Camille Varnier : « Il n’y a rien de tel que l’image pour démocratiser la recherche »

La mort et la relation des hommes à celle-ci, objets géographiques ? Pour Camille Varnier, doctorante au laboratoire Eso-Caen de l’Université de Caen et engagée dans une thèse consacrée à la géographie des cimetières dans trois pays d’Amérique latine, la réponse va de soi. A l’occasion de la sortie du numéro de la revue Géographie & Cultures qu’elle a coordonné sur les spatialités des pratiques funéraires, l’occasion est donnée de mieux comprendre la dimension géographique de la mort et de voir comment les pratiques qui lui sont associées représentent finalement un miroir du monde des vivants.

 

 

Comment avez-vous découvert la géographie ?

 

C’est assez drôle mais je crois que c’est en regardant les documentaires de Jacques-Yves Cousteau avec mon grand-père quand j’étais petite… C’était un passionné de géographie. Je me souviens qu’il était abonné au magasine Géo. Il en avait énormément chez lui et j’adorai les feuilleter. Ça me faisait voyager, m’évader, découvrir de nouvelles populations, de nouveaux modes de vie. Il m’avait offert mon tout premier Atlas mondial et je m’amusai à faire des fiches de chaque pays, chaque peuple rencontré au fil de mes lectures (je crois que je les aient encore…). Vers 12-13 ans, on m’a abonné à mon tour à Géo ado, ce qui je crois a continué d’alimenter mon imaginaire, ma soif de connaissances et mon envie d’explorer. Je crois qu’à cette époque – et comme beaucoup j’imagine – la géographie était associée pour moi à l’idée de voyages, d’aventures…

Plus tard, j’ai fait une prépa Hypokhâgne à Rouen, ce qui ne m’a pas vraiment – et c’est peu de le dire – convaincu à cause du côté rigide de ce genre de classes. J’ai choisi de ne pas poursuivre en deuxième année pour m’inscrire en double licence à l’Université de Caen Normandie. J’ai choisi la filière Lettres Modernes car c’était un prolongement classique après la prépa…et celle de la Géographie, pour le plaisir… Au final, la géographie sociale (et culturelle !) a eu raison de moi…

 

Quels sont vos domaines et terrains de recherche ? Pourquoi vous être tournée vers eux ?

 

Eh bien, je dirai que j’étudie en particulier la question des transformations sociales et culturelles indigènes en Amérique latine au travers du prisme de la mort. En bref, je m’intéresse à la manière dont certains groupes indigènes ayant migré de leur territoire ancestral pour venir vivre en ville s’approprient les cimetières urbains. En quoi les processus de mobilité entre les villes et les espaces ruraux modifient-ils leur manière de pratiquer leurs rituels funéraires ? Quelles conséquences cela engendre-t-il sur leurs modes de vie, leurs modes de croire ou sur leurs représentations de la mort et du « mourir » ? Quelle est la place de leurs tombes dans les cimetières de la ville ? Est-il possible de les reconnaître au travers de la présence de marquages symboliques spécifiques ? Ces tombes sont-elles mises en lumière au premier rang avec les tombes des catégories sociales élevées ou, au contraire, reléguées en arrière-plan au sein de fosses communes ? Au final, en quoi l’emplacement (et la visibilité) des tombes est-il révélateur de certaines formes d’inégalités sociales et des rapports de pouvoir qui régissent la plupart des sociétés et des groupes sociaux, entre intégration et exclusion.

Dans ma thèse, j’ai fait le choix d’effectuer une étude comparative entre trois pays d’Amérique latine : le Venezuela, le Mexique et le Chili. Ce choix de terrain n’était pas défini à l’avance. Il s’est affirmé au fur et à mesure de la construction de mon projet de recherche (qui date du Master 1), d’opportunités de séjours, de rencontres institutionnelles (ou non), de lectures, etc. La mort étant un phénomène universel et inéluctable, il est vrai que s’offrait à moi la possibilité d’étudier un peu partout les questions relatives à sa pratique, à ses représentations sociales et culturelles, à ses formes d’inscriptions spatiales et temporelles de même qu’à ses enjeux sociaux et/ou politiques.

En 2011, je suis partie vivre un an à Maracaibo (Venezuela) dans le cadre d’un échange inter-universitaire entre l’Université de Caen et l’Université du Zulia. C’était pour mon Master 1 de Géographie. Aussi, dès mon arrivée, j’ai pris connaissance de l’existence des Guajiro (ou Wayúu), peuple d’origine arawak, dont l’une des particularités culturelles repose sur la réalisation d’un rituel funéraire en deux temps (deux enterrements) et dans deux espaces différents (deux cimetières). Ce phénomène socioculturel attisant ma curiosité, j’ai tout de suite entamé des recherches sur le sujet a priori plus enclin à l’anthropologie qu’à la géographie…

Cérémonie du Día de los Muertos au Mexique.

Cependant, les enjeux socioculturels, mais également politiques, concernant l’inscription spatiale des Guajiro s’inscrivent parfaitement dans la logique d’analyse de la géographie sociale et culturelle. Si ces derniers restent – encore aujourd’hui − attachés à leur territoire ancestral, la péninsule de la Guajira située à seulement une vingtaine de kilomètres de Maracaibo, ils sont largement présents et intégrés à la dynamique de la ville. Dans ce rapport géographique complexe, je pris conscience de l’opportunité dont je disposais et décidais d’engager la construction d’un travail de recherche (poursuivi en thèse) en reliant la question de la dynamique des processus de migration des Guajiro avec celle de la pérennisation de leurs traditions funéraires.

Plus tard, en 2013, j’ai souhaité élargir cette problématique à d’autres contextes socioculturels, géographiques, mais aussi politiques. J’ai ainsi poursuivi mes recherches au Mexique, et notamment dans une communauté rurale mixtèque au Sud de l’État de Puebla (le Rosario de Micaltepec). Là, je me suis surtout intéressée à la question du changement social et culturel au travers du retour des membres émigrés lors d’événements ponctuels tels que la fête des morts (ou Día de los Muertos) par exemple. En quoi le retour des émigrés lors des temps de festivités bouscule progressivement les modes de vie des résidents permanents de la communauté ? Résidents qui, d’ailleurs, fêtent désormais Halloween !

Enfin, dans l’optique d’établir un troisième point de comparaison avec les cimetières déjà étudiés au Venezuela et au Mexique, je me suis rendue au Chili dès mars 2014 et plus précisément dans la région d’Araucanie. Le choix de cette région n’est pas un hasard. Il se justifie par le fait que son histoire est intimement liée à celle des Mapuche qui revendiquent encore aujourd’hui leurs droits à la différence, de même que la restitution intégrale de leurs sites sacrés et terres ancestrales. Et dans ces « sites sacrés », on y retrouve les Eltún, cimetières traditionnels mapuche qui de plus en plus, tombent entre les mains des multinationales…

 

Comment définiriez-vous votre pratique de la géographie ? Quelles stratégies méthodologiques convoquez-vous ?

 

« La pratique de la géographie » … J’aime bien cette idée de dire que l’on « pratique » la géographie comme on pratiquerait un instrument, un sport, un rituel…

Je crois que si je devais choisir un seul mot pour résumer ma « pratique » de la géographie, ce serait sans hésiter le « terrain ». Sans le terrain, ou plutôt devrais-je dire « l’expérience du terrain », mes recherches n’auraient pu voir le jour, c’est certain. Il est pour moi important, voire primordial, de s’immerger entièrement – et qu’importe si c’est sur des temps longs – au sein de ses terrains d’études afin de confirmer ou de s’extraire de ses hypothèses de départ.

Au cours de ma thèse, on m’a souvent fait la remarque que j’avais passé beaucoup (trop) de temps sur mon terrain en Amérique latine. Si le temps passé sur le terrain s’est effectivement révélé être long (presque quatre ans de vie en tout), je continue de revendiquer que cela était nécessaire… En effet, c’est sans conteste grâce à la répétition des séjours, parfois discontinus dans le temps, au sein des mêmes espaces et des mêmes groupes d’études qu’un certain nombre de résultats a pu être obtenu. J’étudie des populations… et ce ne sont pas à mes yeux des « objets » d’études. Quand je suis « sur le terrain », ce n’est pas moi qui impose mon rythme… jamais, et tant pis si cela prend du temps.

Ce n’est pas en mettant les pieds une fois sur son terrain que l’on arrive, à mon sens, à saisir la complexité des phénomènes sociaux et culturels. Il faut pouvoir y entrer, s’y faire accepter, décoder certains faits et gestes, maîtriser sensiblement certains codes et normes locales, accéder subtilement à des déclarations informelles, etc. Aussi, si les premiers séjours servent avant toute chose à « l’ouverture » des terrains, à savoir la prise de connaissance des différents contextes géopolitiques, l’établissement de réseaux de confiance et le repérage des espaces géographiques à étudier, les retours réguliers dans son espace de rattachement institutionnel sont nécessaires quant-à-eux pour prendre du recul, observer « de loin » et avec réflexivité les terrains étudiés. Et bien sûr, il faut repartir…

Au final, je dirai que ma pratique de la Géographie sociale et culturelle se construit dans l’expérience des « allers-retours », entre l’ « ici » et le « là-bas » comme dirait le géographe Louis Dupont (2014), entre l’expérience vécue, perçue et ressentie par le/la chercheur-se au sein de son/ses espaces de recherche et sa pensée géographique.

 

Dans votre travail de recherche ou dans votre vie professionnelle, pensez-vous que votre jeunesse est un atout ou un inconvénient ?

 

Je ne suis pas sûre qu’il faille poser la question ainsi. Tout dépend, à mon sens, du contexte et des espaces d’étude. Au cours de mes enquêtes de terrain, ma « jeunesse » − j’avais 20 ans lorsque j’ai entamé mes premières recherches au Venezuela − a pu tout à la fois être un atout (j’ai pu obtenir, à certains moments, davantage de réponses à mes questions et avoir accès plus facilement à certains espaces), comme un inconvénient (difficile dans certains cas de se faire entendre, d’être « prise au sérieux », de se sentir légitime).

Je crois que dans tout travail de recherche – de la même façon que dans la vie professionnelle – plusieurs facteurs sont à prendre en compte… et « l’âge » n’est finalement qu’un item parmi d’autres. L’origine, le sexe (notamment le fait d’être une femme), la barrière de la langue, le niveau d’intégration au sein des groupes sociaux étudiés, la capacité du moment à recevoir certaines informations, à supporter certaines situations… sont autant d’éléments qui peuvent à certains moments « faciliter » ou, au contraire « entraver » le travail du/de la chercheur-se. Celui-ci – ou celle-ci – doit sans cesse « jongler » (en tout cas, ce fut mon cas) entre son positionnement scientifique (objectivité du regard) et sa posture qui renvoie nécessairement à la manière dont il ou elle ressent, vit, comprend et interprète les faits observés, se « place » vis-à-vis des autres et des situations, etc.

 

Hors du cadre académique, pensez-vous que vos recherches peuvent avoir une application pratique ? Si oui, laquelle ?

 

Si seulement ça pouvait faire en sorte de redorer un peu l’image des cimetières, que les individus osent y rentrer et s’approprier ce lieu sans appréhensions, sans retenues… Notre société a encore beaucoup (et c’est peu de le dire) de mal à accepter la mort, les tabous sont encore très présents et les rituels de plus en plus amoindris.

En Amérique latine − et notamment au Mexique par exemple − les cimetières sont remplis de couleurs, les gens jouent de la musique aux enterrements, organisent des repas… On y célèbre la vie plutôt que la mort. Et c’est ce que j’essaye de faire transparaître dans mes travaux, dans mes photographies qui sont toujours en couleur, de même que dans mes écrits. L’un de mes « grands » projet est de publier un atlas mondial des cimetières, quelque chose de coloré, de simple (mais pas simpliste), de vivant, qui soit accessible à tout type de lecteur-ice-s (même ceux/celles qui ne s’inscrivent pas dans le cadre académique). Sans parler de « vulgarisation » (mot que je trouve extrêmement laid tant au sens propre qu’au sens figuré), je crois éperdument à la phrase écrite par l’historien Mircea Eliade en 1976 : « L’unique et innocente ambition du chercheur, c’est d’être lu au-dehors de son propre cercle de spécialistes » … à nous désormais de nous en donner les moyens.

 

Selon vous, quels efforts pourraient être menés pour que la géographie devienne plus populaire ?

 

Il faut, à mon sens, faire en sorte d’« ouvrir » la géographie au grand public, que les chercheur-se-s acceptent davantage de se montrer et de s’engager dans des débats publics avec d’autres acteurs, d’employer un vocabulaire compris par tous et toutes (hors cadre universitaire)… que l’on ne reste pas « entre spécialistes ». Je crois que tout doit passer par la transmission des connaissances et que le/la géographe – comme tout autres chercheur-se en sciences sociales – ne doit pas avoir peur de se confronter à l’autre… Aussi, je pense qu’il ne faut pas hésiter à alimenter nos recherches de certains supports que certain-e-s ont encore du mal à reconnaître comme « scientifiques », à savoir la photographie ou encore le film documentaire… Je trouve en effet qu’il n’y a rien de tel que l’image pour démocratiser la recherche.

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