Myriam Benraad : « Les expressions actuelles de la colère ont pour point commun une défiance face au présent et une peur commune face à l’avenir ».


Des printemps arabes aux Gilets Jaunes, du mouvement Black Lives Matter aux mécontentements liés à la gestion de la crise sanitaire, la colère semble aujourd’hui être le dénominateur commun de mouvements et d’événements pourtant disparates. Auteur du récent ouvrage Géopolitique de la colère (Le Cavalier Bleu, 2020), la politologue Myriam Benraad revient avec nous sur les manières dont se manifeste la colère à l’échelle mondiale, ses protagonistes et montre comme celle-ci peut être une clé de lecture des événements géopolitiques actuels et passés.

 

 

Votre dernier ouvrage propose une analyse géopolitique de la « colère ». Qu’entendez-vous par ce terme et en quoi est-elle un élément-clé de compréhension en géopolitique ?

 

La question de la terminologie est centrale et j’y consacre d’ailleurs les chapitres d’ouverture de l’ouvrage. S’interroger sur la place de la colère dans la géopolitique implique en effet de se pencher sur les tentatives passées comme plus récentes de conceptualisation de la vie émotionnelle et sur les différentes classifications du paysage affectif proposées d’un auteur à l’autre, afin de saisir l’histoire de cette émotion. À cet égard, le défi essentiel consiste à reconnaître sa nature ainsi que ses spécificités. La colère est-elle un affect, un éprouvé, une émotion, un sentiment, une humeur, une sensation, un tempérament, une passion, une sensibilité, une disposition, ou toutes ces notions à la fois ? Un examen interdisciplinaire des typologies développées permet quelques clarifications utiles sans que ces dernières soient toutefois définitives.

Bâti sur la racine latine cholera, signifiant la bile, le terme colère est apparu tardivement dans la langue française. On lui substituait le mot ire, tandis que chole connotait un emportement. Aujourd’hui les définitions sont multiples : « état affectif violent et passager » pour le Larousse, « contre ce qui nous blesse » pour le Littré, « émotion de l’âme » et « accès de fureur » selon le Nouveau dictionnaire de la langue française. La colère est qualifiée de primaire par les psychologues et rangée dans la catégorie des émotions universelles. On la retrouve dans toutes les sphères de l’existence, dans la littérature, le cinéma, les arts, et logiquement au centre de nombreux événements géopolitiques.

Au sens d’affect ou d’affection, du latin affectus, la colère renvoie à une variation de l’état de l’âme provoquée par une modification de l’environnement. En termes de vécu, elle est le fruit d’une insatisfaction, d’une souffrance. Comprise au sens d’émotion, la colère n’est plus une variation affective passagère mais un état qui renvoie aux perceptions et comportements induits par le ressenti. Elle construit et projette du sens ; elle est une expérience qui transforme le sujet et le monde. Au-delà, la colère peut être un sentiment, avec pour connotation ici d’être moins spontanée et plus organisée.

 

Est-il aujourd’hui possible de dessiner une géographie mondiale de la colère ? Si oui, quels sont les territoires concernés ?

 

L’exercice est non seulement possible, mais nécessaire. De fait, jamais la colère n’a semblé plus vive et liée aux transformations géopolitiques qu’au cours des deux dernières décennies. Cette émotion « travaille » autant la géographie qu’elle rebat les cartes des rapports de pouvoir en son sein. Jour après jour, la colère ne s’épuise guère mais, au contraire, croît et s’étend de manière exponentielle, parfois terrifiante, aux quatre coins du globe. La « colère du monde » s’exprime tantôt au grand jour, tantôt de façon plus discrète, dans les entrefilets de l’actualité. « Rage mondiale », « propagation du ressentiment », « généralisation de la haine » : les énoncés pour décrire ce grand courroux ne manquent pas et se multiplient pour tenter d’en saisir les contours et d’en discerner les aspects, de même que les logiques et les répercussions. Instinctivement, nombreux sont ceux qui distinguent cette entrée bruyante de la colère dans l’arène internationale. Il y a trente ans pourtant, peu auraient anticipé un tel changement de paradigme, à un pas aussi empressé.

Saisir la colère dans ses rapports à la géopolitique est d’autant plus utile que les émotions ont opéré leur grand retour dans le champ des sciences sociales, tout en demeurant évanescentes. De surcroît, à rebours des approches normatives, la colère ne peut être analysée de manière univoque, au prisme de ses rapports négatifs au monde, comme une force agissant contre le système international. De fait, elle est également une puissance constructive, dans la globalisation. La pandémie de COVID-19 est indiscutablement venue actualiser des questionnements qui lui étaient antérieurs, charriant dans son sillage un flot ininterrompu de colère parmi les États, les acteurs politiques et les sociétés civiles. Cette colère est tout aussi réactionnelle et immédiate dans ses expressions qu’inscrite dans la plus longue durée. Chaque manifestation, chaque effet mesurable et chaque conséquence concrète de cette crise inédite se traduisent d’ores et déjà par une kyrielle d’élans colériques qui ont pour point commun une défiance face au présent ainsi qu’une peur commune face à l’avenir.

 

Vous postulez que de nombreuses expressions actuelles de la colère sont une réponse au discours prônant le multilatéralisme. Comment expliquez-vous cette défiance et ce désir d’affirmation de l’échelle nationale, voire locale ?

 

La colère se manifeste en effet à travers la crise des institutions multilatérales nées de la fin de la Seconde guerre mondiale et des formes de coopération fondées sur la démocratie et la paix. Depuis des années, une approche individualiste et unilatérale suivant l’adage « Notre pays avant tout » a pris le pas, nourrie par des gouvernements qui n’hésitent pas à rejeter leurs fautes et responsabilités sur la communauté internationale au lieu de les assumer, et à entamer les bases d’une coopération globale sur des enjeux clés. Après son élection à la présidence des États-Unis, Donald Trump déclarait l’OTAN « obsolète » et annonçait sa volonté de réduire jusqu’à 40 % la contribution américaine au budget des Nations unies, alors qu’ils en sont traditionnellement les premiers financiers.

Les menaces pesant sur le système multilatéral sont très sérieuses et la pression induite par toute une série de mutations à l’échelle globale n’est pas sans créer un climat de colère parmi les opinions publiques et populations supposées être les récipiendaires d’une aide internationale qui, dans les faits, s’amenuise jour après jour. Accusé d’incurie, taxé d’inutilité, et suscitant la colère générale du fait de son incapacité à répondre aux défis du présent, le multilatéralisme est en état de siège. Peut-il être sauvé ? Les divisions et rivalités entre États, profondes et manifestées avec véhémence dans les enceintes mêmes de ce système, peuvent-elles être résolues ? Un contre-mouvement porteur d’espoir peut-il émerger et, avec lui, les fondements d’un nouvel ordre géopolitique où confiance et coopération seraient restaurées ? Ce sont là des questions fondamentales.

 

Avec l’avènement des réseaux sociaux, toute décision ou micro-événement politiques devient l’objet de réactions passionnées. Se dirige-t-on vers un âge de la colère et de l’indignation permanentes ?

 

La colère est l’affect le plus présent sur Internet et celui qui se répand le plus rapidement dans les interactions qu’il façonne. Telle était déjà la conclusion d’une étude du réseau social chinois Weibo en 2013. Sur la base d’une catégorisation émotive de 70 millions de messages (mots-clés, émoticônes) écrits par 200 000 usagers sur une période de six mois en 2010 et considération faite de leur influence, les chercheurs de l’université de Beihang mettaient en évidence la primauté de la colère parmi des émotions aussi diverses que la joie, la tristesse ou le dégoût. Et la plus susceptible de se diffuser à grande échelle sur ce type de réseaux. Leurs conclusions valent pour tous les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook, où l’état d’esprit des différentes communautés représentées est semblable au-delà de leurs ancrages culturels. Il n’y a par ailleurs rien de nouveau au fait que les émotions ou humeurs d’une personne peuvent influencer celles des autres.

Dans le cas des réseaux sociaux, les psychologues ont montré que la corrélation est renforcée et que les affects se répandent parmi les internautes tels des virus ou maladies infectieuses. Internet a cette capacité unique de magnifier les émotions. Déjà dans les années 2000, les scientifiques observaient qu’un usage étendu du web pouvait augmenter la détresse, l’anxiété et le stress. Les internautes agissent plus intensément en ligne qu’en face à face. Une série de raisons expliquent pourquoi il est plus facile d’enrager derrière un écran que dans la vie réelle : l’anonymat, le vide d’autorité et « l’introjection solipsistique », une théorie selon laquelle s’adresser à un ordinateur donne l’illusion subconsciente de se parler plus à soi-même qu’à autrui. D’où une connexion désarmante entre les mondes immatériel et matériel. Internet affectant la vie de plusieurs milliards d’individus, la diffusion de la colère à large échelle et sur tous les thèmes géopolitiques a des répercussions considérables, jugées bénéfiques ou dommageables.

 

Le dernier temps de votre ouvrage se penche sur ce que vous nommez la « cyber-fureur 2.0 ». A-t-on à faire, selon vous, à une « digitalisation » d’une colère existante ou au contraire à une nouvelle forme de radicalité ?

 

Oui, il y a digitalisation de la colère, laquelle peut se concevoir comme un canal de radicalité. Les implications sont nombreuses et mettent à jour l’ambivalence de la colère : est-il positif ou négatif de l’exprimer ? Il est démontré qu’Internet, dans sa version 2.0, exerce un impact dans la formation d’opinions collectives sur des questions très vastes, sociales, politiques, économiques, diplomatiques. Les réseaux sociaux, comme je l’ai souligné, sont devenus un vecteur par excellence pour discuter de thèmes divers et émettre son avis, faire part de ses doutes ou de ses préoccupations. De nombreux mouvements sociaux s’y sont forgés, y compris les plus révolutionnaires et radicaux, facilitant une contamination planétaire du mécontentement. L’étude d’Internet permet une « modélisation émotionnelle » du monde, à la fois des États, des nations, des acteurs de la société civile sur tous les grands événements qui les concernent.

L’omniprésence de la colère ainsi que son expérience et ses modes d’expression en ligne font toutefois l’objet d’une attention encore relativement limitée. De manière clairsemée, des enquêtes soulignent que la plupart des commentaires écrits ou des messages audiovisuels postés sur la Toile au sujet de l’actualité géopolitique sont des réactions d’individus qui se sentent, d’une façon ou d’une autre, personnellement affectés et souvent coléreux. Ils sont généralement en désaccord avec l’opinion ou la vision de l’auteur qu’ils lisent, au point de se sentir plus compétents que l’intéressé pour s’exprimer sur le sujet et de multiplier les réflexes agressifs. Dans quelle mesure pareil vitriol hors contrôle sur Internet dégrade-t-il les rapports géopolitiques en entraînant des saillies de plus en plus violentes, voire ouvertement insultantes et menaçantes, parfois entre chefs d’États eux-mêmes ? Le déchaînement de colère en ligne porte, à n’en point douter, des coups durs aux sociétés démocratiques occidentales, tout en renforçant de l’autre côté du spectre les capacités des régimes répressifs.

 


Date de publication : 5 mars 2020

EAN : 9791031803975

13 x 20,5 – broché – 184 pages

19,00 €

Plus d’informations et commande sur le site du Cavalier Bleu

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