Selin Le Visage : « Dès mon enfance, j’ai eu la tête dans les atlas »

Clôtures autour des terres d’une entreprise d’agrobusiness : vergers irrigués et serres chauffées en aval du village de Kocaoba, Izmir (photographie prise le 15/05/2017, S. Le Visage)

De l’agronomie à la géographie, il n’y parfois qu’un pas et le parcours de Selin Le Visage, docteure de l’université Paris-Nanterre est là pour en témoigner. De sa formation d’ingénieure agronome à son virage vers les sciences sociales, de son intérêt pour les problématiques de gestion de l’eau à son terrain de thèse mené en Turquie, la géographe revient pour nous sur les méandres de son parcours et sur ses travaux à la confluence entre gestion sociale de l’eau et géographie politique.

 

 

Comment avez-vous découvert la géographie ?

 

J’imagine que cela dépend de ce qu’on entend par géographie. Ayant ma famille entre la France et la Turquie, j’ai passé une partie des étés de mon enfance dans la région égéenne. C’était proche et loin à la fois et, dans ce tiraillement, j’ai souvent eu la tête dans les atlas. J’ai aussi été à deux doigts de m’inscrire en géographie après le bac, j’adorais la matière et avais eu la chance d’avoir des enseignantes absolument passionnantes au lycée.

Mais ma rencontre avec la géographie, comme discipline universitaire et scientifique, a finalement été tardive puisque j’ai d’abord reçu une formation d’ingénieure en agronomie et développement international. Ce cursus était un peu particulier, avec un volet SHS et, surtout, de longs stages chaque année. En plus d’un stage agricole dans la Mayenne et d’une étude sur la qualité de l’eau dans le bassin versant de la Ganzeville, j’ai travaillé plusieurs mois sur les plateaux de Kpalimé au Togo, dans la région andine de Cajamarca au Pérou, à Sumatra en Indonésie. Lire des paysages très différents, analyser les contextes locaux à travers le croisement d’enjeux sociaux, agricoles et environnementaux, constater le rôle central des rapports de force politiques sur le terrain… tout cela s’est avéré très formateur pour la future géographe que j’allais devenir.

Ces expériences ont rendu mon regard sur le monde du développement plus critique et j’ai eu envie de me tourner plus franchement vers les SHS. J’ai ainsi choisi de faire mon stage de fin d’études avec le Cirad sur les modalités d’utilisation des eaux souterraines pour l’irrigation en Turquie. Le travail était intense mais stimulant, le terrain magnifique : continuer dans la recherche est devenu une évidence. J’ai rejoint un Master 2 de géographie à Nanterre, en gestion de l’eau et développement local, puis y ai obtenu un contrat doctoral. C’est là que j’ai vraiment plongé, avec bonheur, dans la géographie.

 

Quels sont vos domaines et terrains de recherche ? Pourquoi vous être tournée vers eux ?

 

Dans ma thèse, j’ai étudié les manières dont des territoires de l’eau déjà existants, mais jamais figés, étaient refaçonnés à l’arrivée de nouveaux objets techniques construits pour l’irrigation en Turquie. Les grands barrages de l’Etat turc sont bien connus des géographes : au moment d’écrire mon manuscrit, le barrage d’Ilisu était mis en eaux, engloutissant le site historique et touristique de Hasankeyf après des décennies de contestations face au projet. Dans ma recherche, j’ai néanmoins fait le choix d’étudier de plus petits ouvrages, moins visibles, a priori non contestés : les gölet, c’est-à-dire des réservoirs collinaires permettant la création de petits périmètres irrigués, gérés à l’échelle des villages. C’est dans le cadre de mon premier travail sur les eaux souterraines dans la région d’Izmir que j’ai découvert ces gölet en construction, puis de là l’existence d’un programme national visant la construction de « 1000 gölet en 1000 jours ».

Le choix de ces « petits » objets a parfois surpris, mais mon idée était justement que le caractère non controversé des gölet n’effacerait pas l’existence de vrais enjeux de pouvoir sur le terrain. D’où l’intérêt d’étudier les manières de faire des irrigants comme des aménageurs, leurs pratiques et leurs rencontres au quotidien. Partir du gölet permettait de regarder quels acteurs émergeaient au fil de la planification des projets, de leur mise en œuvre et de l’appropriation des infrastructures par les irrigants. Pour sortir d’une lecture un peu binaire où l’Etat turc autoritaire n’agirait que de manière descendante et coercitive, et où la société civile ne serait qu’en résistance, le pari fait ici était de démêler les dynamiques d’une gouvernance en actes, ou en actions.

 

Branchements individuels réalisés par les irrigants sur le réseau distribuant l’eau du gölet d’Emiralem, Izmir (photographie prise le 30/08/2018, S. Le Visage)

 

Comment définiriez-vous votre pratique de la géographie ? Quelles stratégies méthodologiques convoquez-vous ?

 

Sur le terrain, j’ai eu une entrée par les pratiques, par la matérialité de l’irrigation. Très vite, les écrits d’Olivia Aubriot m’ont confortée dans le choix de partir des objets techniques pour démêler les modalités d’accès, d’utilisation, de distribution et de gestion des eaux de surface et souterraines. Pour comprendre les trajectoires territoriales dans le temps, j’ai combiné différents outils : récits de vie et observation directe, entretiens ouverts et semi-directifs, lectures de paysages commentées avec les acteurs rencontrés, cartes parlées, et plus généralement un travail cartographique qui résultait aussi bien de schémas croqués le long des canaux d’irrigation que de relevés GPS avec utilisation de SIG.

Dans une démarche itérative, cet ancrage fort sur le terrain faisait sens grâce à des allers-retours incessants entre l’empirie et la théorie. J’ai été influencée par la political ecology, et j’ai inscrit mon travail dans la géographie environnementale, notamment dans une géographie sociale et politique de l’eau. Cette littérature m’a aidée à préciser mes réflexions sur le croisement entre des formes publiques, privées et communautaires de gestion de l’eau, ma manière d’entendre la territorialité comme étant à la fois stratégique et relationnelle et de dépasser une simple opposition en miroir entre territorialisation descendante et ascendante en travaillant la notion d’appropriation. Enfin, du fait de la place importante jouée par l’administration hydraulique sur mon terrain, j’ai complété cet ancrage en géographie par des lectures en sociologie de l’action publique et en anthropologie politique, qui m’ont aidée à interroger les catégories Etat/société et la porosité de leurs relations.

 

Dans votre travail de recherche ou dans votre vie professionnelle, pensez-vous que votre jeunesse est un atout ou un inconvénient ?

 

J’avais 23 ans quand j’ai commencé ma thèse, 27 quand je l’ai terminée. Cela surprenait parfois en Turquie, où la licence est plus longue qu’en France et où les doctorats sont souvent démarrés plus tard. Du coup, je me suis souvent demandée si j’étais bien légitime à côté de doctorants plus âgés… avant de me rendre compte que le syndrome de l’imposteur n’était pas rare et que sa cause était probablement ailleurs !

De manière plus générale, je ne pense pas que c’est en raison de leur âge que les doctorant.e.s et jeunes docteur.e.s ne réussissent pas à dire non à tout ce qu’on leur demande de faire. C’est parce qu’ils et elles n’ont pas franchement le choix. Tout le monde sait qu’il va falloir enchaîner des contrats courts, les alterner avec des périodes de chômage, et ce pour une embauche toujours plus incertaine… Comme si c’était normal. Pour l’anecdote, il y a quelques semaines, un de mes anciens étudiants m’expliquait vouloir faire de la recherche, mais il abandonnait l’idée avant même d’avoir commencé pour une raison bien simple : « Trop précaire. ».

Heureusement, il y a des initiatives qui sont sources de motivation. Je pense par exemple au Rés-EAUx, association de jeunes chercheur.e.s en sciences sociales sur l’eau, avec une équipe dynamique, pleine d’idées, qui mène un super travail. L’entraide et la bienveillance y sont primordiales et on se rappelle ainsi qu’il est possible de faire de la recherche autrement. Résultat : ça marche bien, c’est passionnant, et ça fait du bien.

 

Anciens canaux abandonnés et goutte-à-goutte aux pieds de cerisiers désormais irrigués par les eaux souterraines à Bağyurdu, Izmir (photographie prise le 11/05/2018, S. Le Visage)

 

Hors du cadre académique, pensez-vous que vos recherches peuvent avoir une application pratique ? Si oui, laquelle ?

 

Clairement, ce n’était pas du tout un objectif en tant que tel pendant mes recherches doctorales. Je sortais de ma formation d’ingénieure où tout devait avoir une application pratique et directe, et j’avais envie de pouvoir être dans une autre dynamique. La même question en début de doctorat m’aurait donc un peu hérissé le poil. Je suis plus sereine maintenant, j’ai eu la chance de voir des collègues faire un super travail dans la recherche-action, ou alors nourrir une vraie discussion théorique d’un côté et participer aux débats en cours dans des sphères plus opérationnelles de l’autre. C’est quand même rassurant de voir cela mené intelligemment et éthiquement.

Ainsi, si ma thèse n’avait pas vocation à être « opérationnelle », j’espère maintenant qu’elle pourra servir à autre chose qu’à prendre la poussière sur une bibliothèque universitaire ! Engager le dialogue et présenter mes travaux dans différentes sphères, universitaires mais pas seulement, reste une perspective enthousiasmante. Et je pense que le sujet s’y prête : la publication régulière de rapports sur la gestion de l’eau dans des territoires sujets à une transformation rapide, comme c’est le cas en Méditerranée, laisse présager qu’il va falloir s’y atteler rapidement.

 

Selon vous, quels efforts pourraient être menés pour que la géographie devienne plus populaire ?

 

La question me surprend un peu, car je pense que la géographie est assez appréciée. Les documentaires sont nombreux, il existe un certain nombre de revues de géographie dans les maisons de presse, on voit le succès d’une émission comme Le dessous des cartes… Les cartes, justement, semblent avoir la cote, elles ont quelque chose d’intriguant, d’esthétique aussi souvent. Maintenant, reste que la géographie est très loin de se résumer à des cartes et il y a sûrement des efforts à fournir pour mieux faire connaître ses différentes facettes.

 

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