[Lu dans la presse] « Un fléau biblique », par Sylvie Brunel
Cette tribune de Sylvie Brunel est originellement parue dans l’édition du 08/02/2020 du quotidien Sud Ouest.
Tandis que le monde se mobilise contre le coronavirus, une autre peste s’apprête à dévaster une immense zone géographique, celle dont je vous écris, au cœur du « désert des déserts » décrit par l’explorateur Wilfred Thesiger. Abou Dhabi, où j’effectue ma dixième mission annuelle d’enseignement dans notre « Sorbonne des sables », est passé en moins d’une génération de la misère à la prospérité. L’Émirat se tourne vers les énergies renouvelables, met en œuvre une politique volontariste de développement durable, prêche la tolérance et la générosité : aucune autre nation ne consacre un pourcentage plus élevé de sa richesse à l’aide internationale.
Mais l’ampleur de la menace risque cette fois de le laisser dépourvu. Pas le coronavirus : les deux compagnies aériennes du pays, Emirates et Etihad, sont presque les seules aujourd’hui à avoir maintenu leurs vols vers Pekin. Les Émirats ont confiance dans leur système de santé et tiennent à montrer leur solidarité avec l’Empire du milieu. C’est aussi de cette façon que l’on construit un « soft power ».
La menace vient du ciel. Non, pas ces tempêtes de sable dont l’arrivée déclenche sur les téléphones portables des habitants de stridentes sirènes les enjoignant de ne pas sortir de chez eux, mais d’immenses nuages d’insectes avides et grouillants. La Somalie vient de déclarer l’urgence et appelle à l’aide : les criquets, devenus grégaires, s’abattent par centaines de millions sur son sol. La famine guette 25 millions de personnes dans la Corne de l’Afrique. Le Soudan du Sud, qui n’avait vraiment pas besoin de ça, mais aussi l’Érythrée, l’Éthiopie, Djibouti, l’Ouganda tremblent face à l’imminence de l’invasion. Le Kenya ne dispose que de cinq avions pour combattre les essaims en formation, avant qu’ils enflent de façon exponentielle et dévastent les récoltes. L’Éthiopie, trois seulement !
Cette plaie des sauterelles, c’est la figure biblique de la catastrophe. L’Égypte des pharaons devait déjà la subir. L’Amérique a connu pareil fléau à la fin du XIXe, dans les Rocheuses, mais il a été promptement endigué et les criquets ont disparu. Dans les années 1960, la FAO – l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture – avait mis en place un système de veille, à base de pulvérisations aériennes préventives. Elles ont si bien marché que le danger a semblé vaincu, la surveillance s’est relâchée, les financements ont cessé.
Les criquets reviennent. Et c’est dramatique. Poussés par une voracité insatiable, ils naissent dans des endroits reculés, inaccessibles, s’agglutinent et enflent. L’année dernière, ils ont franchi la mer Rouge pour envahir l’Arabie saoudite et l’ouest des Émirats Arabes Unis, menaçant les magnifiques palmeraies du désert, fruit d’un travail acharné. Dans ce Moyen Orient qui a inventé l’agriculture, comme dans tout le nord de l’Afrique, le risque des locustes s’étend sur 29 millions de kilomètres carrés. L’insécurité et le manque d’infrastructures empêchent les réponses coordonnées.
La peste des sauterelles nécessiterait une action vigoureuse devenue impensable : la pulvérisation massive d’insecticides. L’époque a changé. Nous craignons désormais d’endommager les écosystèmes. Les recherches s’orientent vers des inhibiteurs de sérotonine, ce qui empêcherait les criquets de passer de l’état d’individus isolés, inoffensifs, au stade grégaire. C’est en effet quand, sous l’influence de la sérotonine, ils commencent à s’agglutiner en essaims qu’ils se muent en bêtes agressives, dévoreuses, incontrôlables.
Certains ne manqueront pas d’y voir une analogie avec l’espèce humaine, souvent présentée aujourd’hui comme proliférante et nuisible. Je crois au contraire que l’humanité a plus que besoin d’unir ses forces pour résister face aux pestes qui la menacent, du criquet au coronavirus. La FAO sollicite 70 millions de dollars pour un fonds d’urgence. Hélas, elle risque de ne pas être entendue, à l’heure où une autre peste, née en Chine, est en train de paralyser les échanges internationaux, ruinant la première industrie mondiale qu’est le tourisme, semant l’effroi et une suspicion irraisonnée envers tout ce qui arrive d’Asie.
Qui viendra au secours des millions d’Africains de l’Est, menacés, eux, par le risque réel d’une famine généralisée ? Peut-être faudrait-il invoquer le changement climatique et leur fragilité accrue face à l’extension du coronavirus pour légitimer leur appel à l’aide, qui risque de se heurter à l’indifférence du monde, tourné vers d’autres priorités…
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