Mélanie Sadozaï : « Tout laisse à penser que l’Afghanistan continuera à demeurer dans une situation chaotique »

La prise de Kaboul le 15 août dernier par les Taliban a autant suscité l’émoi de la communauté internationale qu’elle a enterré les derniers espoirs de voir émerger un Afghanistan stable et apaisé. Doctorante à l’INALCO et spécialiste de la région, Mélanie Sadozaï revient pour nous sur des événements qui, à court, moyen et long termes, risquent de modifier en profondeur les équilibres politiques et géopolitiques régionaux comme internationaux.

 

 

Après la prise récente de Kaboul, où en est la situation en Afghanistan [1] ?

 

La situation actuelle en Afghanistan peut être caractérisée comme chaotique et hétérogène. Les images que nous recevons dans les médias français proviennent essentiellement de la capitale et de certains autres districts où la population s’est soulevée contre les Taliban. L’aéroport de Kaboul a été pris d’assaut par des milliers de personnes tentant de fuir à tout prix, en provenance de la ville elle-même ou d’autres provinces du pays.

En outre, l’accès aux ressources financières des particuliers est particulièrement compromis. Les banques ont en effet été saturées par l’explosion des retraits d’argent. Les salaires des fonctionnaires ont été suspendus, faisant redouter des difficultés pour les familles dépendantes de revenus gouvernementaux, ainsi que pour la population sans son ensemble. A Andarab, Djalalabad et dans la vallée du Panjshir notamment, une opposition est en train d’émerger, renforcée par des discours de citoyens prêts à prendre les armes, discours présentés sur certains réseaux sociaux afghans comme un « soulèvement populaire ». En revanche, dans les campagnes reculées où les Taliban avaient pu s’emparer du pouvoir bien avant la prise de Kaboul, on sait, malgré la difficulté des journalistes à se rendre sur place ou à communiquer avec les populations locales, que des exactions ont lieu. Celles-ci prennent la forme de mariages forcés avec des jeunes filles considérées comme butin de guerre pour les combattants, de traques à l’encontre de ceux qui ont travaillé pour des structures étrangères, d’assassinats, etc. Ces informations sont relayées avec plusieurs jours, voire plusieurs semaines de retard et souvent uniquement dans les médias spécialisés à faible audience. Si des responsables taliban ont affirmé que des enquêtes seraient lancées contre les commanditaires de ces crimes, il s’agit certainement d’une manœuvre politique pour apaiser la population et la communauté internationale, sans qu’aucune preuve de cette bonne volonté ne soit fournie. Dans d’autres districts en revanche, le calme règne. Craignant pour leurs vies, les populations locales respectent strictement les règles imposées par les Taliban.

Ces différences régionales montrent non seulement le manque d’uniformité entre la structure politique des Taliban et les combattants au contact des populations sur le terrain, mais aussi le fossé existant entre le discours « rassurant » prôné le 17 août 2021 par le porte-parole des Taliban et la réalité sur le terrain.

 

Comment expliquez-vous que malgré les efforts colossaux déployés depuis une vingtaine d’années notamment par les Etats-Unis, la victoire talibane semble avoir été aussi « facile » ?

 

Trois éléments doivent être pris en compte pour tenter de comprendre et d’expliquer la chute aussi rapide de Kaboul. Tout d’abord, le retrait des troupes étatsuniennes impliquait un transfert progressif de leurs compétences vers les forces de sécurité et de défense afghanes. Si les moyens matériels nécessaires ont effectivement été instaurés, les Etats-Unis ont néanmoins commencé à retirer leur soutien aérien, pourtant crucial dans la guerre menée contre les Taliban. Ce retrait a entraîné un abandon progressif de l’armée régulière par le gouvernement central afghan lui-même et, ce faisant, une perte de confiance globale à son encontre. Ce désengagement a eu pour conséquence de saper le moral des soldats, mais aussi leur capacité à tenir le front. Privés d’approvisionnement, alimentaire notamment, craignant les représailles des Taliban, les forces afghanes épuisées et désillusionnées ont alors déserté certaines zones de combat. C’est ainsi que plus d’un millier de soldats a fui vers le Tadjikistan à la fin du mois de juin, laissant le terrain complètement libre à des insurgés taliban qui n’ont pas eu à utiliser le feu pour prendre le contrôle des districts.

Ensuite, la corruption de certains officiers a profondément brisé le bon fonctionnement de la chaîne de commandement. Répandues jusqu’au sommet de l’Etat, ces pratiques ont empêché une juste répartition de l’aide financière internationale, surtout étatsunienne, au sein de la société civile.

Enfin, la mainmise du gouvernement pakistanais dans les affaires afghanes a eu raison du développement du pays. L’ambition du régime et des services de renseignement pakistanais n’a jamais été de voir prospérer l’Afghanistan, de crainte de se trouver en tenaille entre l’Inde d’un côté et un régime lui étant favorable de l’autre. Depuis des années, les services de renseignement pakistanais étaient infiltrés au sein de l’administration afghane. Aujourd’hui, le gouvernement pakistanais tient des propos d’ouverture à l’égard des Taliban, le Premier ministre Imran Khan utilisant d’ailleurs une rhétorique similaire à la leur. De même, la visite du ministre des Affaires étrangères du Pakistan, Shah Mehmood Qureshi, à Kaboul a été la première visite d’un haut responsable étranger en Afghanistan depuis la prise de pouvoir du 15 août 2021. A tous les niveaux administratifs l’Afghanistan était donc gangréné par des obstacles empêchant l’émancipation du pays et la solidité d’un gouvernement pouvant faire face aux Taliban.

 

Depuis leur défaite de 2001, les Talibans ont souvent été présentés comme de simples groupes rebelles relégués dans les provinces pachtounes de l’est et du sud-est du pays. Comment ont-ils néanmoins réussi à reconstituer une puissance militaire et politique leur ayant permis cette récente victoire ?

 

Ils n’ont pas tant « reconstitué » que « constitué » une puissance militaire et politique. Concernant l’aspect militaire, en vingt ans, les Taliban ont pu obtenir des financements colossaux. Ce soutien s’est aussi diversifié : en plus de leur mainmise sur le trafic de drogue, de nouveaux acteurs leur ont progressivement apporté leur aide, comme l’Iran ou la Russie qui se sont ajoutés à l’allié pakistanais historique. Cette nouvelle manne financière leur a certes permis de s’armer, mais aussi de subvenir à leurs besoins essentiels et, en ayant la capacité de promettre des salaires décents, de recruter de nouveaux membres.

La diversification concerne aussi le profil même des Talibans. Autrefois composés presqu’exclusivement de Pachtounes de l’est et du sud-est du pays, ils ont étendu leur base ethnique et comptent désormais aussi des Pachtounes du nord de l’Afghanistan, des Tadjiks, des Ouzbeks, ou encore des Turkmènes. Les Taliban sont ainsi parvenus à grossir leurs effectifs, tout en étendant leur emprise territoriale dans des régions où ils n’étaient pas présents auparavant, comme par exemple la province du Badakhchan au nord-est du pays.

En outre, face à une armée afghane démobilisée, les Taliban disposaient d’un atout de taille, celui d’embrasser une idéologie les poussant à se battre contre un ennemi clairement identifié, à la différence de l’armée afghane qui, outre son manque criant de moyens, ne pouvait clairement s’enorgueillir d’une telle motivation.

Les vingt dernières années ont par ailleurs permis aux Taliban de développer une nouvelle stratégie pour parvenir à leurs fins, avec l’aide d’acteurs somme toute assez « nouveaux ». Mentionnons à ce titre le Qatar et le Pakistan qui les ont notamment laissé opérer au sein de bureaux sur leurs territoires respectifs.

 

Source : Financial Times

 

Depuis quelques jours, on peut lire ici où là des déclarations des nouveaux dirigeants talibans affirmant qu’ils ont changé par rapport à leur précédent exercice du pouvoir. Pourquoi de telles annonces et à quoi peut-on s’attendre dans les prochains mois/années ?

 

La conférence de presse donnée le 17 août 2021 a montré que les politiciens taliban sont tout à fait conscients des raisons qui bloquent leur reconnaissance par la communauté internationale. En constatant que « beaucoup d’erreurs commises ont été un avantage pour les occupants » (traduction personnelle de Mélanie Sadozaï), leur porte-parole Zabihullah Mujahid cherchait sans doute à montrer patte blanche devant les médias du monde entier. Respect du droit des femmes, amnistie des fonctionnaires et des personnes ayant travaillé pour des structures étrangères, sécurité des ambassades, indépendance des médias, appel à interagir avec l’Emirat pour la prospérité économique de l’Afghanistan, nombreux ont été les sujets de tensions à avoir été abordés par les Taliban eux-mêmes.

Si leur cellule politique semble donc avoir tiré les leçons de leurs cinq années de règne entre 1996 et 2001, il apparaît surtout que les dirigeants taliban dont la plupart étaient jusque-là établis au Qatar cherchent désormais à obtenir tous les attributs essentiels d’un Etat : le contrôle du territoire et de sa population, ainsi que la reconnaissance internationale leur permettant d’alimenter les échanges extérieurs.

Ne soyons toutefois pas naïfs. A plusieurs reprises Zabihullah Mujahid a cité la loi islamique comme cadre de référence des mesures qui seront appliquées, mais sans plus de précision. Le doute demeure quant à ce qui est entendu par « cadre islamique » (traduction personnelle de MS) en particulier concernant les femmes. Les derniers mois ont en outre montré le fossé entre paroles « consensuelles » et actes de violence. Les quelques témoignages personnels recueillis par ceux qui peuvent encore être en contact avec les personnes sur place font part d’assassinats et de tortures dans certains villages, souvent avec des détails morbides. Des femmes et des hommes parfois de plus de 70 ans sont torturés à mort. Même si dans certains districts, les jeunes filles sont effectivement autorisées à retourner à l’école, dans d’autres, les hommes armés du mouvement n’appliquent pas les mesures annoncées par leur bureau politique. Et il ne s’agit que de quelques exemples !

Tout laisse à penser que l’Afghanistan continuera à demeurer dans une situation chaotique. Bien qu’ils aient des soutiens populaires dans certains endroits, les Taliban ne représentent pas l’opinion publique afghane, et c’est pour cette raison que l’on peut s’attendre à court terme non seulement à des attitudes réfractaires, mais aussi à des fuites vers Kaboul en vue de quitter le pays. Et, surtout, une question majeure se pose désormais : après s’être focalisés sur la lutte armée pendant vingt ans, les Taliban seront-ils capables d’administrer le pays dans son entier ?

 

Sur un plan strictement géographique, l’Afghanistan semble plus que jamais isolé…

 

Les frontières extérieures de l’Afghanistan sont à l’heure actuelle toutes fermées, à l’exception d’un poste-frontière avec le Pakistan, et strictement contrôlées des deux côtés depuis la prise de Kaboul par les Taliban. L’ouverture et la fermeture des frontières demeure fonction de la trajectoire politique du pays et il faudra observer cela de près. Les voisins d’Asie centrale, le Pakistan et l’Iran ont bloqué leurs frontières dans un réflexe de protection contre l’arrivée probable de migrants. Désormais, toute fuite d’individus pour trouver refuge dans un pays voisin est pratiquement impossible et les échanges commerciaux sont soit suspendus, soit extrêmement limités.

Ces deux éléments sont liés : en l’absence de l’approvisionnement habituel de marchandises, en particulier alimentaires, se profilera un manque d’accès à ces produits essentiels – les prix sur les marchés ont déjà fortement augmenté. Les plus vulnérables seront ceux qui ne parviendront pas à s’échapper et qui seront automatiquement victimes de l’asphyxie du pays en temps de fermeture de frontières à tout trafic.

 

Pensez-vous qu’avec la victoire des Talibans, l’Afghanistan puisse (re)devenir un sanctuaire pour les djihadistes du monde entier ?

 

Peu de signes laissent penser le contraire pour l’instant. Nombre de groupes terroristes sont non seulement présents en Afghanistan mais aussi affiliés aux Taliban. Les annonces faites jusque-là n’ont pas fait état d’une volonté claire des Taliban de ne plus être en contact avec ces groupes et de ne pas leur accorder un soutien, quel qu’il soit. Zabihullah Mujahid a assuré qu’aucun combattant étranger ne serait autorisé à utiliser le territoire afghan contre d’autres pays, sans plus de précision. L’un des membres de la cellule politique, Shahabuddin Delawar, a déclaré le 22 août 2021 à Doha que le pays serait doté d’une armée solide et puissante composée de toutes les ethnies d’Afghanistan qui défendra la nation et qui combattra les groupes terroristes étrangers. Ce n’est pas la première déclaration de ce type, mais à chaque fois les paroles n’ont pas été suivies d’actes. Bien avant la prise de Kaboul, des responsables taliban avaient démenti via la presse afghane la présence de groupes étrangers dans leurs rangs, ce qui semble peu crédible étant donné qu’ils disposent notamment d’une base arrière au Pakistan et que leurs liens avec le Mouvement islamique d’Ouzbékistan ou le Jamaat Ansarullah sont connus.

De telles connexions transnationales risquent de leur être dommageables dans la mesure où la Chine souhaite établir des relations avec les Taliban mais que les autorités chinoises ne tolèrent pas la présence de militants islamistes sur leur sol. Or, il est établi que des ressortissants chinois appartenant à des mouvances terroristes au nom de la cause ouïghoure travaillent aux côtés des Taliban. Ces derniers ont tout intérêt à prendre leur distance avec ces combattants tant le soutien de la Chine est nécessaire pour la prospérité de l’émirat qu’ils imaginent.

Enfin, tous ceux à travers le monde qui sont sensibilisés à l’idéologie des Taliban voient certainement là la possibilité de chasser un ennemi étranger, aussi puissant soit-il comme l’est l’armée étatsunienne, et de faire régner des lois obscurantistes sur un territoire  musulman. Toutefois, plutôt que de devenir un sanctuaire géographique, si les Taliban se maintiennent au pouvoir, alors ils deviendront un modèle à suivre pour tous ceux qui les tiennent en admiration et qui pourraient tenter de le reproduire ailleurs.

 


[1] Entretien réalisé le 22 août 2021.

3 Comments on Mélanie Sadozaï : « Tout laisse à penser que l’Afghanistan continuera à demeurer dans une situation chaotique »

  1. Merci pour cet éclairage très fin. P. Mayer

  2. Merci de votre objectivité sur la situation en Afghanistan…

  3. Bourdin Catherine // 20 septembre 2021 á 9 h 34 min // Répondre

    Un excellent article. Merci.

Répondre à PomartAnnuler la réponse.

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