Kévin Limonier : « La principale mission du géographe est de faire œuvre de clarté »
Pour qui s’intéresse à la Russie, le nom de Kévin Limonier est pour le moins familier. Auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles sur la géopolitique du monde russe, Maître de conférences à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris 8), c’est à travers le prisme mal connu du cyberespace qu’il se propose d’observer et d’analyser les reconfigurations géopolitiques de l’espace post-soviétique. Rencontre avec un géographe dont les travaux interrogent les bases mêmes de la géographie.
Comment avez-vous découvert la géographie ?
J’ai découvert la géographie assez tardivement. Après quatre années à l’IEP d’Aix-en-Provence – où la géographie était quasi-inexistante dans le cursus – je me suis exilé loin au nord, à l’Institut Français de Géopolitique de l’université Paris-8. Je n’y ai d’ailleurs pas uniquement rencontré la géographie : j’ai également fait la connaissance de cette forme de pensée critique qui cimente l’histoire de l’université Paris 8 depuis sa fondation en 1969. Plus largement, j’ai découvert que la géopolitique était autre chose qu’une logorrhée idéologique et qu’elle pouvait être une méthode efficace, fondée sur la géographie, d’analyse des conflits et des rapports de domination sur des territoires.
Quels sont vos domaines et terrains de recherche ? Pourquoi vous êtes-vous tourné vers eux ?
J’ai commencé il y a dix ans une thèse sur les anciennes villes fermées soviétiques et sur les processus de leur transformation depuis la chute de l’URSS. J’ai plus précisément travaillé sur la petite ville de Doubna, située à 120 km au nord de Moscou. Cette ville sortie de terre dans les années 1950 a été pendant près de quarante ans un haut lieu de la recherche nucléaire fondamentale pour tout le camp socialiste. A partir des années 1990, Doubna a connu d’importants bouleversements mais est parvenue à conserver beaucoup de ses chercheurs et ingénieurs qui, pour joindre les deux bouts, se sont massivement lancés dans le « business ». Certains sont devenus programmeurs informatiques, d’autres se sont lancé dans des activités plus ou moins légales sur Internet… Si bien que quand j’ai effectué mon terrain là-bas, j’ai été plongé dans un univers de bidouilleurs et de bricoleurs informatiques qui m’a tout de suite passionné.
Certes, ce n’était pas l’objet central de ma thèse, où il était davantage question de la manière dont les élites locales avaient réussi à attirer l’attention des autorités centrales en leur vendant l’idée que Doubna pouvait être une future « Silicon Valley russe » (et en empochant, au passage, des gains substantiels). Mais la manière dont une partie de la population locale, très diplômée et mal payée, se servait d’Internet pour contourner tout un tas de difficultés de la vie quotidienne m’a tout de suite frappé : des petits entrepreneurs locaux étaient même allés jusqu’à créer un intranet à l’échelle de la ville, avec son propre DNS et ses propres serveurs où n’importe qui pouvait stocker des œuvres piratées, pourvu qu’il réside dans les limites de l’agglomération !
C’est comme cela que vers 2012, j’ai commencé à m’intéresser à la géographie de l’Internet russe. Cette expérience de terrain m’avait convaincu qu’il existait un segment russophone très spécifique du réseau, avec ses propres logiques techniques, sa propre culture et un univers de référence complètement différent de celui du Net occidental.
Si, à l’époque, le sujet paraissait exotique, j’ai été grandement encouragé par ma collègue Frederick Douzet, directrice du centre GEODE, avec qui je travaille encore très étroitement aujourd’hui. Et puis j’ai rapidement été rattrapé par l’actualité : l’annexion de la Crimée et le début de la guerre civile dans le Donbass en 2014 ont été le théâtre de nombreuses cyberattaques et rivalités autour du contrôle des infrastructures du réseau. Ensuite, l’affaire de l’ingérence russe dans la campagne présidentielle américaine de 2016 est arrivée, puis en 2017 le piratage des serveurs du parti d’Emmanuel Macron juste avant le second tour de la présidentielle, que beaucoup attribuent à des pirates russes.
A partir de là, beaucoup ont voulu en savoir plus sur la manière dont la Russie s’y prenait pour faire du cyberespace un nouveau lieu de projection de sa puissance. Depuis, je continue à étudier les évolutions du « runet » (le net russophone), alors que la Douma adopte en ce moment toute une série de législations visant à garantir la « souveraineté numérique » du pays. Les sujets ne manquent pas : géographie des datacenters, du routage des données (avec mes collègues et amis Kavé Salamatian, Loqman Salamatian et Louis Pétiniaud), compréhension des stratégies d’influence russe à l’étranger via le développement de nouvelles méthodes de cartographie… En fait, et outre le terrain russe, je dirais que la problématique centrale et commune à tous ces objets que j’étudie avec notre équipe est le développement de méthodologies pour l’utilisation des données, métadonnées et traces numériques dans l’analyse des conflits territoriaux et des dynamiques de domination qui en découlent.
Pour vous, comment « fait-on » de la géographie ?
Je pense que la principale mission du géographe est de faire « œuvre de clarté », comme le disait Max Weber (qui n’était pas géographe !). Pour moi, cette phrase a un sens très profond, que Weber explique très bien dans Le Savant et le Politique : en tant que chercheurs en sciences sociales, notre rôle est selon moi d’apporter à la connaissance du public le plus large possible les éléments nécessaires à l’exercice d’une pensée critique au sujet des conflits et autres stratégies territoriales de domination.
C’est pour cela que je pense qu’on ne peut pas faire de la géographie sans avoir à l’esprit cet impératif de publicisation des savoirs à des fins d’émancipation. A nous, ensuite, d’imaginer les meilleures stratégies de transmission de ce savoir émancipateur. L’avantage du géographe est que généralement celui-ci sait faire des cartes, et que celles-ci sont un puissant vecteur pour propager des savoirs.
Or, cet avantage s’accompagne de lourdes responsabilités : celle d’une vigilance de tous les instants face à ceux qui affirment que « les cartes ne mentent pas » et qui mobilisent l’analyse spatiale à des fins politiques. C’est pourquoi je pense qu’on ne peut faire de géographie sans avoir une approche critique du monde qui nous entoure, mais aussi et surtout des outils intellectuels et techniques que nous utilisons. Faire de la géographie, c’est avoir conscience que nous produisons des savoirs qui, s’ils peuvent être émancipateurs, peuvent également être mobilisés pour légitimer des récits politiques ou des stratégies de contrôle.
Quels textes, auteurs, ont influencé vos travaux et comment ?
Parmi les géographes, les auteurs qui m’ont le plus influencé sont sans doute Yves Lacoste et Gerard Toal. Le premier parce qu’il fut un pionnier dans la prise en compte de la géographie comme objet politique, et le second parce qu’il a su donner à la géopolitique critique le cadre conceptuel qu’elle méritait. Au-delà de ces deux figures, je suis un fervent lecteur de Max Weber, que j’ai déjà cité : quand ont fait de la géopolitique, c’est un incontournable pour penser les relations que le chercheur doit ou peut mettre en place avec la société.
Sur la question des réseaux, les travaux de Latour et Callon (théorie de l’acteur réseau) ainsi que ceux de leur précurseur Gabriel Tarde, m’ont plus récemment influencé, et je pense que leur apport à la géographie reste à explorer.
Enfin, j’avoue avoir été grandement influencé par l’œuvre d’Alain Besançon (passé russe, présent soviétique) ou encore par celle de Martin Malia (la tragédie soviétique) quant à leur lecture du totalitarisme soviétique – un sujet inévitable pour qui étudie la Russie contemporaine. Mais celui qui m’a le plus marqué à ce propos est sans doute Alexandre Zinoviev – un logicien soviétique qui a su, dans les années 1970, décrire avec une plume magistrale l’absurdité d’un système qui rappelle à bien des égards notre société capitaliste.
La géographie n’est guère aimée du grand public. Que suggérez-vous pour changer cette situation ?
Pour ce qui me concerne, et vus mes objets d’études, je pense que notre discipline a un rôle majeur à jouer pour « désenchanter Internet » et sa complexité technique. A une époque où l’on voit nombre de scandales et de polémiques naître de l’immixtion de ce nouveau médium dans toutes les sphères de notre existence, je crois que la géographie est capable de réaliser cette œuvre de clarté dont je parlais plus haut afin de donner aux citoyens les savoirs nécessaires à leur émancipation. Internet étant d’abord une histoire de topologies, la géographie a toutes les cartes en main (si j’ose dire) pour expliquer les stratégies de domination et de contrôle qui s’exercent désormais via le numérique.
Mais cette œuvre de divulgation (qui est, au fond, le but premier de la géographie) ne pourra selon moi se faire que dans un étroit dialogue avec les autres disciplines : sociologie, histoire, sciences politiques… mais également informatique ou mathématique. Toutes ces disciplines ont quelque chose à apporter pour penser l’espace numérique à destination des citoyens. Car, en 2020, il parait illusoire de penser qu’il existe un citoyen libre et éclairé dans ses choix s’il ignore le fonctionnement d’un réseau qui engloutit désormais des pans entiers de sa vie quotidienne. La géographie peut aider à cela, comme elle aide depuis des décennies à mettre en exergue les stratégies de contrôle et de domination de certains Etats sur des territoires.
Quels efforts accomplissez-vous personnellement dans cette direction ?
Je pense que l’enseignement et la vulgarisation sont deux vecteurs importants pour développer cette « géopolitique du cyberespace » que nous mettons en œuvre avec mes collègues. Mais ces deux piliers ne sauraient se suffire l’un l’autre s’ils ne reposent pas sur une recherche fondamentale affirmée.
Concrètement, c’est l’un des objectifs du projet GEODE (www.geode.science) que nous avons récemment monté avec Frédérick Douzet, Alix Desforges et bien d’autres. GEODE est un centre de recherche et de formation pluridisciplinaire dont l’un des objectifs principaux est le développement de nouvelles méthodologies de cartographie du cyberespace et, plus largement, de réflexion sur la place qu’occupent désormais les données dans les rapports de force géopolitique.
Ensuite, et au-delà du cyberespace, un autre enjeu majeur est celui de l’entrée récente, au programme du secondaire, de la géopolitique. Or, on sait combien ce terme est utilisé à tort et à travers, que ce soit pour « faire du chiffre » ou pour légitimer des discours franchement pseudoscientifiques… Vu le contexte, je pense qu’il est de notre devoir, à nous géographes du politique, d’expliquer que « la géopolitique » n’est pas uniquement une formule incantatoire, mais que c’est aussi et surtout une méthode d’analyse des rapports de force qui se fonde sur une vision critique du monde. C’est dans cette perspective que nous avons publié il y a peu, avec mon ami Amaël Cattaruzza [1], un manuel de géopolitique destiné aux élèves du secondaire et, plus largement à toutes celles et à tous ceux qui souhaiteraient mettre en œuvre cette démarche.
[1] Pour aller plus loin, retrouvez sur notre site l’entretien mené avec Amaël Cattaruzza : « La géographie ne peut plus faire l’économie de l’étude des données numériques et de leurs conséquences socio-spatiales ».
C’est très intéressant. J’ai soutenu ma thèse en Géopolitique sur la Cohésion de la Russie à Paris 8. J’aimerais échanger avec Kevin Lemonnier. Où puis-je trouver ses cordonnées? Merci d’avance