Cinéma et géopolitique : une relation organique ? Entretien avec Chloé Delaporte

La guerre du cinéma est-elle en train d’avoir lieu ? Depuis plusieurs années, le succès rencontré par les plateforme de streaming suscite crainte et colère chez les professionnels du cinéma inquiets pour le futur de leur activité. Nouveau stade d’évolution pour cette industrie globalisée ou prise de conscience inédite de la dimension éminemment (géo)politique d’un secteur où les rapports de force se déploient aujourd’hui au grand jour ? Dans son dernier ouvrage Géopolitique du cinéma (Le Cavalier Bleu, 2023), Chloé Delaporte, Maîtresse de conférences à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, analyse cet aspect longtemps ignoré de l’industrie cinématographique. Celui d’un univers bien plus politique qu’il n’y paraît, aussi bien sur qu’en dehors de l’écran. Un entretien essentiel pour comprendre les rouages d’une industrie omniprésente dans nos vies quotidiennes.

 

 

Vous ouvrez votre nouvel ouvrage Géopolitique du cinéma (Le Cavalier Bleu, 2023) par un état des lieux de l’industrie cinématographique mondiale. Quels sont aujourd’hui les territoires et les polarités autour desquels celle-ci se structure ?

 

Tout dépend des indicateurs que l’on retient et du secteur dont on parle (production, distribution, exploitation). On voit combien les territoires qui s’imposent sur « la scène internationale » – c’est-à-dire ceux qui sont considérés par les acteurs occidentaux dominant le marché du film tels de dignes interlocuteurs – ne se distinguent pas tant par des volumes élevés de production (comme c’est le cas de l’Inde ou du Nigéria) que par des parcs de salles conséquents et luxueux permettant l’amortissement des investissements en production (la Chine, le Japon).

À l’échelle internationale, occidentalo-centrée, ce sont les territoires les mieux équipés en salles, avec des populations cinéphiles – au sens de l’assiduité de la fréquentation des établissements – et un coût moyen du billet élevé, qui polarisent le marché mondialisé du film. Les États-Unis, l’Asie de l’Est (Japon, Corée du Sud), la Chine depuis plusieurs années et l’Europe (France, Royaume-Uni et Allemagne en tête), ainsi que quelques territoires d’Amérique centrale et du Sud (Brésil, Mexique, Argentine), se distinguent comme les principaux acteurs.

À l’échelle régionale ou nationale cependant, les territoires « spécialisés », actifs par exemple dans l’accueil de tournages, la post-production ou un genre en particulier, tirent leur épingle du jeu grâce à leur domaine de prédilection. Les territoires qui « rayonnent » culturellement à travers la circulation d’images animées sont ceux qui s’exportent le plus, internationalement (le cinéma nord-américain et/ou de langue anglaise) ou régionalement (les séries turques ou le cinéma tamoul par exemple), notamment au sein de leur aire linguistique.

 

Le cinéma est aussi un lieu qui structure l’espace des villes et des quartiers. Qui sont aujourd’hui les régions du monde, les pays voire les villes les mieux dotés en salles de cinéma ?

 

Historiquement, ce sont les États-Unis qui ont développé les premiers un parc de salles très conséquent, qui leur a d’ailleurs permis dès la fin de la Première guerre mondiale de s’imposer comme le premier marché du cinéma, ravissant ainsi la place à la France.

Le nombre de salles dans un territoire national donné n’est toutefois pas un indicateur suffisant pour se rendre compte de la place occupée, dans l’espace des villes et des quartiers, par les salles de cinéma : il faut rapporter cela, a minima, au nombre d’habitants dans ces territoires. On exprime généralement ce ratio sous la forme du nombre d’écrans pour cent mille habitants ou habitantes : avec 12,15 écrans pour 100.000 habitants ou habitantes, les États-Unis sont le territoire le mieux équipé, très loin devant tous les autres pays. C’est le double du Royaume-Uni ou de la Corée du Sud, et près d’une fois et demi le taux d’équipement français !

On note bien sûr de grandes disparités au sein des territoires nationaux, avec une concentration des salles dans les grandes villes et les zones les plus urbanisées. Avec plus de quatre-cent écrans, Paris est bien sûr la ville la mieux équipée de France, mais aussi du monde. Le plus grand établissement se situe, lui, en Espagne : avec vingt-cinq écrans, le Kinépolis de Madrid (Ciudad de la imagen) se hisse à la première place du podium mondial.

Les évolutions du secteur de l’exploitation depuis ces trente dernières années, avec le déclin du modèle historique du « mono-écran » (une seule salle dans l’établissement) au profit du « multiplexe » (au moins huit salles dans l’établissement) ont considérablement remodelé les choix de programmation, les pratiques de consommation mais aussi la physionomie de certains quartiers, ce qui s’inscrit et rejoint souvent d’autres évolutions sociales, politiques publiques et culturelles. Adrian Athique et Douglas Hill montrent par exemple combien le développement de nouvelles salles en Inde, de type multi- ou miniplexes alors que la plupart des pays indiens, aux populations très cinéphiles, étaient historiquement équipés de très grandes salles mono-écrans, est intimement lié à une politique à la fois publique et territoriale (d’urbanisation et de développement des médias) et industrielle et économique (de maillage du territoire et de montée en gamme) [1].

Les acteurs industriels des filières cinématographiques, en particulier les groupes et réseaux d’exploitation qui possèdent les salles, déploient depuis plusieurs dizaines d’années une politique ambitieuse d’innovation technologique et de suréquipement qui tend à modifier le paysage cinématographique et à structurer un marché non plus seulement autour des films (commerciaux v. d’auteur, à valeur économique v. artistique), mais des lieux de consommation : multiplexes tout confort [2] v. petites salles de quartier, Art & Essai et arthouse).

 

Le secteur du cinéma « traditionnel » est aujourd’hui confronté à la concurrence des plateformes de streaming (Netflix, Amazon, Disney+, etc.). En quoi celles-ci bouleversent-elles l’économie et la pratique du cinéma ?

 

Je suis assez réservée sur le recours à la notion de « concurrence » pour penser les rapports entre les acteurs traditionnels du cinéma en salle (les exploitants et réseaux d’exploitations) et les « nouveaux » acteurs du numérique (tels Amazon ou Netflix), qui me semble masquer les vraies relations de pouvoir et domination entre les acteurs des marchés du film (en salle ou en ligne). Ceux-ci s’établissent bien plus entre « gros acteurs dominants » (souvent internationaux, pratiquant l’intégration verticale et/ou horizontale) et « petits acteurs indépendants » (souvent nationaux voire locaux, pratiquant généralement une activité spécialisée unique) – bien que cette polarisation soit réductrice et évidemment insuffisante exprimée ainsi. Disney, pour prendre l’exemple de l’acteur le plus dominant des filières cinématographique et audiovisuelle, est à la fois un acteur traditionnel du cinéma en salle et une plateforme de vidéo à la demande, dont les stratégies sur ces deux marchés sont interdépendantes et corrélées, liées à une plus vaste stratégie industrielle de domination du secteur de l’entertainment.

Opposer « cinéma » et « plateformes », comme le font la plupart des médias (en particulier depuis la pandémie de Covid), certaines associations d’auteurs et certains professionnels (généralement pas les plus indépendants de la filière ni les moins dominants), ne sert qu’à masquer les intérêts tout aussi capitalistes qu’ont les exploitants dominants et les réseaux de salle sur le marché du cinéma traditionnel. Faire de Netflix ou de Disney+ le bras armé du libéralisme n’est certes pas complètement faux, mais il faudrait alors en faire de même au sujet de certains acteurs du cinéma en salle qui trustent les marchés, possèdent les salles et imposent leurs conditions à tous les autres acteurs des filières.

Parce que cette rhétorique de la concurrence s’exerce au prix d’une culpabilisation des utilisateurs et utilisatrices des plateformes (accusés de « consommer » non seulement de mauvais films ou séries, parce que diffusés et/ou produits par une plateforme, mais en plus de participer activement à la « mort du cinéma »), le discours public sur les relations entre salles et plateformes relève en outre bien souvent de l’instrumentalisation. Des acteurs ultra dominants de la filière cinématographique, patrons de studios, de gros réseaux de salle à travers le monde ou de syndicats influents, se retrouvent médiatiquement à occuper des positions victimaires de défense de la veuve, de l’orphelin et de l’art cinématographique comme si leurs intérêts n’étaient que pure philanthropie ou cinéphilie !

Si la concentration des médias est perçue de manière si néfaste, que la diversité culturelle est évaluée si importante, que l’accès des publics à la culture est estimé si impérieux et, surtout, si l’organisation du travail dans un modèle économique libéral est jugée si dangereuse, la solution n’est pas tant, me semble-t-il, dans la condamnation principielle des plateformes que dans la lutte anticapitaliste. Le développement des plateformes rebat bien sûr en partie les cartes du marché et modifie les pratiques de consommation, mais ce serait bien peu estimer « le cinéma » que de prédire son extinction et non sa transition.

 

Certains pays comme la Corée du Sud, l’Iran, la Turquie ou encore la Roumanie ont fait de leur production cinématographique ou de leurs séries un outil de reconnaissance international. S’agit-il pour eux d’un heureux hasard ou d’une réelle stratégie d’influence, assumée et construite ?

 

Pour la Turquie ou la Corée du Sud, cela s’inscrit dans une stratégie plus globale mise en œuvre par leurs gouvernements successifs ces dernières années. Le phénomène que les sinophones ont nommé au début du troisième millénaire Hallyu (« vague coréenne ») n’est pas fortuit. Si les productions culturelles sud-coréennes, musicales (K-pop) et sérielles (K-drama) en particulier, rayonnent à travers le monde, c’est parce que le gouvernement coréen a déployé depuis les années 2010 une politique offensive de soutien à la création nationale, d’exportation et de promotion soutenue par les gros acteurs privés des médias et du divertissement (les chaebols), en partie pour protéger son influence culturelle face à celle, grandissante, du Japon, très actif à travers son programme de branding « Cool Japan ».

Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre [dans K-pop, soft power et culture globale, PUF, 2022] se sont récemment intéressés aux pratiques des « fans » français et françaises de culture sud-coréenne, montrant comment de l’affection pour une série ou pour un boys band découle un intérêt plus large pour un pays et, plus largement, ses productions culturelles, artistiques, sportives ou culinaires, ce qui représente un enjeu économique direct pour les territoires qui se lancent dans une politique de national branding [3].

Le cas de la Turquie est un peu différent. Le pays possède depuis longtemps une industrie cinématographique fertile, mais l’investissement politique dans la production et la diffusion de séries tient surtout à une volonté de resserrement de l’aire d’influence culturelle de la Turquie autour de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient depuis les années 2000, et relève plus de la politique extérieure et du soft power que de la stratégie industrielle des acteurs privés turcs. La stratégie fonctionne : Nilgün Tutal-Cheviron et Aydın Çam montrent que la diffusion des séries turques dans le monde arabo-musulman s’accompagne d’une amélioration de l’image de la Turquie auprès des publics, en témoigne par exemple l’accroissement du tourisme régional en Turquie [4].

 

Vous montrez que le cinéma a, depuis sa création, été un puissant outil politique. On connaît le American Dream véhiculé par Hollywood ou le cinéma de propagande soviétique. Aujourd’hui, comment se décline cette dimension idéologique de la production cinématographique ?

 

L’idéologie est partout, tout le temps, et n’est pas réservée aux films perçus comme « de propagande », officielle ou non. Tout film véhicule des représentations, des valeurs et des informations, qui seront construites, expériencées et interprétées différemment selon les contextes et selon les interprètes. Cette dimension idéologique de tout discours, couplée à la forte « impression de réalité » qui se dégage d’un film ou d’une série profilmique (c’est-à-dire en prise de vue réelle et pas en animation), confère aux objets filmiques un puissant potentiel de persuasion, toujours très utilisé à l’époque contemporaine, d’autant que les réseaux sociaux ont donné un nouveau souffle à la place de l’image dans nos sociétés. Un bon exemple est le travail de propagande cinématographique mené par les évangélistes, notamment autour de la pratique de l’avortement : produire des films dénonçant la liberté des personnes pouvant mener une grossesse à disposer de leur corps et glorifier les personnages de « filles-mères » dans des mélodrames familiaux. Ceci permet aux instances évangéliques, et plus largement à une grande partie de la droite conservatrice à travers le monde, de véhiculer un message insidieux, légalement répréhensible dans certains pays (en France par exemple, grâce au délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse), diffusé à grande échelle à travers la vente des droits des films à des plateformes ou des chaînes de télévision, appelées à se positionner. En France, seule la chaîne C8 du groupe Bolloré a par exemple accepté en 2019 de diffuser Unplanned, un film évangélique anti-avortement de la société Pure Flix. Nathalie Dupont a mené un travail très intéressant sur la société Walden Media, qui produit la saga Narnia, et les collusions entre instances religieuses et industries cinématographiques [5].

Un autre exemple – très contemporain – de la production de films de propagande nous est fourni par la Russie, cas d’étude par lequel j’introduis le livre. Depuis la guerre du Donbass en 2014, le gouvernement russe peut compter sur leurs appuis dans l’industrie cinématographique pour voir fleurir les films nationaux de propagande pro-russe, promouvant les activités du groupe paramilitaire Wagner et présentant l’action russe comme une libération de populations opprimées.

Parler du cinéma évangélique ou de propagande pro-russe ne doit toutefois pas laisser à penser que seuls les mouvements religieux ou les régimes autoritaires produiraient un cinéma « de propagande ». Toutes les politiques culturelles, économiques, fiscales ou censoriales mises en œuvre par les États (démocratiques et libéraux), en tant qu’elles permettent généralement l’attribution d’aides financières, de crédits d’impôt ou d’accompagnements au tournage, facilitent la vie et la circulation de certains films (et pas d’autres) et de certaines séries (et pas d’autres), ce qui infléchit la production nationale et constitue une forme de contrôle sur les expressions artistiques cinématographiques.

La circulation internationale des films et des séries est généralement le moment où la dimension idéologique redevient saillante, transparaissant sous le vernis écaillé du divertissement qui maquille les productions (lesquelles ne sont jamais soit idéologiques soit commerciales, mais toujours un peu des deux à la fois). On vient par exemple d’apprendre récemment l’interdiction dans les salles vietnamiennes de Barbie (Greta Gerwig, États-Unis, 2023), parce qu’une scène du film présente à une carte de l’Asie intégrant les revendications géographiques contestées de la Chine en mer de Chine méridionale.

Barbie est d’ailleurs un film parfait pour clore cette interview : attendu au tournant sur le plan idéologique pour sa prédisposition, en raison du sujet, à vendre un american dream sexiste et éculé, il est à la fois un outil de domination des marchés internationaux de la part de la Warner Bros., studio historique et major hollywoodienne qui distribue ce blockbuster à travers le monde, et un levier de propagande économique de la part de la marque Mattel, distribuée internationalement, qui protège ainsi ses marchés extérieurs. L’analyse de ce simple film, de ses conditions de circulation, de diffusion et de réception (publique, critique, etc.) est en soi une plongée dans la géopolitique contemporaine du cinéma.

 


Géopolitique du cinéma: De la mondialisation à la plateformisation

Chloé Delaporte

  • Éditeur ‏ : ‎ CAVALIER BLEU (16 mars 2023)
  • Langue ‏ : ‎ Français
  • Broché ‏ : ‎ 208 pages
  • ISBN-13 ‏ : ‎ 979-1031805825
  • Poids de l’article ‏ : ‎ 236 g
  • Dimensions ‏ : ‎ 13 x 1.8 x 20.5 cm

 

 


[1] Adrian Athique & Douglas Hill (2010) The multiplex in India: A cultural economy of urban leisure, London, New York, Routledge, 244 p.

[2] Nemesis Srour, (2017) « Les salles de cinéma en Inde, un territoire à conquérir : perspectives historiques », CINéMAs, vol. 27 (2-3), pp. 31-50

[3] Vincenzo Cicchelli & Sylvie Octobre (2022) K-pop, soft power et culture globale, PUF, 324 p.

[4] Nilgün Tutal-Cheviron & Aydın Çam (2017) « La vision turque du “soft-power” et l’instrumentalisation de la culture », in Dominique Marchetti [dir.], La circulation des productions culturelles. Cinémas, informations et séries télévisées dans les mondes arabes et musulmans, Rabat, Istanbul, Centre Jacques-Berque, series: « Description du Maghreb », pp. 125-147

[5] Nathalie Dupont (2015) Between Hollywood and Godlywood: The Case of Walden Media, Peter Lang Publishing, 339 p.

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