourrit des apports des autres disciplines. Ainsi, nous avons conçu avec ma collègue de SES une séquence croisée sur la mondialisation en classe de Terminale. L’approche bi-disciplinaire accompagnée d’un voyage sur le terrain (au port d’Anvers) est un enrichissement tant pour les élèves que pour nous.

 

Selon vous, l’enseignement de la géographie se heurte-t-il à des difficultés particulières ?

 

La principale difficulté réside dans l’écart assez important entre les géographies scolaire et universitaire. Ce décalage m’apparaît d’autant plus important lorsque d’anciens élèves, qui suivent un cursus de géographie dans l’enseignement supérieur, reviennent nous voir en disant que les thèmes et les méthodes sont très différents de ce qu’ils ont appris au lycée. Ils associent surtout leurs dernières années dans le secondaire au développement durable (programme de la classe de seconde) et à la géographie économique (en terminale), avec l’impression d’être passés à côté de pans entiers de la discipline. Ils ont donc l’impression de découvrir réellement la géographie dans l’enseignement supérieur, comme je l’avais moi-même expérimenté. Ce constat est évidemment un peu frustrant pour les professeurs du secondaire que nous sommes, la géographie offre une telle diversité !

Une seconde difficulté pourrait être le manque de goût a priori de certains élèves pour la géographie. Il est toujours étonnant de les voir montrer tant d’enthousiasme lorsque nous commençons un chapitre d’histoire, et si peu d’entrain lorsque nous passons à la géographie. Mais finalement, leur réticence devient un défi à relever : il me faut trouver des angles d’approche, des lectures et des notions qui viendront stimuler leur imagination et leur raisonnement. Par ailleurs, je crois qu’ils aiment particulièrement lorsque le professeur leur raconte des histoires. J’essaie donc d’intégrer des moments de récit en géographie. Après tout, c’est ainsi que je suis tombée amoureuse de la géographie : lorsque ma professeure nous racontait l’histoire du Cognac, son vieillissement, la part des anges… La géographie peut nous aider à faire rêver les élèves !

 

Avez-vous un souvenir de « moment de grâce » survenu dans un de vos cours de géographie ?

 

Oui, et il s’agit d’un moment assez récent. En classe de première, les élèves doivent étudier un aménagement proche de leur lycée, dans leurs territoires du quotidien ; j’ai choisi pour ma part celui d’un Cœur de Ville. Afin d’étudier les spécificités d’un tel aménagement, j’ai mis à leur disposition des statistiques démographiques, des articles de journaux, des photographies, des cartes. Mais j’ai également profité de ce travail pour les initier au commentaire de carte topographique : sur la carte IGN 1/25 000 de Cergy-Pontoise de trois années différentes, nous avons appris à repérer les reliefs, les espaces couverts par la végétation, les différentes formes urbaines, les marqueurs de l’extension urbaine depuis les années 1960. Cet exercice est pour moi une madeleine, et j’essaie donc de le pratiquer en classe dès lors que le chapitre le permet. De manière étonnante, les élèves semblent beaucoup aimer cette activité rigoureuse et nouvelle pour eux, et ils se sont montrés particulièrement réceptifs cette année.

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©M. Vitrac

Pour confronter ces analyses aux réalités du terrain, nous avons ensuite visité le Cœur de Ville : les élèves ont observé les composantes et les caractéristiques de cet aménagement, puis se sont regroupés au milieu de la place centrale pour réaliser un croquis in situ. Un élève a terminé cette séance en disant avec enthousiasme qu’ils n’avaient jamais fait de géographie comme cela ; c’est pour moi un beau retour !

En mettant des mots, des notions, des explications sur ces espaces vécus qu’ils traversent au quotidien, j’ai l’impression d’avoir donné à mes élèves des clés pour le comprendre. Mais aussi d’avoir élargi leurs horizons : leur territoire n’est pas unique, il a des points communs avec d’autres, et il s’inscrit donc dans un espace beaucoup plus vaste. En un mot, la géographie les aide à comprendre le monde à toutes les échelles.

 


[1] François Durand-Dastès, « Les géographes et la notion de causalité », in Viennot L. et Debru C., Enquête sur la notion de causalité, PUF, pp.145-160, 2003

[2] Retrouver notre entretien avec François Arnal : « Traverser l’espace urbain, saisir les paysages, écouter les acteurs, revenir dans sa salle et dessiner une carte mentale est la meilleure introduction à la géographie »

3 Comments on Marianne Vitrac : « La géographie peut nous aider à faire rêver les élèves ! »

  1. Très beau témoignage. Cela fait plaisir de savoir que des enseignant.e.s pratiquent ainsi la géographie dans le secondaire.

  2. Laurence Schutz // 20 mars 2019 á 12 h 50 min // Répondre

    Voilà une professeure, passionnée et passionnante. Belle transmission. Relever la tête des élèves, les faire décrocher du petit écran pour qu’ils observent, écoutent, ressentent et comprennent le monde dans lequel ils vivent, c’est éclairant !
    Des racines et des ailes !

  3. Merci Marianne pour la référence, tout à fait d’accord avec tes propos et vive la carto et les croquis qui vont avec (#lagéoçasedessine !-). J’aimais bien commenter la carte de Cognac avec aussi la part des anges et la Fine Champagne…

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