Benoît Goffin, co-directeur de l’ouvrage « Arctique » : « La géographie a besoin de la littérature et de la poésie pour interpréter les lieux »

C’est une collection qui s’est progressivement fait sa place dans le paysage de l’édition en sciences sociales. Inclassable, à cheval entre récits d’expériences, carnets de terrain et guide de voyage, la collection Odyssée, villes-portraits (ENS Editions) vient de s’enrichir d’un nouvel opus consacré à l’Arctique. Un choix évident pour Benoît Goffin, co-éditeur avec Nicolas Escach et Camille Escudé de ce titre, tant la région est source de représentations, de travaux scientifique, mais aussi un terrain d’expression d’enjeux stratégiques globaux.

 

 

Vous venez de sortir un nouveau titre dans la collection Odyssée, villes-portraits consacré cette fois à l’Arctique. Pourquoi un tel choix ?

 

L’imaginaire derrière le mot « Arctique » est très puissant – il nous renvoie aux aurores boréales, aux ours polaires, aux inuits, aux icebergs, à l’histoire de la conquête des pôles, au père Noël… Nous étions donc curieux de découvrir avec des géographes (au sens large) ayant vécu sur place les réalités du terrain. Comment vit-on dans une ville au Groenland ? Que peut-on y faire ? Quelle est l’ambiance dans les rues ? Un des grands enjeux avec les géographes Camille Escudé et Nicolas Escach qui ont également dirigé l’ouvrage a été d’identifier les guides les plus à même de nous faire ressentir ces villes et nous faire profiter de leurs impressions et de leur longue expérience de l’habiter. Il y a eu aussi un choix plus politique de se focaliser sur l’Arctique européen (seul Mourmansk fait exception).

 

Ce nouvel opus nous transporte de Qassiarsuk à Mourmansk, en passant notamment par Reykjavik, Tromsø ou encore Rovaniemi. Par-delà la diversité des villes et des territoires traversés, est-il possible de dégager des permanences géographiques dans ces régions ?

 

Outre le climat, son dérèglement ou le grand isolement, on est frappé par le contraste entre la taille des villes et le nombre de fonctions qu’elles concentrent. Ainsi les habitants sont rares : Nuuk (Groenland) et Tórshavn (îles Féroé) comptent toutes les deux un peu moins de 20 000 habitants, quand Longyearbyen (Svalbard) n’en compte que 2 500. Pourtant ces villes sont des centres politiques importants, possèdent universités, aéroport ou infrastructures médicales. Elles sont les points d’entrée indispensables pour toutes activités – dont les exploitations de ressources – sur les immenses territoires qui les entourent.

A l’inverse, il y a une grande diversité politique : seules deux villes sont dans l’Union européenne (Copenhague et Rovaniemi). Le Groenland ne l’est plus depuis 1985. L’Islande ou la Norvège ne l’ont jamais été. Le Svalbard a un statut très surprenant qui permet à de nombreux Russes de vivre sur l’Archipel. Avant les années 1990, il comptait plus d’habitants des états de l’URSS que de Norvégiens ! L’intégration avec l’OTAN est plus poussée, et renforcée avec l’entrée de la Finlande.

 

L’Arctique est aujourd’hui au cœur d’enjeux stratégiques majeurs (géopolitiques, énergétiques, environnementaux, etc.). Comment s’expriment-ils concrètement sur le terrain ?

 

Le réchauffement climatique est 4 fois plus rapide dans l’Arctique qu’ailleurs d’après le dernier rapport du GIEC. Il se fait donc beaucoup sentir. Dans le chapitre sur le Svalbard, l’auteur insiste beaucoup sur ce point : le réchauffement, en faisant fondre les glaces a un effet inattendu : il empêche des déplacements et renforce le sentiment d’isolement. La ville de Longyearbyen est aussi menacée par des glissements et la question du déplacement de certaines parties de la ville se pose. Le réchauffement en modifiant les écosystèmes menace aussi de nombreuses espèces.

Si les coopérations en Arctique ont longtemps été exemplaires, le conflit en Ukraine a changé la donne et eu de nombreuses conséquences (dont financières inattendues – la Norvège a ainsi multiplié en un an par 3 ses revenus gazier et pétrolier, engrangeant 131 milliards en 2022). Les activités du conseil de l’Arctique sont ainsi gelées, tout comme les ambitions autour du passage du Nord Est entre l’Asie et l’Europe en longeant les côtes russes, comme l’explique Olivier Truc dans le chapitre sur la ville norvégienne de Kirkenes (3 500 habitants). La ville entretenait avant le conflit d’excellents rapports avec ses voisins russes. La Chine, également très présente, a été au centre d’un important festival avec le China Town le plus au Nord du monde en 2019.

 

Récits personnels, cartes mentales, expériences empiriques… vous assumez la dimension pleinement subjective de cet ouvrage. En quoi cette approche peut permettre de mieux comprendre le fonctionnement des espaces évoqués ?

 

Le livre cherche à faire comprendre des espaces en quelques pages agréables à lire. On est donc là au cœur même de la géographie. L’ambition du projet oblige à faire des deuils : impossible de faire un portrait objectif d’une ville. D’ailleurs, il n’y a jamais une ville, mais plusieurs. On ne vit pas la ville et on ne la regarde pas de la même façon selon son âge, son métier, son adresse, ses moyens, ses amis, ses intérêts …

La collection cherche donc à rendre compte de la ville vue par un auteur précis, qui par ses connaissances scientifiques, ses compétences, sa pratique de l’habiter devient le guide idéal. Les chapitres commencent d’ailleurs par le parcours de l’auteur, pour permettre de comprendre qui observe la ville.

La géographie a donc besoin de la littérature et de la poésie pour interpréter les lieux. Impossible de faire une carte représentant la planète du Petit Prince sans y mentionner les fleurs, même si elles sont éphémères.

 

En plus des diverses contributions écrites, vous avez travaillé avec deux illustratrices. Quelles étaient vos demandes/attentes vis-à-vis de leur travail ?

La collection offre un espace où artistes et scientifiques travaillent ensemble. Cela n’a rien d’évident. 29 illustrations sont proposées : 10 cartes subjectives des villes pour mieux les appréhender, 10 dessins de « géographie embarquée », au niveau de la rue et de son ambiance et enfin 9 dessins qui marquent les transitions entre les villes, permettant au lecteur de réaliser un parcours dans la région choisie.

Comme pour les textes, nous attendions des dessins qu’ils permettent de faire comprendre les espaces. La subjectivité est donc partout présente avec les choix qui sont faits dans ce qui est représenté. Le travail demandait de nombreux échanges pour créer. Dans l’ouvrage Arctique, nous avons travaillé avec Amandine Maria pour les villes et Nathalie Kopp pour les transitions. Il faut aller voir leur travail. Nous travaillons actuellement à la réalisation des cartes du prochain titre avec Julien Rodriguez, sur les Balkans, avant de partir pour l’Allemagne.

 

Pour aller plus loin : Nicolas Escach : « Notre projet est né du plaisir géographique de raconter les espaces »

 


Arctique. Qassiarsuk, Nuuk, Reykjavík, Féroé, Copenhague, Tromsø, Longyearbyen, Mourmansk, Kirkenes, Rovaniemi

Édité par Nicolas Escach, Camille Escudé, Benoît Goffin
ENS Éditions
26 janvier 2023
ISSN 27815234
160 p.

 

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