[Les géographes face au covid] Denise Pumain : « Le confinement a fait prendre conscience de l’importance de la dimension spatiale dans toutes nos interactions sociales »

Crédits : Didier Goupy

Figure incontournable de la géographie française contemporaine, Denise Pumain a accepté de nous livrer sa lecture de la crise sanitaire. Entre mise en lumière de nos spatialités individuelles et collectives, transformations conjoncturelles et inertie structurelle, la lauréate du Prix Vautrin-Lud 2010 dresse une analyse tout en nuances de cette période agitée.

 

 

En tant que géographe, quelles leçons tirez-vous de ces dernières semaines marquées par la crise sanitaire et par les mesures prises pour l’endiguer ?

 

Comme je l’ai écrit le 15 avril dans mon éditorial pour Cybergeo, Revue européenne de géographie, l’une des vertus du confinement a été de faire prendre conscience de l’importance de la dimension spatiale dans toutes nos interactions sociales. En imposant une certaine distance entre les personnes, en limitant drastiquement la portée des déplacements individuels, on réduit le nombre des contacts qui faciliteraient la propagation du virus. Ce faisant, on révèle en creux la quantité des liens qui constituent habituellement le fond de notre vie sociale, et surtout la diversité et l’étendue des distances couvertes par ces connexions qui nous relient les uns aux autres.

J’ai souvent indiqué à quel point le projet disciplinaire que s’est donné la géographie académique était ambitieux. Il s’agit de construire une science de nos rapports au monde, dans tous les aspects des relations que les sociétés ont établi avec les ressources planétaires, et dans tous les aspects des relations spatiales entre les constructions sociales (territoires et autres institutions, groupes et individus) qui en sont issues à différentes échelles. Philippe Pinchemel catégorisait ainsi un processus d’humanisation et un processus de spatialisation, que l’on retrouve toujours intimement couplés dans la formation des objets spatiaux et territoriaux qu’étudie la géographie et qui sont des systèmes complexes. En instituant le concept d’anthropocène, les sciences de la nature ont récemment validé ce programme, tandis qu’un « tournant spatial » était pris par la plupart des disciplines des sciences sociales, certes avec une grande variété de formulations.

Or, la crise sanitaire a, là aussi, validé des savoirs acquis par la géographie. D’un côté, ces savoirs permettent la modélisation de la diffusion spatiale des épidémies, assurant une assez bonne prévisibilité de l’évolution des contaminations dans l’espace et dans le temps – même si la localisation précise des lieux d’émergence et les variations de la gravité de la maladie peuvent sembler contingentes. Depuis les premiers travaux de Torsten Hägerstrand et de Peter Gould, tous les géographes savent que la connectivité et la densité sont les principaux facteurs déterminant la localisation des « clusters », ces foyers qui concentrent des personnes ayant contracté les maladies contagieuses du fait de la plus grande fréquence des contacts engendrés par le voisinage ou les réseaux de communication physique. Avec des émergences dont la localisation initiale relève en partie d’aléas, la prévalence de la maladie a montré l’importance accrue du risque dans les villes les plus peuplées et les plus connectées à la mondialisation. Sa diffusion d’un territoire à l’autre selon des vagues d’expansion successives recouvre aussi des schémas géographiques connus.

Mais cette connaissance n’implique pas une absolue prévisibilité. La période a montré aussi que les pratiques culturelles et les choix politiques infléchissent, parfois dans des proportions considérables, la gravité des manifestations d’une pandémie. En des temps d’incertitude quant à certaines propriétés biologiques du virus, et quant à l’efficacité des traitements et des mesures préconisées, les choix ont pu être différents, et évolutifs, parce qu’ils étaient très difficiles. Difficiles pour des décideurs ayant dû arbitrer entre la préservation de la santé du plus grand nombre, voire en l’occurrence de la partie la plus âgée de la population, et les coûts économiques et sociaux d’un confinement – tout en devant assumer plus ou moins les conséquences de choix politiques et sociaux antérieurs. Difficiles aussi pour des citoyens qui ont accepté un certain sacrifice de leurs libertés individuelles pour une durée longue, mais qui ont aussi subi des conditions très inégalement contraintes selon leurs formes d’habitat et leurs niveaux de revenus.

 

De la fermeture des frontières aux mesures de confinement, en passant par les appels à la « distanciation sociale », le contrôle de l’espace a été (et est encore) un des principaux enjeux de la lutte contre la pandémie. Outre sa dimension sanitaire, la crise que nous avons vécue n’est-elle pas aussi géographique ?

 

Bien évidemment, les sciences biologiques et les pratiques médicales ont été en première ligne de la sollicitation des politiques et des citoyens. Mais les géographes ont aussi beaucoup travaillé pour apporter des informations utiles. Il est impossible de mentionner toutes les initiatives qui ont été prises dans les laboratoires, presque toujours de manière bénévole et en dehors des programmes de recherche habituels, pour former des équipes souvent pluridisciplinaires puis construire et mettre en ligne des documents et des applications éclairants. Je citerais volontiers un site qui propose des outils de modélisation interactive pour faire comprendre la propagation du virus. Une modélisation simplifiée avec NetLogo permet à chacun de contrôler les effets sur cette diffusion d’un certain nombre de paramètres qui correspondent à des choix politiques possibles différents. Ce site CoVprehension publie aussi une précieuse mise au point critique des données qui ont été mises à la disposition du public, en expliquant les raisons de leurs variations, d’un pays à l’autre et dans le temps de l’épidémie, et en montrant surtout l’intérêt de connaître la manière dont ces données sont produites et diffusées pour en retirer une meilleure compréhension des informations circulant dans les medias.

Les liens entre diffusion de l’épidémie et mobilités ont aussi fait l’objet de plusieurs initiatives, en proposant des analyses de leur évolution au cours des derniers mois à partir des données de réseaux sociaux. On dispose ainsi de représentations inédites pour la France : Covid et mobilités en France ou, pour l’Inde, Covid et mobilités en Inde, lesquelles témoignent d’intéressantes diversités des solidarités villes-campagnes et interrégionales. D’autres sites proposent une veille médiatique sur ces processus dans différentes régions du monde au moyen d’un fil d’actualité covid. Un autre travail original, GeoScimo Covid19, explore les configurations géographiques des lieux de recherche d’où sont issues les très nombreuses publications sur la Covid19, en montrant les imbrications foisonnantes des réseaux qui font la recherche, entre les Etats ou entre les villes du monde.

Ces quelques exemples illustrent la forte implication des géographes dans les interprétations de l’épidémie, et valident donc l’hypothèse présente dans votre question !

 

Selon vous, la crise récente doit-elle amener les géographes à réinterroger les notions de mondialisation et d’hypermobilité ?

 

A l’échelle mondiale, la fermeture des frontières et la brusque réduction des liaisons aériennes ont aussi mis en évidence, par contraste, l’incroyable allongement des chaînes de valeur intervenu à la faveur de la réduction tendancielle des coûts de transport, de la division internationale du travail et de l’exploitation des inégalités salariales au cours de la seconde moitié du XXème siècle. Ces tendances se sont accompagnées de l’extension et de la multiplication des réseaux des entreprises multinationales, d’un rattrapage du développement économique des pays émergents et de la part du produit des échanges qui ont représenté jusqu’au quart de la valeur de la production mondiale totale. Plusieurs crises avaient en partie remis en cause cette accélération, avec la récession des pays émergents en 1995 puis la crise financière de 2008. Sans nul doute les tendances inverses qui s’étaient manifestées depuis lors, privilégiant les circuits courts pour réduire les émissions polluantes, ont été réactivées par la crise de la Covid19. Les géographes pourront observer dans les prochaines années jusqu’à quel point la crise a apporté, sinon des ruptures, du moins des infléchissements, dans ces évolutions. Selon moi, un ralentissement est prévisible, mais pas une totale inversion des tendances antérieures.

 

L’expression « le monde d’après » est désormais omniprésente dans le paysage politique, économique et médiatique. Pensez-vous que la pandémie marquera une rupture dans l’organisation des territoires ?

 

J’insiste dans mon éditorial sur l’écart entre les aspirations individuelles et collectives, imaginées par les personnes ou révélées statistiquement par les sondages, et les effets réels que produisent les pratiques sociales dans l’organisation des territoires. Les interactions qui fondent et entretiennent les systèmes territoriaux entraînent par leur coévolution une reproduction quasi à l’identique ou du moins une évolution très lente des poids et qualités relatifs que les territoires ont entre eux.

Je rappelle quelques précédentes crises qui n’ont guère modifié par exemple les configurations des systèmes de villes en Europe. Les acteurs de tous les territoires vont s’adapter, avec certes des décalages dans le temps, aux nouvelles régulations et aux modalités de fonctionnement qui seront décidées à l’issue de la crise. Ils vont poursuivre leurs initiatives en faveur de la très nécessaire transition écologique. Ils le feront tous ensemble, beaucoup en fonction des solidarités préexistantes, et donc, la face du monde n’en sera pas considérablement changée. La rupture la plus attendue, peut-on dire « géo-éthiquement », celle qui tendrait à éviter le creusement des inégalités, scrutées à toutes les échelles par les géographes, et qui ont été ou vont être de toute évidence encore aggravées par la crise, demandera encore beaucoup d’efforts concertés avant de se manifester.

Paris, 2 juillet 2020

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