Adèle Sutre : « La pluralité des mondes tsiganes se traduit dans la diversité de leurs rapports à l’espace »
Manouches, bohémiens, gitans, roms, tsiganes et autres gypsies, les termes ne manquent pas pour désigner ces populations perçues comme marginales mais qui, depuis des siècles, marquent de leur empreinte le fonctionnement des sociétés. Dans son dernier ouvrage Géopolitique des tsiganes. Des façons d’être au monde entre circulations et ancrages (Le Cavalier Bleu, 2021), Adèle Sutre, agrégée et docteure en géographie, s’attache à déconstruire les stéréotypes et à interroger la réalité contemporaine de populations hâtivement définies comme « sans histoire ». L’occasion pour nous de revenir avec la chercheuse sur le fonctionnement social de ces sociétés tsiganes, mais aussi sur leur place au sein d’un monde désormais sédentaire.
Tout le monde connaît le terme « Tsigane » mais peu de gens savent le définir clairement. Qui sont ces populations et quelles sont leurs origines ?
Le terme « Tsigane » est une dénomination appliquée à un ensemble de populations d’une grande diversité. En effet, ceux que l’on désigne comme « Tsiganes » diffèrent par les activités économiques pratiquées, les rapports à l’espace et à la mobilité, les ancrages spatiaux et temporels, l’appartenance à des patrimoines culturels nationaux et locaux divers, les pratiques et savoir-faire acquis et transmis. Face à une telle diversité, il est alors permis de se poser la question de la pertinence du terme.
L’approche essentialiste considère les Tsiganes comme un peuple uni dans la dispersion par des traits culturels communs, une même origine géographique (l’Inde) et la langue romani. Mais le partage d’un socle linguistique commun et des trajectoires historiques différenciées mais croisées suffit-il à faire un peuple ? Répondant par la négative à une telle affirmation, l’approche constructiviste considère que les Tsiganes constituent une population aux contours flous dont la seule réalité serait issue des stéréotypes qui lui sont appliqués. Et, effectivement, l’idée d’une « unité tsigane » est une construction sociale, savante et politique qui accrédite l’existence d’un peuple homogène malgré sa dispersion spatiale.
Cependant, il reste qu’au-delà de leur diversité les mondes tsiganes sont bien là, sous nos yeux. Tout l’enjeu est d’analyser la façon dont un certain regard s’est construit sur eux. Le terme « Tsigane » désigne un ensemble pluriel auquel ne peut s’appliquer qu’une définition large et ouverte. Il constitue une catégorie multiforme en perpétuelle recomposition dans l’articulation des héritages familiaux, historiques et géographiques, l’appartenance aux mondes tsiganes se faisant dans la pluralité des autodéterminations et des catégorisations extérieures.
Vous montrez dans votre livre la très grande diversité des populations dites « tsiganes ». Est-il néanmoins possible d’en dresser une typologie ?
Il existe en effet un très grand nombre de populations dites « tsiganes » : les façons de les désigner de l’extérieur, de même que les façons dont elles se désignent elles-mêmes, soulignent cette diversité. Si des groupes sont associés à certaines régions européennes (Gitans dans la péninsule ibérique et le Sud de la France, Manouches dans l’Est et le centre de la France ou encore Roms en Europe de l’Est et dans les Balkans), on ne peut dresser de cartographie exacte et précise de leur répartition dans l’espace. Il s’agit en effet avant tout de l’autodénomination de groupes en fonction de leur histoire et des relations familiales qu’ils ont tissées.
Les différentes sociétés tsiganes se distinguent tant par leurs trajectoires historiques et géographiques que par leurs modes de vie. Toute typologie est donc, par définition, sinon vouée à l’échec, au moins condamnée à être imparfaite voire incorrecte. Elle ne peut finalement être que multiple et en recomposition permanente en fonction des catégorisations extérieures, des modalités de présentation de soi, des ancrages géographiques et historiques et des façons de dire et de faire.
Dans nombre de sociétés, les Tsiganes sont perçus comme des populations marginales. Comment expliquer cette défiance à leur encontre ?
La construction culturelle, savante et politique de la catégorie « Tsigane » s’est accompagnée de l’association à des stéréotypes durables et discriminants. Alors même qu’ils sont ancrés localement à travers toute l’Europe depuis au moins le XIVe siècle, partie prenante de la formation et du développement des sociétés européennes depuis l’époque médiévale, ils sont considérés comme étrangers et leur « exotisme » est mis en avant. Et, alors que la majorité d’entre eux est sédentaire, ils sont associés à une irrémédiable mobilité. C’est ainsi qu’ils sont représentés comme « en marge » des sociétés européennes.
Pourtant, toutes les études historiques, géographiques et ethnographiques invalident cette idée. Les familles tsiganes, à travers toute l’Europe et même au-delà, sont profondément intégrées à la vie économique, sociale et culturelle des territoires où elles sont implantées depuis des générations. En témoigne par exemple le cas des Bohémiens du Pays basque considérés comme étrangers, victimes d’une rafle en 1802 et destinés à être déportés en Louisiane. Pourtant, l’analyse des archives paroissiales révèle une présence ancienne, remontant au moins au XVIIe siècle, à travers les baptêmes de ceux que l’on appelait alors « Égyptiens » et qui sont parrainés par des notables basques. Mais les stéréotypes ont la vie dure et ils se maintiennent et circulent au fil du temps, motifs littéraires, picturaux ou musicaux repris par la presse et, aujourd’hui, les réseaux sociaux.
Les Tsiganes sont l’objet d’une infinité de stéréotypes étroitement lié à ce que vous appelez leurs « régimes de circulation ». Qu’entendez-vous par ce terme ?
La pluralité des mondes tsiganes se traduit notamment dans la diversité de leurs rapports à l’espace, tant du point de vue des pratiques que des représentations. C’est ce que j’ai appelé les « régimes de circulation » pour rendre compte de la multiplicité des façons d’être au monde entre mouvement et ancrages. Les mondes tsiganes déclinent une large palette de situations, d’une présence ancienne et localisée dans des espaces régionaux bien circonscrits à une circulation mondiale, en passant par des mobilités continentales et transfrontalières. Ces régimes de circulation constituent une clé de lecture des mondes tsiganes, à condition de les penser, non pas comme catégories rigides, mais plutôt comme les éléments d’un nombre infini de combinaisons, les familles tsiganes articulant et modulant mouvement et inscription territoriale chacune à leur façon
Vous invitez à dépasser les oppositions instituées nomades/sédentaires, minorités/majorités, intégrés/marginaux. Selon vous, quelle grille de lecture mérite d’être convoquée pour observer et analyser l’ « être au monde » des populations tsiganes ?
Au cours de mon travail, j’ai privilégié la famille comme échelle d’observation car elle permet de mettre en avant la diversité et la fluidité des appartenances et de penser l’articulation des représentations et des pratiques individuelles et collectives. C’est ainsi que l’on peut observer l’incroyable diversité des combinaisons entre mouvement et ancrages territoriaux, dénotant d’un véritable savoir-faire de la circulation, quelle que soit son ampleur, en même temps que de solides compétences dans l’art de s’inscrire dans les territoires et de participer à leur élaboration. De cette diversité des façons de penser et de pratiquer l’espace, apparaît ainsi, non pas un monde binaire qui opposerait les nomades aux sédentaires, les minorités aux majorités ou les intégrés aux marginaux, mais plutôt un monde complexe qui se décline en degrés de mobilité et d’ancrage.
Tout déplacement n’est possible que parce qu’il dispose de points d’appui, de lieux qui balisent les chemins et constituent des repères dans le mouvement, autant d’éléments qui supposent la maîtrise de savoirs et d’expériences, qui participent à l’élaboration d’une géographie comme intelligence des lieux. Et c’est ainsi que les familles tsiganes « inventent » leurs mondes, c’est-à-dire en proposent une lecture originale qui se décline pour chaque individu et chaque groupe familial, mais ne saurait en aucun cas constituer une vision unique « tsigane ». Les familles tsiganes, dans toute leur diversité, dessinent à la surface de la Terre des trajectoires plurielles, ancrées dans des territoires locaux durablement appropriés, articulées aux logiques de circulation.
Géopolitique des Tsiganes.
Des façons d’être au monde entre circulations et ancrages
Adèle Sutre
Le Cavalier Bleu éditions
8 avril 2021
13 x 20,5 – broché – 184 pages
Article très juste et très intéressant . Un monde complexe très mal connu qui demande à être étudié en se gardant des représentations et des affects.
Analyse approfondie et bien fondée par une cousine paternelle que je ne connais pas mais dont j’apprécie le travail à travers cet extrait.
Valérie Vergnaud.