Corneliu Iatu : « L’équilibre entre la classe politique et la société civile est fondamental pour l’avenir de la Roumanie »

Alors que la vie politique roumaine est scandée depuis plusieurs semaines par d'importantes manifestations dans les principales villes du pays, Corneliu Iatu, géographe à l'université Alexandru Ioan Cuza de Iași, revient avec nous sur les raisons d'une telle opposition.

 

Le 5 février dernier, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues de Bucarest. Quelles sont les raisons d’une telle manifestation et quels étaient les revendications des manifestants ?

 

Selon les chiffres donnés par DigiTV, ce sont en effet plus de 600 000 personnes qui ont manifesté dans l’ensemble des villes de Roumanie, dont 300 000 seulement à Bucarest. Ces chiffres sont surprenants pour deux raisons. D’une part, ces défilés se sont formés de manière spontanée, sans organisation préalable de la part des parties politiques, ce qui a permis aux chaînes étrangères de mettre en avant le réveil du peuple roumain face à la décision du gouvernement de modifier le Code Pénal. L’amendement prévoyait en effet d’établir un seuil de 200.000 lei (environ 44.000 euro) en dessous duquel les faits d’abus de pouvoir  ne seraient plus jugés comme infractions. D’autre part, ce mouvement de protestation fait suite aux élections du 11 décembre 2016 remportées par la gauche (PSD + ALDE), scrutin durant lequel le taux de participation n’avait été que de 39,5%.

 

Comment expliquer les scandales de corruption à répétition qui touchent la vie politique roumaine ?

 

Rappelons que les scandales de corruption ne sont pas propres à la Roumanie, mais sont malheureusement présents dans de nombreux pays du monde. La particularité de la classe politique roumaine est le lourd héritage d’un demi-siècle de communisme qui n’a pas permis la formation d’une classe politique donnant la primeur aux valeurs morales. En outre, dans un pays où la transition a parfois causé des problèmes économiques et une instabilité législative, ces faits de corruption ont pu s’exacerber.

L’Occident est arrivé en deux cent ans à un développement considérable. Dans les pays ex-communistes, tout a dû être fait rapidement, y compris le développement économique et celui de la classe politique. Le gain considérable de la démocratie est que, contrairement à la période communiste, il existe désormais une classe politique en Roumanie, même si celle-ci est jugée mauvaise. Cette classe politique n’est pas pire que les autres, mais le cadre législatif est peut-être plus permissif, avec des lacunes qui sont utilisées par certains.

D’autre part, nous n’avons pas encore assisté à une sédimentation claire de la gauche, de la droite ou du centre. L’ambiguïté idéologique demeure et on assiste parfois à des décisions surprenantes : les partis de gauche prennent des mesures de droite et les partis de droite prennent des mesures de gauche. En 2012, l’alliance électorale (USL) qui a gagné les législatifs était d’ailleurs composée d’un parti de gauche (PSD) et d’un parti de droite (PNL).

Enfin, la vie politique roumaine pâtit d’une vision à court terme : les promesses de campagnes sont rarement tenues. Ainsi du projet de l’autoroute Iasi-Targu Mures qui, depuis trois élections législatives, est présenté comme un levier de développement pour l’ancienne province de Moldavie qui a besoin chronique de se développer. Rien n’a encore bougé.

 

Cette corruption qui est au cœur des revendications des manifestations, comment s’exprime-t-elle dans la vie quotidienne de la population roumaine ?

 

La corruption n’est pas une caractéristique de la population roumaine. La grande majorité de la population travaille d’une manière honnête. Il ne faut pas stigmatiser toute la classe politique. Il y a aussi des politiciens qui font bien leur travail. Les problèmes surviennent quand la classe politique a une mauvaise image : les électeurs sont aujourd’hui déçus, eux qui, depuis la Révolution roumaine de 1989, s’attendaient à une vie meilleure. Après 1990, le taux de participation aux élections n’a cessé de baisser, témoignant d’un manque de confiance envers la classe politique. Si les manifestants ont sans doute raison de reprocher à la classe politique l’état actuel de l’économie et de la société, il y a aussi une tendance à projeter tous les mécontentements sur elle. Un exemple : le très faible nombre d’autoroutes ou le faible développement des infrastructures n’est considéré que sous l’angle de la corruption, alors que d’autres raisons expliquent cette situation. Plus généralement, n’oublions pas que les partis successifs au pouvoir ont été librement élus par la population.

 

Alors que la lutte anticorruption engagée depuis l’adhésion du pays à l’Union Européenne en 2007 semble porter ses fruits, comment le gouvernement de Sorin Grindeanu justifie-t-il sa décision d’assouplir la législation ?

 

La volonté d’assouplissement de la législation a été présentée par l’actuel gouvernement de gauche comme un moyen de désengorger les prisons, pointées du doigt par l’UE qui presse la Roumanie de prendre des mesures urgentes pour réduire sa surpopulation carcérale. D’autre part, Sorin Grindeanu a justifié cette mesure comme une part importante du programme électoral de la gauche, même elle n’est jamais clairement mentionnée.

Dans un autre contexte, cette mesure serait probablement passée inaperçue, mais une partie des médias l’ont présentée comme un moyen de libérer des membres de la classe politique, tout parti confondu, aujourd’hui incarcérés. En effet, la lutte anticorruption engagée depuis 2004 a débouché sur l’incarcération de nombreux politiciens, y compris l’ancien premier ministre Adrian Nastase.

 

Les difficultés à mettre en place une transition démocratique à la suite de la chute du régime communiste en 1989 expliquent-elles en partie la crise politique que connaît aujourd’hui la Roumanie ?

 

Evidemment. La transition démocratique n’a pas été facile à mettre en place et le prix à payer durant cette période a été élevé. Toutefois, cette transition ne doit pas servir d’alibi. Tout est une question de choix. La manipulation a joué un rôle important, surtout envers la population dont le niveau d’instruction est encore faible.

Les médias d’information se sont ainsi fait le relais de situations discutables. Le département de Teleorman (le département du chef du PSD) a par exemple reçu un budget dédié aux infrastructures supérieur à celui de la région NE (la plus pauvre) qui compte pourtant six départements. Si l’information est avérée, elle témoigne de véritables lourdeurs dans le processus de décentralisation et de gouvernance. On voudrait voir la Roumanie des Grands chantiers qui développent l’économie, l’infrastructure et qui attire la diaspora roumaine. On voudrait voir une Moldavie qui a le même PIB par habitant que la région de Bucarest ou la partie occidentale du pays. Pourtant, même si 2018 marque les 100 ans de la Grande Union, les anciennes provinces (Moldavie, Valachie, Transylvanie) ne sont pas encore reliées par des autoroutes au reste du pays. Ce désenclavement est essentiel. Toute une nation a besoin d’entente mais tout dépend du dialogue entre la classe politique et la société civile : l’équilibre entre les deux forces est fondamental pour l’avenir de la Roumanie.

En outre, la stabilité politique voulue par la population peine à se concrétiser. Entre 1990 et 1992, le nombre des partis politiques de Roumanie dépassait les deux cents. Aujourd’hui, seuls six partis sont représentés dans le Parlement bicaméral, dont une majorité appartient à la gauche. Même si celle-ci a donné l’impression de très bien maîtriser les règles du jeu, les manifestants de ces derniers jours lui ont tout de même donné une leçon : il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de la société civile.

 

Epilogue

 

Le 5 février, l’amendement nº 13/01.02.2017 a été abrogé par le gouvernement Grindeanu.

Le 7 février, la proposition du Président Johannis de référendum pour lutter contre la corruption a été approuvée dans le Parlement avec un vote de 100 %.

Le 9 février, après dix jours de manifestations, le ministre de la Justice a présenté, sous la pression des manifestants, sa démission, montrant que la démocratie roumaine, malgré ses problèmes, fonctionne. Malgré cette décision, la protestation continue dans la rue.

Depuis plusieurs jours, devant le Palais de Cotroceni (résidence officielle du président roumain), un groupe de manifestants variant entre quelques dizaines et plusieurs milliers (majoritairement des retraités) demande la démission du président.

 

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