David Blanchon : « On se bat pour, mais également avec l’eau »

La ressource en eau est souvent comparée au pétrole dont la pénurie conduirait à une crise de l’eau imminente, permanente, locale et globale. S’inscrivant en faux contre ces discours alarmistes, David Blanchon, Professeur de géographie à l’Université Paris Nanterre et auteur de l’ouvrage Géopolitique de l’eau (2019, Le Cavalier Bleu), revient pour nous sur les grands défis actuels et futurs autour de la gestion des ressources en eau. Car sa place centrale dans la satisfaction de besoins humains fondamentaux fait de l’eau, au même titre que le climat, un enjeu global.

 

 

Vous venez de publier l’ouvrage Géopolitique de l’eau (2019, Le Cavalier Bleu). Par-delà l’emploi du singulier, que recouvre quantitativement et qualitativement le terme «eau»?

 

J’aurais pu employer le pluriel, tant le terme « eau » recouvre un très grand nombre de réalités. Il y a peu de rapport entre les eaux d’une rivière d’Amazonie comme le Trombetas, complètement inutilisées et coulant sans entraves, et celles du Jourdain, disputées, manipulées par des systèmes de transfert d’eau et employées pour l’agriculture et l’approvisionnement urbain. On doit également évidemment distinguer les aspects quantitatifs (le débit et sa variabilité) et qualitatifs, avec les questions de pollution.

Dans le format relativement court de cet ouvrage, il est bien sûr impossible de montrer toutes les dimensions et toutes les subtilités des questions de l’eau. Mais je voulais surtout développer trois idées :

  • La géopolitique de l’eau ne peut se comprendre sans tenir compte d’autres facteurs, comme la sécurité alimentaire et la production d’énergie. La notion de « nexus » rend compte de cette imbrication.
  • La ressource brute, exprimée en kilomètres cubes par an, voire en mètres cubes par habitant, n’est qu’un facteur explicatif des tensions géopolitiques. L’eau est avant tout un problème politique, économique et social : on se bat « pour l’eau », mais également « avec l’eau ».
  • Il existe, enfin, une grande diversité de solutions pour potentiellement résoudre les « crises de l’eau ».

 

Quels impacts les changements climatiques actuels peuvent-ils avoir sur la gestion des ressources en eau?

 

Nous ne sommes qu’au tout début du processus de changement climatique, et il est encore très difficile de lier tel ou tel évènement météorologique à un changement global qui devrait se faire sentir surtout après 2050.

Mais il est évident qu’une hausse de la température moyenne du globe et un changement de la circulation atmosphérique auront un impact majeur sur le cycle de l’eau. C’est même à mon avis une des conséquences les plus importantes, plus encore que l’augmentation de la température moyenne. Le problème est que cela est encore difficile à modéliser, car l’évolution des précipitations est encore mal connue, notamment en ce qui concerne les évènements extrêmes (crues/sècheresses). De plus, le débit des cours d’eau dépend d’un grand nombre de facteurs, notamment du couvert végétal, qui lui-même est influencé par l’évolution du climat. Il est donc très difficile de prévoir les changements locaux du cycle de l’eau avec + 2 ou + 3 degrés. La seule chose qui est sure, c’est que ces changements seront très importants et qu’il faut déjà s’y préparer.

Dans une telle situation d’incertitude, une réalité se dégage : plus un hydrosystème est actuellement en « bon état », plus il sera facile de s’adapter et de faire face aux déséquilibres futurs. Au contraire, les hydrosystèmes déjà fortement « endommagés » seront fortement touchés par le changement climatique.

 

Vous convoquez le concept de nexus eau-énergie-alimentation. Que désigne-t-il et en quoi permet-il de mieux comprendre les enjeux géopolitiques actuels autour de la question de l’eau?

 

Ce terme nexus est important, car il montre, d’une part, que la gestion de l’eau est inscrite dans un contexte plus large prenant en compte d’autres politiques publiques et, d’autre part, qu’elle détermine les politiques de l’alimentation (40 % de la récolte mondiale est liée à l’agriculture irriguée) et de l’énergie (notamment avec l’hydroélectricité, mais aussi le nucléaire qui nécessite beaucoup d’eau pour le refroidissement).

L’étude des questions géopolitiques montre que les trois pôles du nexus sont toujours en jeu. C’est ce qu’ont très bien montré par exemple les travaux de P. Blanc sur le Proche-Orient : c’est l’eau et la terre qui doivent être prises en compte pour comprendre le conflit israélo-palestinien. De même, F. Lasserre a très bien étudié le lien entre l’eau et l’énergie dans les questions hydropolitiques du nord du Québec. Le constat est sensiblement le même dans le bassin du Nil où ces trois dimensions sont intimement liées : production hydroélectrique, souveraineté alimentaire et/ou land grabbing se disputent les ressources en eau.

 

Vous vous inscrivez en faux contre l’idée selon laquelle nous assisterions dans les décennies à venir à une crise de l’eau. Pourquoi un tel «optimisme»?

 

On trouve souvent des simplifications sur la « crise de l’eau », avec des images de sècheresses généralisées. Or « on » ne va pas manquer d’eau au niveau global, contrairement par exemple à ce qui est dit dans le livre de F. Vargas, l’Humanité en péril.

Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de problèmes graves. Je suis plutôt optimiste sur les « guerres de l’eau » entre États, et plutôt pessimiste sur les questions locales, notamment pour l’accès à l’eau des populations défavorisées, la pollution de l’eau et la dégradation des écosystèmes.

Il n’y aura pas de « crise de l’eau globale », mais une succession de « crises des politiques de l’eau » locales. Pour prendre l’exemple de la crise de 2018 au Cap, il y a certes un facteur déclencheur climatique, mais aussi et surtout un problème lié à la gestion des barrages et une mauvaise anticipation de la pénurie. Des mesures de restriction de consommation, notamment pour les populations les plus aisées, auraient pu être prises bien avant. L’idée centrale de l’ouvrage est que plus que le volume brut d’eau disponible, c’est bien la « capacité d’adaptation » qui est le facteur déterminant.

 

Selon vous, quelles solutions existent (ou pourraient être mises en place) pour assurer une meilleure gouvernance locale et globale des ressources en eau?

 

La gouvernance globale de l’eau n’est pas à mon avis le point majeur. Il est utile d’avoir des forums où peuvent s’échanger des idées – cela existe d’ailleurs depuis longtemps, avec dès le XIXème siècle des sociétés mondiales d’ingénieurs hydrauliciens. Mais un modèle mondial, comme les « principes de Dublin » édictés en 1992, me semble peu utile, voire contreproductif, tant les situations locales de chaque bassin versant, sont diverses.

Les solutions techniques existent déjà et sont nombreuses : désalinisation pour les régions côtières arides, recyclage des eaux usées, infiltration dans les nappes phréatiques, restauration des écosystèmes… Les problèmes se situent donc plutôt du côté économique (qui va payer ?), social (inégalités dans l’accès à l’eau) et politique (rivalités et inégalités d’accès à la ressource). Les success stories pour résoudre ces questions sociales reposent toujours sur trois principes : progressivité, diversité, solidarité. La progressivité, notamment dans les systèmes d’accès à l’eau, signifie qu’il faut prendre en compte les modalités existantes de gestion et les capacités financières locales d’entretien des infrastructures : il ne sert à rien de construire une usine ultra moderne qui ne sera pas entretenue.

La diversité souligne le fait que toutes les politiques de l’eau doivent prendre en compte les « territoires hydro-sociaux » dans lesquels elles s’insèrent. Chaque territoire aura donc son propre « mix » de solutions techniques, de modalité de gouvernance…

Enfin la solidarité entre les acteurs de l’eau peut s’exprimer à toutes les échelles – par des programmes d’aide internationaux par exemple – mais elle s’enracine le plus souvent au niveau local, en étant très souvent ancrée dans de nombreuses cultures : l’eau est un bien commun avant d’être une ressource économique.

 


Géopolitique de l’eau. Entre conflits et coopérations

David Blanchon

31 octobre 2019

EAN : 9791031803746

13 x 20,5 – broché – 168 pages

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