Audrey Sérandour : « Je m’interroge sur la manière dont les enjeux de la transition énergétique transforment les espaces pourvoyeurs de matières premières »

Au cœur des Andes, un bassin endoréique recelant du lithium (Argentine). Photographie : Audrey Sérandour, 2017 - Tous droits réservés

Si l’intérêt que les géographes portent aux ressources naturelles est ancien, une nouvelle génération de chercheurs s’attache aujourd’hui à renouveler un champ de recherche en prise directe avec l’actualité. Parmi eux, Audrey Sérandour, doctorante au sein du laboratoire PRODIG l’Université Paris 1-Sorbonne, a fait de l’exploitation du lithium andin le sujet principal de sa thèse. Entre sa découverte de la géographie, les enjeux géographiques, politiques et sociaux que soulève l’exploitation des ressources naturelles… et son amour pour les bus longue distance, Audrey Sérandour revient avec nous sur « l’itinérance » assumée de son parcours personnel et professionnel.

 

 

Audrey Sérandour – Tous droits réservés

Comment avez-vous découvert la géographie ?

 

Ma découverte de la géographie en tant que discipline scientifique est survenue tardivement dans mon parcours universitaire, lors de mes études de master, puis de doctorat. Auparavant, j’ai suivi une licence de science politique, durant laquelle je me suis initiée aux sciences sociales. Si cette licence m’a passionnée, elle était toutefois centrée sur le territoire français et j’ai eu envie d’élargir mon horizon d’étude. C’est ce qui m’a menée à la géographie. Ce fut une vraie découverte, car je n’en connaissais pas les clés de lecture. L’entrée par le territoire et les phénomènes spatiaux m’a rapidement convaincue. Il s’agit là d’une véritable démarche de compréhension des sociétés et de leurs formes d’organisations, qui place l’espace au cœur de la réflexion, sans le considérer comme une évidence, ni comme un simple élément de contexte.

Plus précisément, j’ai découvert l’approche géographique par le biais de la géopolitique, un champ dans lequel le territoire est abordé à la fois comme projet politique et comme objet de stratégies, de discours et de représentations. En géopolitique, une attention particulière est portée à la manière dont un territoire est construit, approprié, contrôlé, voire instrumentalisé par divers acteurs. Pour moi, cela était nouveau, car durant ma licence j’avais été initiée aux relations internationales, où les territoires considérés sont avant tout ceux des États, bornés et contrôlés. Or, en géopolitique on ne s’intéresse pas uniquement aux États et à leurs territoires nationaux, mais à une pluralité d’acteurs et à une grande diversité de formes territoriales. Un espace de vie d’une communauté culturelle ou un espace régional marqué par une activité industrielle constituent par exemple des territoires. Voilà qui m’ouvrait bien des perspectives !

S’adonner à la géographie demande une attention permanente à toutes les formes de relations aux territoires. En ce sens, le travail de terrain est essentiel et constitue l’une des richesses de cette discipline. Le géographe appréhende ses objets d’étude en se rendant sur le terrain, où il réalise des observations directes, conduit des entretiens, effectue des relevés et compile toutes sortes de données spatiales. Sur le terrain, le géographe forge son savoir-faire et cultive sa curiosité. C’est essentiel ! Le géographe est curieux et justement le terrain est propice à l’étonnement et aux rencontres.

Avec le recul des années, je pense avoir découvert la géographie bien avant de la connaître en tant que discipline scientifique. Lorsque j’étais enfant, trois cartes de l’Afrique assemblées couvraient intégralement l’un des murs de la maison. Mes parents nous emmenaient souvent en voyage, que ce soit pour quelques semaines ou plusieurs mois. Alors que je venais d’avoir dix ans, nous avons pris la route à bord d’un véhicule aménagé, pensé pour voyager au long cours. Durant huit ans, nous avons arpenté une grande diversité de territoires, en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie, en Amérique latine et en Amérique du Nord. Que ce soit sur la route du Cap de Bonne Espérance, dans le désert de Nubie, sur les hauteurs himalayennes ou encore en Antarctique, j’ai appris à observer les paysages, à écouter les habitants parler de leurs terres et à composer avec les aléas géopolitiques. En effet, notre itinéraire n’était pas tracé à l’avance, il se dessinait au fil des jours et des contraintes telles que la fermeture de frontières, l’activité de groupes terroristes ou encore l’évolution des rapports diplomatiques entre pays. Cette période de ma vie a certainement constitué ma première expérience sensible de la géographie politique.

 

Quels sont vos domaines et terrains de recherche ? Pourquoi vous être tourné(e) vers eux ?

 

Ma thèse porte sur les implications territoriales de l’exploitation du lithium dans les Andes. L’espace que j’étudie est régulièrement qualifié de « triangle du lithium », puisqu’il se trouve à la frontière entre trois pays : l’Argentine, la Bolivie et le Chili. Il est constitué de marges d’altitude, peu peuplées, éloignées des capitales nationales et qui occupent une place périphérique dans l’organisation territoriale de ces pays. Dans une démarche de géographe, j’étudie le rapport des sociétés à la ressource lithium, en identifiant et en analysant les dynamiques territoriales associées. Les ressources sont ancrées dans l’espace et leur exploitation transforme les paysages. Le prisme spatial permet donc de saisir la manière dont des sociétés pensent et se représentent une ressource, négocient et régulent son accès et son exploitation, organisent les réseaux de sa valorisation. Afin de penser cette complexité, je mène une analyse multiscalaire, qui combine les échelles d’observation et d’analyse. Les transformations spatiales que j’étudie s’ancrent dans des contextes locaux, mais relèvent aussi de cadres nationaux et de dynamiques régionales, tout en répondant à un processus de mondialisation et à des politiques globales de transition énergétique.

Le choix de ce sujet de recherche s’ancre en partie dans mon parcours personnel. Au cours de notre voyage en famille, nous avons parcouru les plateaux andins et c’est à cette occasion que je me suis rendue sur les salares sud-américains pour la première fois. C’était en 2009. À cette époque, il y avait déjà des sites d’exploitation de lithium en Argentine et au Chili. Quant à la Bolivie, elle lançait un projet d’exploitation du salar d’Uyuni et le président Evo Morales annonçait qu’un jour il y aurait des usines de batteries et même de véhicules électriques aux abords du salar. Cela paraissait utopique d’imaginer de telles usines dans ces espaces désertiques, exploités par l’industrie du tourisme ! Quelques années plus tard, alors que je débutais un master en géopolitique, je me suis souvenue de ces annonces et j’ai décidé de m’intéresser à ce qu’il était advenu en Bolivie. Sur place, j’ai découvert que le projet était toujours en phase pilote et qu’il peinait à avancer, pour des raisons géopolitiques. C’est de cette manière que j’ai commencé à m’intéresser à la façon dont un projet extractif interagit avec son territoire d’implantation.

Depuis, mon travail s’inscrit dans le domaine de la géographie politique des ressources. Je m’interroge sur la manière dont les dynamiques de la mondialisation contemporaine et les enjeux de la transition énergétique transforment les espaces pourvoyeurs de matières premières. Avec le lithium andin, le changement de paradigme énergétique s’appuie sur des marges. Cela conduit à questionner les trajectoires de développement et les dynamiques d’intégration de ces espaces depuis le début du XXIe siècle.

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Pompage, évaporation et concentration de lithium (salar d’Atacama, Chili). Photographie : Audrey Sérandour, 2016 – Tous droits réservés

 

Comment définiriez-vous votre pratique de la géographie ? Quelles stratégies méthodologiques convoquez-vous ?

 

Ma pratique de la géographie est résolument qualitative. Je m’appuie sur des outils classiques des sciences sociales, comme l’entretien et l’observation. Cependant, je les combine avec des outils spécifiques à la géographie, notamment la cartographie, dont l’initiation m’a ouvert un vaste champ de réflexion. D’un côté, j’envisage la carte comme un outil d’analyse, qui permet de représenter des données spatiales, d’en proposer une interprétation et d’exposer des résultats de recherche. D’un autre côté, la carte constitue un objet de recherche en soi, dont l’analyse critique permet d’accéder à des discours d’acteurs. Dans ma thèse, j’ai ainsi procédé à une déconstruction de cartes représentant le « triangle du lithium ». Cela permet de mettre en évidence des jeux d’acteurs et d’entrer dans la boîte noire du système territorial du lithium andin.

Par ailleurs, la photographie est aussi un outil d’observation et de représentation de l’espace qui me paraît très pertinent. En plus d’être esthétique, elle permet de donner à voir le terrain et d’en réaliser des analyses descriptives souvent riches d’enseignements. Pour le géographe, la photographie est un moyen d’identifier des structures paysagères, mais aussi de capter des pratiques et représentations territoriales. En outre, des clichés réalisés dans un même lieu à différentes époques sont utiles pour observer des évolutions temporelles de phénomènes spatiaux. Finalement, la photographie peut à la fois être un outil d’enquête, un objet d’analyse, un support de restitution, voire un objet de réflexivité. Je pense que son potentiel pour l’approche géographique reste encore largement inexploré !

Mon terrain de thèse a pour particularité d’être très vaste, non seulement parce qu’il s’étend sur trois pays (Argentine, Bolivie, Chili), mais aussi parce que ces pays sont eux-mêmes très étendus. À titre d’exemple, près de 2 000 kilomètres séparent la capitale argentine des salares du nord-ouest du pays ! Pour appréhender à la fois les marges où se situent les gisements de lithium et les lieux de pouvoir où est pensée la régulation de la ressource, j’ai mis en place un terrain en itinérance. Concrètement, cela signifie qu’entre mes différentes phases d’enquêtes et d’observations, j’ai régulièrement réalisé de longs trajets en bus. Ces trajets n’ont rien d’anecdotique ! Comme je l’ai mentionné plus haut, un géographe est curieux et chaque phase du travail de terrain peut nourrir la recherche. Les déplacements en bus font partie intégrante de mon terrain, ils ont constitué pour moi un outil de perception de l’espace. De fait, au-delà du nombre de kilomètres parcourus, une marge devient tangible lorsque les trajets s’étirent sur plus d’une dizaine, voire une vingtaine d’heures de route. Pour le chercheur, la marge est perceptible dans la transformation progressive des paysages qui défilent derrière les fenêtres ; elle s’incarne aussi dans la langueur des passagers faisant passer le temps en regardant les films qui s’enchaînent sur le petit écran du bus. Pour moi, ces bus ont aussi été des lieux de rencontre, que ce soit avec des jeunes partis étudier loin de leur terre natale ou avec des femmes qui circulent pour leurs activités commerciales. Les bus longue distance sont de bons lieux d’observation, en particulier pour étudier des phénomènes spatiaux.

Finalement, ce terrain de thèse mené en itinérance m’a ramenée au nomadisme de mon enfance. Être dans le mouvement est quelque chose qui me porte. C’est pourquoi des expéditions scientifiques comme celles menées à bord de la goélette Tara me fascinent et me font rêver.

 

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En terrain lithinifère. Visite de l’usine de carbonate de lithium du salar d’Uyuni (Bolivie). Photographie : Audrey Sérandour, 2015 – Tous droits réservés

 

Dans votre travail de recherche ou dans votre vie professionnelle, pensez-vous que votre jeunesse est un atout ou un inconvénient ?

 

J’ai débuté ma thèse à 23 ans, ce qui est jeune, mais relativement courant en France lorsque l’on a suivi le cursus universitaire classique. Au sein de mon laboratoire, la question de l’âge n’a donc jamais été soulevée. C’est plutôt sur le terrain, en Amérique du Sud, que mes interlocuteurs s’étonnaient de ma jeunesse. Là-bas, une licence dure cinq ans et on commence donc son doctorat plus tard. Il est classique d’avoir trente ans lorsque l’on s’engage dans une thèse. Pour autant, ma jeunesse n’a jamais vraiment été un obstacle. C’était plutôt un motif d’étonnement, qui permettait d’engager la conversation de manière informelle avec les enquêtés et de détendre l’atmosphère.

Au-delà de l’âge, je pense que le statut de doctorant peut être un atout. Nous disposons de nos agendas et avons donc une large marge de manœuvre dans notre vie professionnelle. À mon sens, le statut de doctorant offre une grande liberté dans la manière de faire de la recherche et de s’investir dans des démarches collectives. Avec des collègues doctorants et de jeunes docteurs de différentes universités, nous avons par exemple créé Recherches-Ressources, un groupe de recherche interdisciplinaire sur les ressources. Il nous manquait une arène où échanger sur les ressources, nous l’avons donc créée ! C’est agréable de pouvoir adapter ainsi son cadre de travail, voire créer de nouveaux cadres, pour continuer à mener les recherches qui nous tiennent à cœur.

Malgré ces côtés très réjouissants et bien que pour ma part j’aie pu effectuer mon doctorat dans de très bonnes conditions, il ne faut pas oublier que la position de doctorant est souvent éprouvante et précaire. Nous ne comptons pas nos heures, nous effectuons des tâches non-rémunérées et un certain nombre d’entre nous réalisent des thèses non-financées. Les jeunes chercheurs de ma génération entament leur vie professionnelle dans un contexte particulièrement anxiogène, où le nombre de postes diminue d’année en année et où les conditions de travail se précarisent encore.

 

Hors du cadre académique, pensez-vous que vos recherches peuvent avoir une application pratique ? Si oui, laquelle ?

 

L’application pratique de mes recherches n’est pas ce qui a guidé mon travail de doctorat. J’ai conçu ma thèse comme une recherche académique classique, sans proposer de dimension opérationnelle. Cela est en partie lié au fait que j’ai bénéficié d’un contrat doctoral du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche et non d’un contrat d’une entreprise privée ou d’une collectivité territoriale, qui attachent souvent plus d’importance à l’application pratique des thèses. Je trouve que la question de l’application est à manier avec précaution lorsque l’on travaille sur la géopolitique de projets miniers. Avant de se demander à quoi peuvent servir les résultats, il faut probablement se demander à qui ils peuvent servir. Il s’agit d’une question éthique, qui interroge le positionnement du chercheur par rapport à son terrain et aux enquêtés. Les entreprises extractives comme les mouvements anti-extractivistes se sont montrés très intéressés par mon travail de thèse. En contexte minier, le savoir joue un rôle important dans les rapports de pouvoir. Mais en tant que jeune chercheur, il n’est pas toujours facile de trouver des réponses ou d’assumer un rôle dans ces jeux d’acteurs. Pour l’instant, je ne me suis pas engagée sur ce terrain.

Pour autant, je suis attachée à ce que les chercheurs ne restent pas dans leur tour d’ivoire, à cultiver un entre-soi. Une première application de toute recherche devrait être de rendre accessible des connaissances à tout un chacun. Le rôle du chercheur est de proposer une interprétation de réalités qu’il observe et de soulever des questions, dont les décideurs et les citoyens pourront ensuite se saisir. En ce sens, deux démarches me semblent importantes – et elles peuvent d’ailleurs être liées. D’une part, il y a la vulgarisation, qui peut prendre de multiples formes allant d’un article grand public à l’organisation d’événements comme la Nuit de la géographie, en passant par la réalisation de vidéos pédagogiques. Je trouve que la géographie est une discipline qui se prête particulièrement bien à l’exercice de la vulgarisation, parce que nous utilisons de nombreux supports visuels : des cartes, des photographies, des croquis paysagers, des schémas d’acteurs, etc. Ces supports aident à transmettre les connaissances. D’autre part, il y a l’enseignement. Pour ma part, j’enseigne à l’université depuis ma première année de doctorat. C’est donc un exercice qui accompagne ma pratique de la recherche depuis le début. Cela nécessite un grand investissement en temps, mais qui me paraît essentiel, car c’est une première forme de diffusion des savoirs scientifiques. Récemment, avec le groupe Recherches-Ressources, nous avons conçu un cours de géopolitique des ressources pour une école d’ingénieurs. C’est une manière de partager nos recherches avec un nouveau public, qui se révèle particulièrement intéressé par notre approche.

 

Selon vous, quels efforts devraient être menés pour que la géographie devienne plus populaire ?

 

Il ne me semble pas que la géographie soit si impopulaire. Lorsque j’évoque mon sujet de thèse en dehors du monde académique, mes interlocuteurs font souvent référence à l’émission télévisée Le Dessous des cartes, diffusée sur Arte depuis les années 1990. Cette émission est très populaire, et elle traite uniquement de géopolitique et de géographie, en faisant une très grande place aux cartes. Avant de faire moi-même de la géographie et d’en parler autour de moi, je ne m’étais pas rendu compte à quel point cette émission était connue et appréciée. Pourtant, si on y prête attention, c’est vrai que les rayons de nos librairies sont très fournis en atlas. Les cartes semblent populaires ! Et le raisonnement géographique avec elles, je l’espère.

 

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