Thomas Gomart : « La mise en données du monde intéresse directement la géopolitique »

La pandémie a-t-elle consacré la réorganisation géopolitique de la planète ? Ou a-t-elle été un catalyseur de dynamiques qui n’ont pas attendu l’emballement sanitaire et politique de ces derniers mois pour se déployer ? Dans son dernier ouvrage Guerres invisibles. Nos prochains défis géopolitiques (Tallandier, 2021), Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), propose des clefs de lectures pour comprendre les mécanismes visibles ou invisibles qui transforment aujourd’hui l’ordre du monde. De la mise en données du monde au tropisme politique vers l’Asie, le chercheur dresse ici les contours des grands enjeux géopolitiques actuels et futurs.

 

 

Votre nouvel ouvrage Guerres invisibles. Nos prochains défis géopolitiques (Tallandier, 2021) est construit selon une dialectique visible-invisible. La géopolitique contemporaine est-elle désormais marquée par une invisibilisation progressive des rapports de force ?

 

Thomas Gomart : L’idée selon laquelle le monde possède une dimension visible et une dimension invisible est une ligne directrice de mes travaux. Si la composante visible apparaît d’emblée pour qui s’intéresse aux questions internationales à travers des expressions évidentes comme les conflits, l’environnement, le commerce ou les inégalités, sa composante invisible, autrefois mineure, est aujourd’hui devenue un enjeu géopolitique de premier plan.

Certes, certains de ces processus ne sont pas nouveaux. Les capacités d’un acteur géopolitique à dissimuler son action ou à imposer son contrôle, qu’il soit monétaire, financier ou juridique à d’autres acteurs, sont depuis longtemps des attributs de puissance. Néanmoins, de nouveaux éléments participent à une invisibilisation plus marquée des rapports de force. La course actuelle à l’innovation et à la numérisation des données amène ainsi aujourd’hui à reconsidérer les rivalités géopolitiques comme des dynamiques de moins en moins visibles.

 

Cette question des données occupe d’ailleurs une place prépondérante dans votre ouvrage…

 

Mon livre tente en effet de comprendre comment nous passons, schématiquement, d’une géopolitique centrée sur le contrôle, la gestion et l’utilisation des énergies fossiles à une géopolitique des données numériques, de facto beaucoup plus immatérielle et donc plus difficile à appréhender. Nous assistons aujourd’hui à ce que j’appelle une mise en données du monde : elles qui jusqu’à récemment concernaient avant tout le monde économique innervent désormais l’ensemble des activités humaines, et intéressent directement les sphères politiques et stratégiques.

 

Cette mise en données du monde ne cesse de conforter la puissance économique, mais aussi politique des acteurs privés du numérique. Cette hégémonie annonce-t-elle l’effacement, à terme, du rôle des pouvoirs publics comme agents régulateurs ?

 

Il s’agit selon moi de la question fondamentale… mais aussi de la plus difficile à résoudre. Nos cadres d’analyse sont valables pour analyser le modèle américain, mais se révèlent difficilement transposables dans le cas chinois. Toutefois, dans un cas comme dans l’autre, il est évident qu’il existe dans ces deux pays des interfaces très étroites entre les autorités publiques et les plateformes systémiques[1]. A tel point que la Chine comme les Etats-Unis tendent de plus en plus à s’organiser autour d’un complexe militaro-numérique dont la raison d’être est justement l’extraction de données, qu’elles soient industrielles ou qu’elles soient produites par les individus eux-mêmes.

On assiste ainsi à un partage des rôles de moins en moins évident. D’un côté, les plateformes systémiques ont un besoin perpétuel de données pour faire évoluer leurs business models, pour nourrir leur Intelligence Artificielle, pour enrichir et diversifier leur offre, etc. De l’autre, ces mêmes sociétés tendent aujourd’hui à proposer des solutions de politique publique à destination des Etats. Les frontières se brouillent, à tel point qu’il devient nécessaire de considérer acteurs publics et sociétés du numérique, non plus comme des concurrents, mais plutôt comme des frères siamois.

C’est dans ce cadre que je discute ainsi longuement dans le livre la notion de capitalisme de surveillance forgée par la chercheuse américaine Shoshana Zuboff, notion qui se donne justement pour objectif de théoriser les liens qui unissent plateformes systémiques et acteurs institutionnels. En effet, si la mise en données du monde s’est progressivement transformée en un moyen d’imposer des modes de consommation, elle est aussi à l’origine de formes politiques inédites fondée sur la gestion de ces données, mais aussi sur leur utilisation à des fins de contrôle. La mise en données du monde intéresse directement la géopolitique.

 

Quelle est la position de l’Europe face à ces complexes militaro-numériques américains et chinois ?

 

A l’instar d’autres régions du monde, l’Europe apparaît désarmée face à la rivalité sino-américaine, même si, contrairement à certains discours déclinistes, elle n’est pas encore tout à fait hors-jeu. Les Européens conservent en effet de réelles capacités d’innovation et continuent à jouer un rôle actif dans les dynamiques de transition numérique.

Ceci étant dit, l’Europe a pris du retard durant la phase d’accumulation primitive des données des décennies 1990 et 2000. Pire, la puissance numérique acquise par les Etats-Unis puis par la Chine s’est construite en partie sur l’aspiration des données européennes. Ces quinze de retard, l’Europe en paye aujourd’hui les conséquences. Elle ne possède aucune plateforme systémique capable de rivaliser avec des acteurs américains ou chinois dont l’objectif affiché est, d’une part, de prendre le contrôle des appareils productifs, d’autre part, de placer les potentiels concurrents en position de simples sous-traitants. Si elle ne veut pas se faire encore plus distancer, l’Europe doit absolument déployer une stratégie numérique et politique lui permettant de ne pas être tributaire des GAFAM ou des BATX.

 

Vous montrez que la pandémie a consacré le basculement du monde vers l’Asie. Comment se manifeste-t-il ?

 

Je préfère le terme d’accélération à celui de basculement. La crise sanitaire n’a pas réellement fait apparaître de nouvelles dynamiques : elle a surtout été un catalyseur de forces déjà identifiées. Parmi ces évolutions, il me semble que les valeurs asiatiques fondées sur le collectif et l’efficacité tendent à prendre progressivement le pas sur des valeurs occidentales qui, bien que se présentant comme universelles, font aujourd’hui face à un feu nourri de critiques. Depuis la publication de l’ouvrage La guerre hors limites des officiers chinois Qiao Liang et Wang Xiangsui, ce tropisme asiatique n’a cessé d’être documenté et analysé par une littérature qui, en parallèle, constate que les grandes puissances d’hier, notamment l’Europe, sont en voie de provincialisation ou, dans le cas américain, ont entamé une profonde réflexion sur l’efficacité réel de leur modèle.

Replacée dans le temps long, la crise sanitaire et cette lutte des valeurs ont replacé au cœur de l’analyse la vieille question dialectique entre efficacité et dignité que soulevait déjà l’historien Jean-Baptiste Duroselle dans son ouvrage Tout empire périra. Face aux dangers sanitaires et technologiques actuels, il est aujourd’hui crucial de repenser notre condition et celles de nos sociétés. La place grandissante prise par les valeurs asiatiques annonce un profond changement des règles et des normes sur lesquelles s’appuie la mondialisation.

 

Outre la crise sanitaire, vous consacrez un chapitre à la question environnementale. Pensez-vous que la volonté commune de trouver des solutions aux enjeux environnementaux puisse, dans les années à venir, transcender les rivalités et donner lieu à un consensus général entre acteurs géopolitiques ?

 

Votre question est symptomatique d’une lecture et d’une espérance très européennes des choses. Les positions américaines et chinoises sont bien différentes puisqu’elles subordonnent leurs politiques climatiques à leur rivalité stratégique. Exprimé de manière plus triviale, ils cherchent tous deux à prendre le contrôle du thermostat mondial. Une ambition d’autant plus compréhensible qu’ils représentent à eux deux plus de 40% des émissions mondiales de CO2.

Cette manière d’appréhender politiquement les enjeux environnementaux renvoie aussi à deux conceptions opposées de la puissance : d’un côté, les Etats-Unis qui ont construit leur puissance au XXème siècle sur la maîtrise du fossile, de l’autre, la Chine qui ambitionne d’être la première puissance décarbonée… tout en étant encore très tributaire des ressources pétrolières.

Pour revenir à votre question, pourquoi parler d’approche européenne ? Lors des accords de Paris en 2015, les Européens ont cru, naïvement peut-être, que la majorité des pays de la planète avait compris que nous étions dans un monde fini et qu’il était donc préférable pour tous d’aller dans la même direction. En réalité, cette vision des choses n’est que partiellement partagée aux Etats-Unis en en Chine, mais aussi au sein des pays dits du Sud qui invoquent, de manière tout à fait recevable, l’argument de l’injustice climatique. Pourquoi devraient-ils en effet se serrer la ceinture, alors qu’ils sont les pays les moins émetteurs de CO2 ? De quel droit les pays riches leur imposent des contraintes environnementales, alors même qu’ils ont eux-mêmes construit leur puissance sur la dégradation environnementale ? La question climatique a ainsi cessé d’être strictement technique pour devenir géopolitique : il y a fort à parier qu’elle va se transformer en source de conflits et de tensions au sein d’un monde marqué d’une part par la contrainte environnementale, de l’autre par la forte croissance démographique.

 

Et la France dans tout cela ? On a parfois l’impression que les décideurs politiques passés comme actuels n’ont pas réellement pris conscience de ces transformations…

 

Je serai nuancé dans ma réponse. La France est un pays ouvert, entré de plein pied dans la mondialisation, et pouvant s’appuyer sur certains décideurs comprenant parfaitement le fonctionnement du monde. Toutefois, il est vrai qu’une partie des élites politiques continue de penser que notre modèle est indépassable et que le souhait du reste du monde est de vivre comme nous.

Mon livre est ainsi une tentative pour injecter dans le débat public la notion de « grande stratégie ». L’idée qui la sous-tend est double. D’une part, il s’agit de mettre en cohérence les ressources disponibles avec les ambitions politiques et stratégiques affichées. D’autre part, d’être en situation de tenir la guerre à distance, tout en se donnant les moyens de l’emporter si elle devait toutefois advenir. En d’autres mots, il s’agit de formuler de manière visible comme invisible un positionnement clair sur la scène internationale. Cela ne veut pas dire qu’il est absolument nécessaire d’être une grande puissance pour arriver à ses fins : considérés comme un « petit » pays, les Emirats arabes unis se sont dotés au fil des ans d’une grande stratégie.

Cette notion de grande stratégie est aussi l’occasion d’interroger les perspectives temporelles de l’action politique et stratégique. Je ne pense pas que l’horizon à considérer soit 2027, ni même 2032. Lorsqu’on voit que le projet de neutralité de la Chine prend 2060 comme échelle de référence, il me semble crucial de réhabiliter le temps long. Pour la France comme pour d’autres pays, l’instantanéité et le temps court ne peuvent être un horizon pertinent pour construire une véritable grande stratégie.

 


[1] Le terme de plateformes systémiques désigne les principales sociétés globalisées spécialisées dans le numérique. Elles sont connues sous le nom de GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) pour les entreprises américaines et de BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) pour les sociétés chinoises (ndlr).

1 Comment on Thomas Gomart : « La mise en données du monde intéresse directement la géopolitique »

  1. Une analyse fort éclairante qui donne à penser que hors d’une Europe à refonder ou redéfinir Point de salut !

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