[Les géographes face au covid] Paul Claval : « La crise sanitaire contraindra à repenser l’organisation de nombreux aspects de la vie sociale »
Plusieurs semaines sont passées depuis le début du déconfinement. La vie tend désormais à reprendre, bon an mal an, son cours habituel. Si l’arène médiatique a vu défilé, à juste titre, médecins, épidémiologistes, immunologues, la parole a été paradoxalement peu donnée aux géographes. Paradoxalement, car la crise que nous avons vécu est aussi profondément géographique. Fermeture des frontières, confinement, appel à la distanciation sociale, les décisions qui ont été prises depuis plusieurs mois pour endiguer l’épidémie ont toutes comme dénominateur commun la volonté de contrôler l’espace et la distance.
C’est dans ce contexte que la Société de Géographie a décidé de donner la parole à plusieurs figures de la géographie francophone pour recueillir leur lecture de la récente crise sanitaire et interroger ses conséquences à plus ou moins long terme sur l’organisation de nos sociétés. Et qui de mieux, pour ouvrir cette série d’entretiens, que Paul Claval, dont les travaux n’ont eu de cesse de sonder la complexité et la richesse de la géographie.
En tant que géographe, quelles leçons tirez-vous de ces dernières semaines marquées par la crise sanitaire et par les mesures prises pour l’endiguer ?
Depuis le milieu du XIXe siècle, le progrès facilitait la mobilité des hommes et leur agglomération en certaines aires et certains lieux. Il avait conduit à une extension des marchés à l’échelle mondiale et favorisé les migrations aussi bien que les déplacements touristiques.
La propagation des microbes et des virus était de mieux en mieux contrôlée. On le devait d’abord à une série de découvertes sur leurs modes de transmission et sur leurs agents. En évitant la prolifération des moustiques, on réduisait l’impact du paludisme ou de la fièvre jaune ; en assurant un approvisionnement en eau de qualité, on évitait les épidémies de choléra ; en s’attaquant aux rats et aux puces, on faisait reculer la peste. La médecine pastorienne avait accéléré l’évolution en mettant au point des vaccins protégeant les populations et capables, lorsqu’ils étaient systématiquement administrés, d’éradiquer des maladies, comme on l’avait vu pour la variole. Les antibiotiques étaient venus à bout des bacilles les plus résistants comme celui de Koch. Les problèmes auxquels se heurtaient la médecine changeaient : la menace microbienne paraissait maîtrisée, celle des virus demeurait, mais elle semblait lointaine ; la recherche s’orientait vers le cancer et les problèmes immunitaires, dont l’incidence était croissante.
Le monde ne se souvenait plus du rôle fondamental de la distanciation sociale dans la lutte contre la propagation des maladies. Nos sociétés s’étaient structurées de manière à réduire au maximum l’obstacle qu’offrait la distance aux rencontres face-à-face, à la communication et à l’échange des biens. Le progrès des moyens de transport avait élargi les aires d’où l’on pouvait se rendre quotidiennement dans les quartiers d’affaires, les sites industriels et les zones de commerce ou d’activités culturelles. Les voyages à longue distance étaient devenus beaucoup plus sûrs, plus rapides et moins onéreux.
Les nouveaux moyens de télécommunication réduisaient le besoin de contacts, de relations directes et de travail dans des enceintes où tout circule facilement. Ces possibilités avaient toutefois été moins systématiquement mises en œuvre que celles de déplacement : le télétravail se développait, mais nombre d’entreprises hésitaient à l’adopter. L’e-commerce progressait, mais moins qu’il ne l’aurait pu.
Le covid 19 a surpris une humanité qui avait oublié que la distanciation sociale était la première arme contre la propagation des germes. Les personnes de plus de soixante ou soixante-dix ans se montrant particulièrement vulnérables, la pandémie a tendance à gommer l’allongement de l’espérance de vie apporté par la médecine moderne.
La surprise est double : l’urgence impose le retour à la distanciation sociale, ce qui remet en cause le fonctionnement de l’économie comme celui des activités de loisir et de détente ; les sociétés découvrent que le nouveau virus est capable, à lui-seul, de faire disparaître une bonne partie des avancées dues au progrès médical.
La deuxième leçon tient à l’effet de sidération provoqué par l’épidémie. Dans un article récent, Katie Moon [1] commente les réactions à la pandémie – et à d’autres évènements extrêmes, comme les feux qui ont détruit 200 000 km2 de boisements en Australie à la fin de 2019 et au début de 2020. Les gouvernements sont débordés par des évènements qu’ils n’ont pas prévus, qu’ils n’ont pas préparés et dont l’échelle les dépasse au moins provisoirement. Les modèles mentaux, commente-t-elle, qu’avaient l’habitude de mobiliser les gouvernants comme ceux dont s’étaient dotés les citoyens se révèlent brusquement inadéquats. Les Etats ne savent pas quelles mesures prendre pour faire face à la pandémie, hésitent, se reprennent. Les populations découvrent que leurs dirigeants sont incapables de jouer le rôle protecteur que l’on attendait d’eux dans la prévention des risques majeurs.
De nouveaux modèles mentaux sont en voie d’élaboration. Ils partent d’un constat : les autorités politiques n’étaient pas prêtes à affronter la pandémie. Cela conduit une fraction importante de la population à remettre en cause les cadres dans lesquels les problèmes politiques sont traités. Dans le cas français, la centralisation de notre système ne s’est-elle pas révélée contre-productive ? N’aurait-il pas fallu ajuster les décisions aux situations locales ? Les réponses efficaces aux défis posés par l’épidémie ne sont-elles pas venues de la base, du personnel soignant, plus que de l’administration ?
Pour une bonne partie de l’opinion publique, le covid 19 ne révèle pas seulement les failles de nos services de santé. Il remet en cause notre système politique et notre organisation sociale. La pandémie suscite un grand débat. Les arguments qu’échangent les uns et les autres ne sont pas toujours convaincants : une forme décentralisée de gestion, comme celle qui existe en Italie, n’a-t-elle pas conduit, elle aussi, à de graves erreurs ? La décision prise par la province de Bergame de maintenir ouverts les établissements hospitaliers touchés par le covid 19 n’a-t-elle pas favorisé la propagation de celui-ci ? « Si à Codogno (dans la province de Lodi), le confinement des dix localités a permis de contenir le virus, dans la province de Bergame, le gouvernement et les autorités ont tardé à s’y plier« , avec des conséquences dramatiques (La Croix, 22-06-2020, p. 6). Et en cas de pénurie (de masques, de certains médicaments), une gestion centralisée ne présente-t-elle pas que des inconvénients ? Les courants qui traversent l’opinion publique sont, pour l’instant, trop passionnés pour une appréciation équilibrée des faits.
Enfin, la pandémie fait apparaître, dans la société, une coupure entre les personnes à risque et celles pour lesquelles la maladie revêt des formes plus bénignes. C’est l’âge qui fait surtout la différence – la limite se situant entre 60 et 70 ans : en gros, la France à la retraite d’une part, le reste de la population de l’autre. L’allongement de la durée de vie a fait des rapports entre ces deux composantes de la population française un problème politique majeur, comme en témoigne la question des retraites, que ne sont pas parvenues à résoudre les essais de réforme qui se sont succédé depuis trente ans en ce domaine ; avec le covid 19, ce problème prend une signification nouvelle.
Durant la crise, le pays a tout mis en œuvre pour sauver les personnes à risque. Grâce au dévouement du personnel médical et au service de Santé qui a organisé des transferts depuis les zones durement touchées vers celles qui ne l’étaient pas, tous les malades graves ont pu bénéficier de soins dans des services de réanimation. Mais cette solidarité se maintiendra-t-elle ?
Pour certains jeunes, qui se savent peu menacés par la pandémie, la tentation est grande de faire fi des gestes barrières. La fête de la musique a récemment rassemblé des foules qui avaient oublié que la menace était toujours présente. Si le covid 19 se révèle être un virus saisonnier, cela posera de difficiles problèmes dans le futur…
De la fermeture des frontières aux mesures de confinement, en passant par les appels à la « distanciation sociale », le contrôle de l’espace a été (et est encore) un des principaux enjeux de la lutte contre la pandémie. Outre sa dimension sanitaire, la crise que nous avons vécu n’est-elle pas aussi géographique ?
La crise du covid 19 remet en cause l’organisation et la gestion de l’espace qui s’étaient mises en place depuis la révolution de l’industrie et des transports. On savait que la distance physique ne suffisait pas à ordonner l’espace d’une manière qui réponde aux besoins de la vie sociale : les sociétés n’hésitaient pas à instituer des barrières et des frontières pour allonger les distances et mieux assurer leur sécurité, leur santé, la vitalité de leur économie ou leur spécificité culturelle. Ces mesures s’inscrivaient à des échelles diverses : au niveau domestique, l’espace était structuré par des seuils et des interdits qui distinguaient ce qui était accessible aux étrangers, ce qui n’était ouvert qu’aux parents, et l’espace sacré que constituait l’autel des ancêtres. Les localités étaient parfois divisées en quartiers clos de murs et de portes fermées la nuit ; des péages et douanes intérieures segmentaient les espaces régionaux. Avec l’Etat westphalien, toutes les barrières intérieures avaient disparu ; la seule discontinuité qui subsistait était la frontière, mais son rôle s’était accru. Elle bornait la souveraineté plus radicalement qu’elle ne l’avait jamais fait jusqu’alors. Séparant deux nations, elle était généralement marquée par un changement de langue, de culture et de législation. Elle clôturait un espace dont les productions visaient à couvrir l’essentiel des besoins. Des prohibitions et des droits de douane frappaient les biens importés.
Cette situation avait beaucoup évolué : comme la plupart des Etats étaient trop exigus pour que toutes les économies d’échelle dont peuvent bénéficier des fabrications modernes y soient réalisables, des unions douanières et des marchés communs s’étaient constitués. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les négociations internationales avaient permis d’éliminer les prohibitions et de réduire les taxes frappant les importations. Au sein de l’espace de Schengen, les individus franchissaient des frontières que rien ne matérialisait plus.
Allait-on pour autant vers la suppression de tous les obstacles que les sociétés opposent à la circulation ? Non ! Les gated communities, les condominios fechados, les lotissements gardés se multipliaient dans nombre de sociétés : les privilégiés de la fortune y achetaient une sécurité dont ne jouissaient plus leurs concitoyens moins riches. La segmentation culturelle que multipliaient à la fois l’évolution des religions ou des idéologies et les migrations internationales, conduisait à la formation de communautarismes. Chaque groupe se réclamait de valeurs et de règles qui n’étaient plus celles de la nation ; il aspirait à se gérer lui-même au sein d’un espace clos et protégé.
Depuis une génération, des mouvements inspirés par certaines formes d’écologisme et le renouveau des sentiments identitaires prônaient ainsi la restauration des barrières et de certaines formes de distanciation. Les mesures de confinement entraînées par le covid 19 ne sont pas les seules qui s’inscrivent, aujourd’hui, à rebours de la tendance à l’effacement des barrières qui dominait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et s’était accélérée après 1970 avec l’emballement de la globalisation. Même si la distanciation sociale qu’impose la lutte contre le virus n’est, en principe, que provisoire, elle marque cependant une rupture en ce domaine parce qu’elle est beaucoup plus générale et s’impose à une échelle plus fine que toutes celles pratiquées jusqu’alors dans les sociétés modernes.
Plusieurs questions se posent désormais : les contrôles spatiaux auxquels ont eu recours, à des degrés divers, tous les gouvernements, étaient-ils nécessaires ? N’y avait-il pas d’autres moyens d’enrayer la pandémie ? L’épisode sera-t-il sans lendemain ? Va-t-on retourner à la situation initiale ?
Les mesures de confinement se sont imposées dans l’urgence, et sans qu’il y ait eu concertation entre les Etats : le retard mis par la Chine à reconnaître la sévérité de l’épidémie qui la touchait a réduit le temps de réflexion dont disposaient les autres gouvernements pour faire face au danger. Certains pays ont imposé un confinement général. D’autres ont plutôt joué sur la protection qu’apportent les masques et sur le dépistage systématique, comme l’Allemagne ou la Suède. Il est encore trop tôt pour tirer toutes les leçons de la crise, mais il apparaît qu’on ne vient à bout des foyers les plus actifs que par le confinement : on le voit avec les mesures partielles que prennent aujourd’hui des pays comme l’Allemagne, le Portugal ou la Chine. Les Etats qui ont refusé le confinement général sans proposer d’autres mesures, comme les Etats-Unis ou le Brésil, se tirent mal de l’épisode. Tant que l’on ne disposera pas de vaccins efficaces contre cette maladie, cette situation perdurera.
On sait désormais que la trop grande proximité physique peut faciliter la propagation de nouvelles pandémies. Même si la probabilité d’émergence dans le proche avenir d’un nouveau virus aussi contagieux que le covid 19 est sans doute faible, il ne sera plus possible de l’ignorer. Cela contraindra à repenser l’organisation de nombreux aspects de la vie sociale : les transports, le travail, la vie culturelle et les loisirs, la protection des personnes fragiles – et la place des personnes âgées dans la société.
Selon vous, la crise récente doit-elle amener les géographes à réinterroger les notions de mondialisation et d’hypermobilité ?
La géographie que nous fabriquions et que nous enseignions reflétait sans doute un peu trop les tendances dominantes de nos sociétés : elle insistait sur les avantages de la mobilité des hommes, des idées et des biens, et ne soulignait pas assez ce qu’apportent l’isolement ou les formes de filtrage qui éliminent les effets les plus perturbateurs de la mobilité sans la proscrire : il est raisonnable de ne pas trop faire voyager les produits que l’on consomme. Ceux qui le rappellent ont raison, mais ils ont généralement tort de ne pas dire, en même temps, que sans échanges, les régions où les récoltes ont été mauvaises ne recevraient pas les approvisionnements qui leur évitent disette ou famine…
Les mouvements qui s’interrogeaient sur les résultats de la mondialisation et de l’hypermobilité trouvaient leur inspiration dans l’écologie, d’une part, et dans la revalorisation de la diversité culturelle de l’autre. L’inquiétude écologique a deux sources : 1- la menace sur la biodiversité que font peser l’agriculture industrielle (avec l’utilisation massive d’engrais et de pesticides), la déforestation et la fragmentation des habitats ; 2- l’accumulation dans l’atmosphère de gaz à effet de serre responsables du réchauffement climatique. La civilisation moderne repose sur une croissance exponentielle des consommations d’énergie ; la part de celle-ci qui provient des combustibles fossiles demeure élevée ; c’est en réduisant les rejets de gaz carbonique que l’on évitera de perturber encore davantage le fonctionnement thermique de la planète.
L’écologie plaide donc à la fois pour la substitution des énergies renouvelables aux énergies fossiles et pour la limitation des consommations d’énergie, celles qui servent au chauffage et à la climatisation, celles qui sont mobilisées par les transports comme celles qui concourent à la fabrication et à l’usage des biens de consommation durable. Dans le domaine des déplacements, cela passe par la substitution des transports collectifs aux transports individuels toutes les fois que cela est possible. Dans le domaine de l’aménagement urbain, cela conduit à favoriser les formes denses d’organisation de l’espace.
Les préoccupations culturelles et identitaires ont un autre impact. Sous leur forme la plus extrême, elles tendent à sectionner les grandes sociétés modernes en blocs idéologiques ou religieux, et contribuent à l’instabilité de la planète. Sous une forme plus modérée, elles demandent que chacun puisse avoir accès aux biens religieux, idéologiques et culturels sur lesquels repose son identité.
Des excès sont commis tous les jours en ces domaines. Qu’est-ce qui autorise certaines fractions de l’humanité à aller en observer d’autres comme il est coutume de le faire des singes, des lions ou des éléphants dans un zoo ? Les Barcelonais n’ont-ils pas le droit de se sentir un peu chez eux à Barcelone ? N’est-il pas monstrueux de voir les 3 ou 4 000 passagers d’un paquebot de croisière s’abattre sur un port de quelques milliers d’habitants ?
Ces mouvements de remise en cause touchent à certains éléments fondamentaux de nos cultures. On sait l’impact qu’a eu, il y a près d’un demi-siècle, l’ouvrage de John Rawls sur A Theory of Justice. Ce que l’on oublie souvent, c’est que pour lui, la premier avantage qu’une société démocratique doit assurer à ses membres, c’est la liberté de se déplacer – le second étant évidemment la justice. Ceux qui condamnent certaines formes du tourisme moderne ne sont pas hostiles à la mobilité humaine ; ils se contentent de souligner que dans ce domaine comme dans d’autres, notre liberté s’arrête là où commence celle d’autrui. Dans un monde plus peuplé, où les gens ont plus de loisir et se déplacent davantage, la liberté de se déplacer doit se compléter d’un droit au déplacement qui, par souci de justice et d’égalité, en fixe les limites.
Ecologie et souci de la diversité culturelle conduisent donc certains mouvements d’opinion à remettre en cause les notions de mondialisation et d’hypermobilité. Cela amène donc les géographes à reconsidérer leurs positions et leurs enseignements en ces domaines.
Le covid 19 donne une nouvelle coloration à un débat qui lui était antérieur et qui avait pris de l’ampleur au fur et à mesure que les épisodes de canicule rendaient plus sensible le dérèglement climatique. Comme pour le virus Ebola, le passage du covid 19 d’un support animal à l’homme est certainement dû à l’ouverture d’écosystèmes jusque-là refermés sur eux-mêmes. Sa propagation a été précipitée par la mobilité accrue, celle à longue distance qui s’effectue par voie aérienne en particulier. Cela conduit à porter un jugement particulièrement critique sur la globalisation. En créant un sentiment d’urgence face aux périls futurs, le covid 19 contribue donc à dramatiser des remises en cause plus larges et plus anciennes.
Au-delà de ce que la pandémie actuelle remet directement en cause, ce qui subsistera lorsque le virus sera maîtrisé, c’est la menace qu’un nouveau micro-organisme aussi contagieux (ou plus encore) que le covid 19 peut un jour créer. Ce qui est fondamentalement en jeu, ce n’est plus la biodiversité de la terre, le dérèglement climatique ou le respect que l’on doit aux autres. C’est la nécessité de ne pas nous approcher de trop près de nos semblables.
Les premières réactions au covid 19 remettent en jeu l’organisation géographique du monde. Elles ne le font pas, semble-t-il, dans le sens souhaité par les écologistes : ce que les hommes fuient aujourd’hui, ce sont les zones denses. Ce dont ils rêvent, c’est de s’installer dans des régions rurbaines bien équipées en services, mais dont les densités demeurent relativement faibles ; c’est de pouvoir y pratiquer le télétravail.
Les réactions aux covid 19 ont une dimension spatiale sans doute plus proche de certaines aspirations des mouvements identitaires.
L’expression « le monde d’après » est désormais omniprésente dans le paysage politique, économique et médiatique. Pensez-vous que la pandémie marquera une rupture dans l’organisation des territoires ?
L’aspiration à entrer dans « le monde d’après » est plus ancienne que le covid 19. Celui-ci a simplement fait apparaître plus urgentes les transformations souhaitées. Beaucoup de contemporains aspirent à des changements concernant à la fois l’organisation politique, les structures sociales, la préservation des spécificités culturelles, l’égalité hommes/femmes, la lutte contre les discriminations raciales, le rôle et les moyens d’action des forces de police, etc. La place et la forme que doit revêtir la sécurité sanitaire s’ajoutent à ces aspirations plus anciennes. A la suite de l’ébranlement dû à la pandémie, beaucoup se sentent portés par un élan nouveau. « Plus jamais ça ! », clament-il, mais sans mettre dans ce « ça » la même chose.
Nous rentrons donc dans une période d’inquiétude, de bouillonnement d’idées, d’échanges, de disputes et d’anathèmes – dans un monde d’autant plus instable que la crise du covid 19 a partout de graves conséquences économiques : budgets en déséquilibre, alourdissement de la dette publique, déficit des systèmes de transport publics (dans le domaine aérien et dans les grandes agglomérations en particulier), remise en cause de la forme de bien des activités culturelles et de loisir. Cela limite les possibilités d’action des gouvernements.
Dans son discours du 16 mars 2020, le Président Macron a déclaré : « Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire, certes : nous ne luttons ni contre une armée, ni contre une autre Nation. Mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale« . On lui a reproché d’avoir ainsi dramatisé le tableau. Mais la situation économique dans laquelle nous plonge le covid 19 ressemble à celles auxquelles doivent faire face les ministres des finances en cas de conflit : les rentrées financières ont baissé à la mesure de la rétraction de l’activité ; le chômage partiel a coûté cher ; des secteurs entiers de l’économie sont en récession.
La tâche des gouvernants est infiniment complexe : relancer l’économie pour maintenir l’emploi et les revenus ; transformer un système de santé moins performant qu’on ne le répétait depuis des années ; faire face à l’urgence climatique ; répondre aux aspirations sociales et culturelles des populations.
Parallèlement, et à une autre échelle, les modèles mentaux de nos compatriotes, soumis à rude épreuve par la crise, devront se transformer. Les sociétés occidentales devront prendre le virage déjà largement négocié par des sociétés extrêmes-orientales dont les densités sont en moyenne beaucoup plus élevées : il faudra s’habituer à porter le masque dans un nombre croissant de situations. Il sera nécessaire d’inventer des formes moins intrusives et moins concentrées de tourisme. Il conviendra peut-être d’apprendre à vivre avec plus de distanciation sociale.
Le covid 19 n’est pas responsable de la plupart des aspirations qui traversent aujourd’hui la société française (et un grand nombre de sociétés étrangères), mais il les a galvanisées tout en leur ajoutant quelques thèmes nouveaux. Il nous fait prendre conscience de nos responsabilités face à la survie de nos sociétés. L’organisation géographique de la planète en sortira sérieusement modifiée. Jusqu’à quel point et sous quelle forme ? On peut prévoir l’extension du télétravail et les progrès de l’e-commerce. Mais au-delà ? Il est encore impossible de le dire.
[1] Moon, Katie, 2020, « Understanding the experience of an extreme event: a personal experience », One Earth, vol. 2, n° 6, p. 493-496, en ligne le 19 juin.
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