François Arnal : « Traverser l’espace urbain, saisir les paysages, écouter les acteurs, revenir dans sa salle et dessiner une carte mentale est la meilleure introduction à la géographie »

Byllis Albanie Juin 2016 Photo E Gord.

Lorsqu’ils ont repris le chemin du lycée en cette rentrée, les étudiants de classes préparatoires du lycée Claude Fauriel de St-Etienne n’ont pas retrouvé ce professeur de géographie qui parlait autant de géographie et de cartographie, qu’il leur expliquait comment tirer parti d’Internet et des réseaux sociaux. Désormais retraité, François Arnal, enseignant d’histoire, mais surtout de géographie, nous parle de sa pratique d’enseignement, de sa soif de faire découvrir les recoins encore obscurs de la géographie et de la cartographie, mais surtout de plaisir. Plaisir d’enseigner, de transmettre et, surtout, de constater que la relève est désormais assurée ! 

 

 

Comment avez-vous découvert la géographie ?

 

Mon grand père adorait les cartes, enfant j’étais louveteau puis Eclaireur de France, ces années de scoutisme m’ont appris à lire une carte, à me repérer dans l’espace, à vivre au contact de la nature et à chercher à la comprendre. Au lycée j’aimais beaucoup la géographie qui était une discipline pour laquelle je n’avais pas l’impression de me forcer à apprendre, l’écoute en cours, ma curiosité personnelle faisaient le reste.

Quand il a fallu s’orienter en fin de terminale après un bac littéraire option arts plastiques, j’ai choisi une faculté de géographie pour devenir urbaniste et parce que mes résultats en histoire-géographie m’y poussaient. J’ai découvert la géographie universitaire à la faculté de Saint-Etienne. Nous étions un faible effectif avec des sorties sur le terrain en géomorphologie (avec B. Etlicher), hydrologie, géographie urbaine (François Tomas) ou encore en géographie rurale (Pierre Bozon, ruraliste vidalien savoyard).

Ayant réussi le concours de l’IPES (Institut de Préparation à l’Enseignement Secondaire qui me salariait comme un normalien) je me suis dirigé vers les concours d’enseignement sans me poser de questions. Je suis issu d’une génération qui a fait beaucoup de géographie « physique » en lycée comme à la faculté. Mes cours préférés étaient le commentaire de cartes où à partir d’une feuille IGN au 1/50 000° nous apprenions à penser l’espace, à comprendre les paysages reconstitués mentalement et nous nous formions au fil des questions à toutes les problématiques et connaissances géographiques. Les cours de géographie culturelle ou les cours sur l’eau et les hommes de Jacques Béthemont [1] restent aussi mes meilleurs souvenirs universitaires, il a été mon mentor jusqu’à l’agrégation. J’avais l’impression qu’il arrivait avec trois notes préparées à la BU l’heure précédant le cours et les 2 heures s’écoulaient sans ennui avec une culture qui me fascinait.

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Cartographie en Khâgne au lycée Claude Fauriel de St-Etienne

Indépendamment même des programmes et de leurs évolutions, à quels objectifs accordez-vous une importance particulière ?

 

Mon premier objectif a toujours été de faire partager [2] ma passion pour la géographie. Je pars du principe que l’on ne peut apprendre bien une discipline que si on l’aime ou du moins que si l’on s’y intéresse par un regard nouveau et que l’on a envie de découvrir cette science désormais sociale. De la même façon, on ne peut enseigner que si l’on met en avant cette passion et cet engagement. Chaque nouvelle année, quel que soit le niveau d’enseignement, mon objectif était le même : faire découvrir la géographie et dépoussiérer l’image de la discipline, comprendre ce qu’elle peut apporter dans son regard sur le monde, intégrer la dimension spatiale des sociétés, porter un regard critique sur la planète et son anthropisation.

Je suis à la retraite depuis cette rentrée, j’ai enseigné à tous les niveaux, face à tous les types de publics, de la sixième à la classe préparatoire en passant par les cours ou TD à l’Université et à l’Ecole d’Architecture de St-Etienne. Ce qui me plaisait, c’était d’enseigner la ville ou la forêt le matin à mes élèves de sixième en ZEP et l’après midi de reprendre les mêmes thèmes, les mêmes objectifs au niveau universitaire. La question n’était pas tant celle du programme, on peut toujours s’adapter. J’ai toujours gardé une grande liberté vis à vis de ceux-ci surtout face à des publics difficiles de collège « sensible ». La question est celle de faire comprendre le raisonnement géographique [3], de partir de cas concrets (études de cas, documents d’introduction comme un paysage ou une carte, témoignages d’acteurs, sorties sur le terrain…) et faire émerger les problématiques [4] et les concepts. Le cours doit être fluide, il faut maintenir en haleine, varier les supports et proposer des traces écrites différentes comme le croquis pour lequel j’ai toujours accordé une importance majeure (voir la balise #lagéoçasedessine sur Twitter [5]).

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La balise #lagéoçasedessine sur Twitter 2018.

Mon objectif était de privilégier le raisonnement, le questionnement que l’on retrouve dans la construction des problématiques plutôt que l’accumulation de connaissances, sauf pour les années d’examen (brevet ou bac) ou pour la préparation des concours (ENS ou CAPES, Agrégation). Je dissociais les années d’apprentissage des concepts majeurs, l’acquisition des outils géographiques comme le paysage, les techniques graphiques ou cartographiques, des années de confirmation, d’acquisition plus classique des connaissances pour les classes d’examen.

Mon expérience de 11 années de classes préparatoires au lycée Claude Fauriel de St-Etienne (Hypokhâgne, Khâgne et BCPST), m’a permis de dissocier ces deux temps de l’apprentissage. Celui de la rupture majeure avec une approche conventionnelle de la géographie trop focalisée sur les programmes, le baccalauréat, une discipline enseignée par une majorité d’historiens, et celui de la préparation du concours. Quand on a appris à aimer ou découvert une discipline scientifique en première année on peut aller très loin l’année du concours et se différencier des autres, ce qui est le but d’un concours : être le meilleur en fonction de ses possibilités, de son engagement.

 

Selon quelle(s) démarche(s) se construit votre enseignement de la géographie ? Comment les mettez-vous en place dans votre/vos classe(s) ?

 

Comme le disent beaucoup de mes collègues, partir du concret ou faute de terrain réel, partir de la carte et du paysage [6]. Les nouveaux programmes de sixième en 1996 ou de seconde de 2001 sur lesquels j’ai travaillé en tant qu’auteur de manuel scolaire [7] en compagnie de Rémy Knafou, Christian Grataloup ou Catherine Biaggi me convenaient tout à fait. On ouvrait le chapitre sur un paysage ou deux en opposition, on posait les questions, on se repérait dans l’espace, on faisait jouer notre imaginaire et le professeur apportait la juste connaissance géographique en confortant les représentations ou en les déconstruisant.

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Le tableau et les croquis manuscrits

J’aime aussi utiliser l’imaginaire géographique. Dans les premières années d’enseignement supérieur, je faisais toujours le même exercice [8] en début d’année : « dessine moi quelque chose… une île [9], une montagne [10], une plage, une ville, une campagne ».

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Exercice de cartographie imaginaire : dessine moi une plage 2017

L’objectif était de partir des représentations, de comprendre que celles-ci, même si elles sont faussées ou erronées, sont révélatrices de nos expériences spatiales, de notre relation au territoire. Partir d’un dessin de plage et de sa description permet de déconstruire un savoir, et de le reconstruire par la suite en l’objectivant, en le finalisant. La géographie ça sert d’abord à imaginer les territoires et les espaces de vie, on habite la terre et celle ci nous habite en retour. Comme dit Augustin Berque, le paysage est empreinte et matrice. L’homme façonne la terre à son image, selon ses idéologies et en retour la terre façonne les sociétés.

Les démarches mettant en avant le sensible (cartographie [11] sensible ou imaginaire), le vécu ou le perçu, la topophobie ou la topophilie sont formatrices et amènent à s’interroger sur la dimension spatiale des sociétés et l’opposition entre idéel et matériel. L’enseignement de la géographie doit jouer sur ces registres sensibles, sur cette fragilité des perceptions, des représentations et sur l’acquisition de solides bases conceptuelles (le lieu, la distance, l’espace, le territoire).

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Sortie de début d’année en hypokhâgne 2017

Je le redis, on doit accorder une place majeure au dessin du géographe, quelque soit son registre, sa technique. L’étymologie du mot géographie le dit : dessiner la terre. C’est pour cela qu’il faut développer  des pratiques comme les concours carto d’Olivier Godard [12] ou Marie Masson [13]. J’avais beau privilégier le numérique et le vidéoprojecteur lors de mes cours, le tableau, la craie puis les feutres de couleur sur tableau blanc ont été mes outils privilégiés dans mon enseignement.

Traverser l’espace urbain, saisir les paysages, écouter les acteurs, revenir dans sa salle et dessiner une carte mentale est la meilleure introduction à la géographie. Lire une carte à plat, confronter avec un paysage [14] qui donne la perspective, comparer avec des SIG comme le Géoportail ou des globes virtuels comme Google Earth, voilà ce qui m’a passionné ces dernières années d’enseignement ou la révolution numérique m’a permis grâce  à un vidéoprojecteur, une connexion Internet de se déplacer dans n’importe quel endroit du globe.

J’ai, ces dix dernières années, beaucoup travaillé sur la curation de contenu et les réseaux sociaux [15]. Cette démarche consiste à partir de sites dédiés comme Pinterest [16], Scoop.it [17], Pearltrees [18], à sélectionner, résumer et partager de l’information. Aujourd’hui la curation peut aider les enseignants et les étudiants à échanger, à partager de l’information et du savoir. Elle est rentrée dans les processus d’apprentissage numériques. J’ai tenté d’initier mes élèves de classes préparatoires à ces nouvelles pratiques.

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La curation sur Scoop.it

 

Selon vous, l’enseignement de la géographie se heurte-t-il à des difficultés particulières ?

 

Non pas de difficultés particulières, nous avons de la chance d’enseigner une discipline qui peut intéresser les élèves, qui leur donne des repères dans le monde. La principale difficulté vient de la bivalence histoire et géographie qui n’est pas toujours respectée. Du point de vue didactique, il est peut être plus facile à un géographe d’enseigner l’histoire que l’inverse. Les principales difficultés viennent souvent du fait que les élèves se sont parfois ennuyés en géographie dans les classes précédentes, il faut donc les motiver, mais ce n’est guère difficile si l’on y croit et que l’on s’investit dans un enseignement novateur [19].

Je ne supportais pas le discours des enseignants qui affirment que le niveau baisse, que les élèves ne savent rien. S’ils ne savent rien, s’ils ne s’intéressent à rien c’est avant tout de la faute des enseignants et de leur enseignement, regardons-nous en face, essayons de réagir, d’innover. Cessons d’opposer les différentes pédagogies dans des débats stériles entre les pratiques dites traditionnelles et les pratiques dites novatrices. Cessons d’affirmer que le tout numérique fera des miracles ou à l’inverse qu’il faut bannir tous ces écrans du vécu des élèves. La solution est dans le juste milieu, dans la passion de l’enseignement pour son enseignement et dans son engagement. Donnez beaucoup pour vos élèves et ils vous le rendrons.

Nous avons la possibilité de faire du terrain, c’est là que tout commence, pas besoin d’aller en Patagonie ou aux pôles, une visite d’un quartier voisin, l’organisation d’un voyage d’étude sont l’occasion de faire que notre discipline prend tout son sens.

 

Avez-vous un souvenir de « moment de grâce » survenu dans un de vos cours de géographie ?

 

Les moments de grâce sont nombreux dans notre métier. En tout premier lieu, je pense au « terrain », aux voyages d’étude réguliers en classe préparatoire avec des collègues d’autres disciplines. Mes meilleurs souvenirs sont face à un paysage, les élèves assis dans l’herbe en Albanie sur le site antique de Byllis, face à la rivière encore sauvage de la Vjosa, ou à l’ombre d’un arbre, ou encore assis dans le théâtre grec à Ségeste en Sicile , le professeur ou un autre élève qui a préparé son intervention parlent et le cours de géographie prend tout son sens.

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Le voyage des hypokhâgnes en Adriatique 2017 : Byllis Albanie

Comprendre le concept de terroir et déguster un vin (ou une huile d’olive) dans une cave dans la Pouille méridionale ou sur les hauteurs de Vienne, ou dans les environs de Tolède fit partie aussi de mes « moments de grâce ». La géographie ça se déguste aussi, c’est pour cela que chaque année en khâgne j’organisais des dégustations de fromages en fin d’année.

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Dégustation fromage de fin d’année 2018

Grand amateur de jardin, un de mes derniers moments de grâce fut la visite des jardins de l’Alcazar ou de l’Alhambra en Andalousie cette année. Encore et toujours faire partager sa passion.

Les moments de grâce sont présents quand d’anciens élèves devenus professionnels de la ville, de l’élevage caprin ou du paysagisme expliquent leur terrain de recherche, leur profession, tiennent à ma place le discours que j’aurais aimé prononcer, je me dis que le relais est pris.

Les moments de grâce sont nombreux quand en cours, en travail de groupe, les élèves ne voient pas le temps passer. Parfois, ils sortent leurs crayons de couleur, leur carnet de notes et écoutent Philippe Rekacewicz expliquer la cartographie ou Michel Lussault [20] parler de spatialité, je suis au fond de la salle et je profite de ces instants magiques avec mes invités qui m’ont fait confiance et partagent mes objectifs…

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Intervention de Philippe Rekacewicz au lycée C. Fauriel en 2018

Enfin, cet été, j’ai appris que Justine Vignat, une de mes anciennes khâgneuses avait ouvert son site Internet de cartographie Stinarto [21]où elle publie ses propres cartes mêlant imaginaire et analyse géographique, crayon feutre et aquarelle.

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Concours blanc hypokhâgne 2017

Les élèves et les professeurs [22] que j’ai formé assurent aujourd’hui la relève. J’ai pensé toute ma carrière à quelqu’un comme J. Béthemont qui m’a permis de réussir l’agrégation et qui m’avait dit ensuite que j’avais le choix entre la recherche universitaire et l’enseignement à différents niveaux, j’ai choisi la deuxième option et je ne le regrette guère.

J’ai débuté ma carrière d’enseignant en 1980 et pris ma retraite en 2018, l’enseignement de la géographie à tous les niveaux face à tout type de public ne m’a jamais lassé, l’expérience de la classe préparatoire pour la qualité de la relation avec des élèves passionnés restera mon meilleur souvenir et je continue à partager mes découvertes sur les réseaux sociaux.

 


[1] Jacques Béthemont. De l’eau et des hommes [compte-rendu] Gras Jacques, Norois Année 1981, https://www.persee.fr/doc/noroi_0029-182x_1981_num_110_1_3964_t1_0250_0000_2

[2] Blog de François Arnal, Geofac : http://geofac.over-blog.com/

[3] Arnal François, 2006, « Le raisonnement géographique dans les étude de cas », http://geofac.over-blog.com/article-2615505.html

[4] Arnal François, « A la recherche d’une problématique en commentaire de documents géographiques », Géocarrefour, Année 1994, 69-3, pp. 249-259, https://www.persee.fr/doc/geoca_0035-113x_1994_num_69_3_4263

[5] Compte Twitter de François Arnal @arnalgeo : https://twitter.com/arnalgeo?lang=fr

[6] Arnal F., « Et si on apprenait à lire les paysages ? », 2016,  https://www.linkedin.com/pulse/et-si-apprenait-à-lire-les-paysages-françois-arnal/

[7] Manuels scolaires Belin, http://data.bnf.fr/14484758/francois_arnal/

[8] « Dessine moi une plage », Année scolaire 2017/18, https://www.pinterest.fr/franz42/dessine-moi-une-plage-année-scolaire-201718/

[9] Visions Carto 2/10/2015 « « Dessine-moi une île ! » De l’imaginaire en cartographie », https://visionscarto.net/dessine-moi-une-ile

[10] Del Biaggio Cristina et Arnal François FIG 2015 Café Géographique « A vos crayons ! », https://www.youtube.com/watch?v=Ce-JJN7pIuw

[11] Carte mentale de la sortie sur le terrain à Saint-Etienne, https://www.pinterest.fr/franz42/carte-mentale-de-la-sortie-sur-le-terrain-à-saint-/

[12] Olivier Godard : « Un élève qui maîtrise son territoire du local au plus global sera un citoyen éclairé » https://socgeo.com/2018/05/17/olivier-godard-un-eleve-qui-maitrise-son-territoire-du-local-au-plus-global-sera-un-citoyen-eclaire/

[13] Marie Masson : « La géographie doit permettre de déconstruire les préjugés », https://socgeo.com/2018/10/31/marie-masson-la-geographie-doit-permettre-de-deconstruire-les-prejuges/

[14] Arnal François, 2017, « Enseigner le paysage en hypokhâgne : une des clés de compréhension de la géographie », https://www.linkedin.com/pulse/enseigner-le-paysage-en-hypokhâgne-une-des-clés-de-la-françois-arnal/

[15] « L’enseignement de la géographie bouleversé par la curation et les réseaux sociaux », http://geofac.over-blog.com/2013/10/l’enseignement-de-la-géographie-bouleversé-par-la-curation-et-les-réseaux-sociaux.html

[16] Pinterest : Des cartes pour voir le monde : https://www.pinterest.fr/franz42/geographie-des-cartes-pour-voir-le-monde/

[17] Scoop.it de F Arnal https://www.scoop.it/u/francois-arnal

[18] Pearltrees de F Arnal : http://www.pearltrees.com/franz42

[19] Arnal François, « Immobilisme et novation dans l’enseignement de la géographie : de la nécessité d’une rupture pour le maître et/ou l’élève ? », Géocarrefour, Année 1986, 61-2, https://www.persee.fr/doc/geoca_0035-113x_1986_num_61_2_4089

[20] Bilan du café géographique avec Michel Lussault. 2014 « Entre ségrégation et séparation, Faire sortir la géographie des amphithéâtres, débattre de sujets de société. », https://sites.google.com/site/ak42fauriel/home/nouveau-site-internet-de-l-ak42/bilan-du-voyage-d-etude-en-adriatique-2014/bilan-du-cafe-geographique-entre-segregation-et-separation

[21] Stinarto (https://justinevignat.wixsite.com/stinarto)

[22] Emmanuel Grange. La p@sserelle -Histoire Géographie- https://lewebpedagogique.com/lapasserelle/

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