Seydou Kanté : « L’opération Barkhane n’a pas réussi à endiguer l’insécurité galopante au Sahel »
Le 9 novembre 2022, Emmanuel Macron annonçait officiellement la fin de l’Opération Barkhane. Après 9 ans de présence militaire française dans la région sahélienne, le retrait des troupes a suscité une multitude de questions. Pourquoi y mettre brusquement fin ? Quel bilan en tirer ? Quid de la menace terroriste toujours bien présente ? Quelques mois après ce retrait, Seydou Kanté, géographe, diplomate et auteur avec El Hadji Ibrahima Faye du récent Géopolitique du Sahel. Analyse du terrorisme djihadiste (L’Harmattan, 2022), revient pour nous sur les enjeux (géo)politiques qui se jouent actuellement au Sahel. Un entretien essentiel pour y voir plus clair au sein d’une région toujours troublée.
Vu de l’extérieur, l’espace sahélo-saharien apparaît souvent comme une zone grise dans laquelle règnerait la violence et le chaos. Cette image reflète-t-elle la réalité de la région ?
Il est vrai que le territoire sahélien est fréquemment dépeint dans les médias comme une zone échappant au contrôle des Etats. Parfois à raison d’ailleurs. Rappelons-nous, en 2012, quand le Mali vit des groupes armés prendre le contrôle sur de vastes territoires qui ne représentaient en réalité pour eux que des zones de circulation. Néanmoins, d’un point de vue global, les espaces et les circulations au Sahel restent très majoritairement contrôlés par les Etats. Cela a été rendu possible grâce à l’appui technique des pays européens et à l’assistance de certains Etats africains voisins. Contrairement à une idée trop couramment répandue, très peu de territoires au Sahel échappent totalement au contrôle des autorités publiques. Quand il est constaté une perte de contrôle d’un territoire, la situation n’est généralement que temporaire.
Le Sahel est surtout devenu au fil des années une sorte de symbole de suprématie pour différentes puissances. Chacune essayant de pousser ses pions pour faire valoir son positionnement stratégique. Avec d’énormes ressources naturelles, le Sahel représente un espace très convoité par des pays développés. On y trouve de l’or, de l’uranium, du pétrole, du gaz, du phosphate, des diamants, du cuivre, du fer, du charbon, du nickel, du zinc, de la bauxite, du plutonium, du manganèse, du cobalt, de l’argent, du chrome, de l’étain et des sels minéraux. Toutes ces richesses font du Sahel un espace de convoitises. L’autre réalité qui elle est plus inquiétante est la contagion de la menace terroriste des pays du Golfe du Guinée. Une situation qui témoigne de l’extrême fragilité de la région.
Vous vous penchez dans votre dernier livre sur la question djihadiste dans la région. Que représente aujourd’hui le fait djihadiste sahélien et quand est-il apparu ?
Le Sahel est une région vaste comme l’Europe. Il est situé à cheval entre cinq pays. Cette région aride fait face, depuis plusieurs années, à des attaques djihadistes. Depuis le début des années 2000, la menace terroriste s’est déplacée du nord Mali désertique vers la frontière entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger : zone dite des « trois frontières ». Depuis 2012, le Mali et le Burkina Faso subissent des assauts répétés de groupes armés terroristes et très souvent meurtriers dont les premières victimes sont des civils qui se comptent aujourd’hui en milliers de morts.
De manière plus générale, les attaques terroristes s’intensifient et quasiment aucun pays du G5 Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger et Mauritanie) n’est épargné. Plusieurs groupes terroristes déstabilisent la région en visant des civils, des militaires et des Occidentaux. Parmi eux le Groupe de Soutien à l’Islam et aux musulmans au Sahel (GSIM) est incontestablement le mouvement djihadiste aujourd’hui le plus puissant dans la région. Son aire d’influence s’étend de la Mauritanie au Tchad en passant par le Mali, le Burkina Faso et le Niger. Affilié à Al-Qaida, le GSIM forme une force opérationnelle militaire de 2 500 à 3 000 hommes armés.
Outre le GSIM, il est essentiel de noter la présence d’un autre groupe djihadiste, l’État Islamique dans le Grand Sahara (EIGS). Bien qu’affiliée à l’État islamique, celui-ci est de moindre importance en termes d’hommes, de logistique et de capacité d’action par rapport au GSIM. Il n’en demeure pas moins que c’est une organisation très active qui ne cesse d’étendre son champ d’action. Fondé en 2015 par Adnane Abou Walid Al-Sahraoui, ce n’est qu’en octobre 2016 que l’État Islamique reconnaît officiellement l’allégeance du groupe d’Al-Sahraoui.
À côté de ces deux grandes organisations djihadistes existent d’autres entités telles que le MUJAO et Boko Haram qui sévissent également au Sahel et dans le bassin du lac Tchad.
Vous montrez que depuis quelques années, les groupes djihadistes tendent à se déplacer vers la région des « trois frontières ». Quelles peuvent être les conséquences pour les Etats et les populations ?
La zone dite des « trois frontières » ou Liptako-Gourma est située aux confins du Mali, du Niger et du Burkina Faso. Elle s’étend sur une superficie de 500 000 km², soit autant que la France métropolitaine. L’extrême hostilité géographique de la zone et le relief accidenté offrent un cadre idéal aux groupes terroristes pour lancer des attaques contre les armées locales. C’est en effet une zone en proie à la rudesse du climat sahélien (sécheresse, aridité, avancée du désert…). Les populations de ces zones sont pour la plupart livrées à elles-mêmes, frappées par la pauvreté et dans l’incapacité d’accéder aux services sociaux de base.
Pour ces pays, les conséquences sont nombreuses. Tout d’abord, sur le plan logistique, les opérations militaires se voient parfois perturbées par les nombreuses difficultés d’accès à cette zone. Cette situation a permis aux djihadistes qui maîtrisent parfaitement le terrain de mettre en place une stratégie basée sur « un mouvement circulaire » consistant à mener des opérations parfois coordonnées, puis de se replier vers un autre pays. Pour les armées, les pertes humaines sont importantes : rien qu’en 2021, les organisations humanitaires ont recensé pas moins de 500 incidents ayant causé la mort de près de 700 personnes. Cette violence a également de terribles répercussions sur les moyens de subsistance déjà très fragiles des populations.
Plus généralement, les Etats sahéliens n’ont pas les outils de surveillance nécessaires pour survoler cette vaste zone des « trois-frontières ». De ce fait, elle constitue la principale plateforme d’activités des djihadistes, un nœud qu’ils utilisent pour étendre leur influence vers le sud, notamment vers le golfe Guinée.
Ces difficultés structurelles sont enfin renforcées par une actualité elle aussi troublée. La crise au sein du G5 Sahel, comme les putschs successifs au Mali, en Guinée et au Burkina Faso plombent aujourd’hui les opérations menées dans la zone avec comme conséquence immédiate la montée en puissances des groupes djihadistes.
Quelles stratégies sont mises en place aujourd’hui pour lutter contre la menace djihadiste dans la région ?
Face à la dégradation de la situation sécuritaire au Sahel, plusieurs réponses stratégiques ont été apportées pour remédier à cet état de fait. Elles sont essentiellement de deux origines : africaines et non africaines.
La France avec les opérations militaires Serval (janvier 2013), Barkhane (août 2014) et l’Union européenne [1] apparaissent comme des acteurs principaux de la stratégie de lutte contre la menace djihadiste. L’UE a renforcé sa coopération sécuritaire avec plusieurs pays d’Afrique par la mise en place d’une stratégie globale. Elle possède au Mali, au Burkina Faso, au Niger et au Tchad des délégations qui servent de bureaux de liaison entre Bruxelles, les missions relevant de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et les acteurs extérieurs locaux et internationaux.
Les États-Unis quant à eux appuient les armées engagées dans la lutte contre le terrorisme. Les unités des forces spéciales américaines soutiennent les forces militaires locales pour venir à bout des groupes armées terroristes. Par exemple, en 2013, dans la tentative de l’offensive des djihadistes vers Bamako, les Américains ont prêté main forte à l’armée française dans le cadre de l’opération Serval.
Désormais, un nouvel acteur est entré en jeu et cela depuis peu : la Russie. Consciente de la montée en puissance des groupes terroristes et des insurrections en devenir, la Russie se positionne en collaboration avec le groupe Wagner, comme un partenaire privilégié dans la lutte contre le terrorisme au Sahel. La Russie ne cache plus ses ambitions en Afrique. A l’image de leur intervention en Syrie, l’implication russe au Mali revêt aussi des motivations géopolitiques et géostratégiques importantes.
Nous avons également des stratégies africaines dans la lutte contre le terrorisme au Sahel. La dégradation de la situation sécuritaire au Sahel a poussé les instances africaines telles que le G5 Sahel à se constituer en Force conjointe (5 000 hommes et un budget avoisinant les 430 millions d’euros). La force conjointe s’est donnée pour objectif de combattre les groupes extrémistes qui sévissent dans le Sahel et de sécuriser les frontières des États membres dans le but de freiner la mobilité des terroristes. L’Union africaine et la CEDEAO ont également adopté des stratégies pour faire face à ce fléau, axées sur trois volets principaux : la gouvernance, la sécurité et le développement.
Pour mieux lutter contre le terrorisme, il est plus que nécessaire de renforcer de la coopération bilatérale, régionale et internationale. Le terrorisme est une menace globale qu’aucun pays ou organisation ne peut combattre seul. Une action multilatérale à impact concertée (économique, militaire, institutionnelle et judiciaire) aux niveaux national, régional et mondial est une priorité.
Comment se positionnent les pays de la région vis-à-vis de la menace djihadiste ?
Les pays du Sahel ont compris dès le départ qu’une coopération et une position commune sécuritaire serait un moyen efficace pour lutter contre les groupes djihadistes. La mise en place du G5 Sahel en est une illustration parfaite. Cependant, les divergences après les coups d’Etats au Burkina Faso et au Mali ont sérieusement remis en cause l’organisation, d’une part par les franges les plus populistes qui y voient l’organisation comme un instrument à la solde de la France exacerbé par un ressentiment anti-français, d’autre part par les divergences internes.
Aujourd’hui, nous avons un Sahel plus que divisé. Si le Niger et le Tchad restent encore des partenaires fiables, les relations avec le Mali questionnent. Depuis l’avènement des militaires au pouvoir, on assiste à un développement de la coopération russo-malienne avec le déploiement de Wagner. L’arrivée du groupe paramilitaire russe au Mali n’est pas rassurante pour certains voisins comme le Tchad et le Niger. On assiste ainsi à une accentuation des initiatives avec les coopérations bilatérales. La coordination entre les différentes armées pour faire face aux djihadistes existe mais elle est encore loin d’être efficace.
Emmanuel Macron a récemment mis fin à l’opération Barkhane. Après 9 ans de présence de l’armée française dans la région, quel bilan tirer ?
Le bilan de l’opération Barkhane reste globalement négatif au regard des objectifs affichés lors de son lancement. Elle s’est révélée par moment très efficace. Elle a ainsi permis de stopper l’avancée des colonnes djihadistes vers la capitale Bamako. Un véritable coup d’arrêt à l’établissement d’un califat en Afrique de l’ouest.
Bien qu’elle n’ait pas permis de détruire les groupes terroristes, l’armée française a été à l’origine de l’élimination de plusieurs chefs djihadistes. Dans le cadre de l’élimination des cibles de haute valeur stratégique, l’armée française a montré toute son efficacité. A titre d’exemple, on peut citer l’élimination d’Abdelmalek Droukdal, chef d’Al-Qaïda, par les forces spéciales françaises. En novembre 2021, Bah Ag Moussa, « chef militaire » du GSIM, est lui-aussi abattu par la France. Adnan Abou Walid al-Sahraoui, le chef de l’EIGS, est également neutralisé en 2021 par les forces françaises. Néanmoins, ces pertes ont révélé la capacité de résilience des groupes terroristes. Du point de vue militaire, Barkhane, via des opérations de harcèlements et de patrouilles fréquentes, a mis en échec le projet des groupes djihadistes d’obtenir des gains territoriaux. Barkhane a également joué un rôle important dans la formation, l’équipement et l’entrainement des Forces armées maliennes (Fama). Toutefois, malgré ces indéniables succès tactiques, le bilan reste globalement négatif : l’opération Barkhane n’a finalement pas réussi à endiguer l’insécurité galopante au Sahel.
[1] Une stratégie traitant les questions de développement et de sécurité du Sahel a été mise en place en 2011 par le service européen pour l’action extérieure (SEAE)
La géopolitique du Sahel. Analyse du terrorisme djihadiste
Seydou Kanté
El Hadji Ibrahima Faye
L’Harmattan
Date de publication : 16 décembre 2022
Broché – format : 13,5 x 21,5 cm • 128 pages
Langue : français
ISBN : 978-2-14-030795-9
Bonjour
Il serait intéressant de préciser quels sont les enjeux réels de l’offensive djihadiste. Est-ce l’implantation d’une gouvernance islamique comme Daesh ou la main-mise mafieuse sur les richesses minières ?
Merci de votre réponse