Géraud Magrin : « La géographie est un art de vivre, autant qu’un art de dire »

C’est peu dire que Géraud Magrin n’a cessé, depuis sa découverte de la géographie en classes préparatoires, d’explorer le monde, son organisation et ses structures. Des territoires étudiés aux thématiques abordées, c’est, au fil de son propos, l’itinéraire d’un perpétuel curieux qui s’esquisse et se dessine. Aujourd’hui Professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directeur de l’UMR 8586 Prodig, ce géographe touche-à-tout évoque pour nous sa relation à la géographie, une discipline qui, dans sa bouche et sous sa plume, se mue en véritable « art de vivre ».

 

G.-MagrinComment avez-vous découvert la géographie ?

 

J’ai découvert la géographie en classes préparatoires. Je ne l’avais côtoyée avant que de manière très indirecte. Dans ma famille, où les enseignants étaient nombreux, on penchait plutôt du côté de l’histoire – mon parrain, professeur d’histoire-géographie dans le secondaire, était passionné d’histoire ancienne, mon père, qui avait fait des licences d’histoire, géographie et droit, s’était ensuite tourné vers Sciences Po.

Au cours de ma scolarité primaire et secondaire, la géographie restait pour moi dans l’ombre de l’histoire. Cela reflétait les penchants et la hiérarchie entre les deux matières qu’opéraient les enseignants, de manière plus ou moins consciente et explicite. Tous formés en histoire (je ne me rappelle pas avoir eu un seul géographe enseignant l’histoire-géographie), ils avaient, pour certains, souffert d’un passage obligé par la géographie. Celle-ci recevait les horaires les moins favorables, et servait souvent de variable d’ajustement s’il fallait boucler le programme (d’histoire).

L’année d’Hypokhâgne au lycée de Sèvres m’a révélé à la géographie, grâce à Philippe Piercy, un enseignant charismatique devenu depuis un ami, qui y officiait sur les deux niveaux. C’est un plaisir de le saluer aujourd’hui ici, sur le seuil de sa carrière. Sur un substrat favorable – j’ai depuis longtemps été sensible à la beauté des paysages, à force de traverser la France en voiture de la région parisienne au Cantal de mes racines familiales, ou vers le Sud et les Alpes -, j’ai été conquis de découvrir combien la géographie pouvait fournir une manière de regarder et de déchiffrer le monde.

Un alphabet et une grammaire des paysages, d’abord. Je me retrouve très bien dans ces formules de Roland Pourtier (qui a dirigé ma thèse), selon lequel la géographie est avant tout un « ça-voir », un art de regarder « avec les yeux de sa tête », pour lequel « la marche précède la démarche ». Encore aujourd’hui, cette dimension empirique et sensible de la géographie m’est essentielle.

Puis, à l’occasion d’un programme apparemment peu glamour de Khâgne portant sur « l’industrialisation dans les pays en développement », je comprenais aussi comment la géographie pouvait être une manière de comprendre de manière systémique les transformations des sociétés et de leur espace, ouverte à l’incorporation éclectique des héritages (je retrouvai la présence rassurante de l’histoire), mais aussi des mécanismes économiques, des logiques politiques, des rapports de pouvoir et de domination, et pourquoi pas à l’éclairage de la littérature. Le cocktail détonnant de rude rigueur et de finesse érudite administré par Philippe Piercy a sans nul doute préparé mes choix ultérieurs. A l’ENS de Fontenay Saint-Cloud, conforté par des enseignants (Jean-Louis Chaléard, Jean-Louis Tissier, Paul Arnould, Martine Berger) soucieux d’équilibrer les effectifs avec l’histoire (toujours !), malgré des notes bien supérieures en histoire au concours d’entrée, j’optais pour la géographie.

 

Quels sont vos domaines et terrains de recherche ? Pourquoi vous êtes-vous tourné vers eux ?

 

Je fais de la géographie humaine en Afrique. Ce qui m’intéresse, c’est de saisir les transformations multiformes à l’œuvre sur ce continent, de leur donner sens, avec un regard de géographe qui s’intéresse aux dynamiques des territoires. J’aborde ces transformations par des objets qui renvoient pour l’essentiel à la gouvernance (au sens de gouvernement à plusieurs, comme l’écrit Jean-Philippe Tonneau) des ressources naturelles : exploitation minière et pétrolière, aménagement des grands hydrosystèmes (lac Tchad, vallée du Sénégal), politiques territoriales (d’aménagement du territoire, de décentralisation), etc.

J’ai finalement touché à beaucoup de sujets en 25 ans de carrière : j’ai écrit sur une crise alimentaire, la culture cotonnière, la consommation d’alcool, de la géographie électorale, une rébellion, la cohabitation entre pêche maritime, transport, exploitation pétrolière et aire protégée, la disparition du lac Tchad, l’exploitation pétrolière et les ruées vers l’or, les Chinois en Afrique, la pêche continentale, la pêche maritime, le commerce de bétail, les limites des collectivités locales, la précarité énergétique, les relations villes campagnes, l’enclavement… la géographie m’a mené dans bien des directions.

Le sujet central des recherches et des différents travaux que j’ai menés autour (expertise, enseignement – en France à Paris 1 et un peu au Cerdi de Clermont, dans les universités de Saint Louis et de Nouakchott, où j’ai contribué à monter le master GAED – Gérer les impacts des activités extractives -, ou à travers l’encadrement d’étudiants français ou africains du master au doctorat), ce sont les activités extractives. Je les aborde du point de vue de l’impact sur les territoires des exploitations minières et pétrolières. Ces activités étaient en plein essor au moment et dans les pays où je commençais ma carrière, au début des années 2000. Elles sont particulièrement intéressantes pour un géographe car ce sont des phénomènes géographiques totaux :  elles renvoient à des objets physiquement circonscrits, aisément observables, et dont les impacts et implications enchâssent des logiques économiques et géopolitiques, des enjeux sociaux, culturels et environnementaux, et des normes globales, dans des territoires de différentes échelles (du très local du voisinage des mines au national, en passant par les communes et régions riveraines, etc.).

Mes travaux ont concerné principalement l’Afrique de l’Ouest et du Centre, en particulier les pays soudano-sahéliens, le Tchad, le Sénégal et la Mauritanie. J’ai mené des recherches personnelles dans un petit nombre de pays, mais j’ai travaillé aussi dans différents contextes (expertises, encadrement d’étudiants, participation à des colloques ou à des programmes collectifs) dans une vingtaine des 54 pays d’Afrique, avec des incursions sur d’autres continents (Chine, Brésil, Malaisie, Nouvelle Calédonie) motivées par le besoin de croiser les regards sur mes objets, et par la chance des bonnes occasions.

« Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur l’Afrique ? » est une question qui m’est souvent posée. Nul atavisme chez moi, à la différence de nombreux collègues dont les parents avaient été coopérants en Afrique ou en Amérique latine – en dehors d’un lointain aïeul missionnaire tué en Chine à la fin du XIXe siècle dont les légendes familiales se faisaient de temps à autre l’écho, et dont je ne crois pas que le destin m’ait inspiré plus que cela. Tout s’est joué au cours de mon année de licence (on dirait L3 aujourd’hui). Deux « objets » très différents m’intéressaient cette année-là : l’Afrique, à laquelle j’étais initié par les cours de Roland Pourtier (et aussi, de manière plus inattendue, par un TD de Félix Damette consacré au Zaïre), et où un voyage d’étude de l’ENS au Kenya organisé par Jean-Louis Chaléard allait déclencher un nombre de vocations africanistes très inhabituel chez les Normaliens. Et puis la géographie du vin. Olivier Orain, à l’enthousiasme communicatif, me commandait un exposé sur les vignobles du Sud-Ouest où je réussissais de justesse à ne pas me noyer. Au printemps, j’hésitais entre m’engager en maîtrise sur le vignoble renaissant du Tokay en Hongrie avec Nicole Matthieu ou travailler sur l’approvisionnement vivrier de Libreville sous la direction de Roland Pourtier. Bifurcation radicale. Les conditions d’accueil plus cadrées au Gabon m’aiguillaient définitivement vers l’Afrique. Un programme d’histoire d’agrégation sur « Les relations entre l’Europe et l’Afrique de 1900 à 1975 » confirmait sans retour cet ancrage.

Je ne nie pas qu’il y ait pu y avoir une part d’exotisme dans ce désir d’Afrique : l’Autre et l’Ailleurs sont de puissants ferments des vocations géographiques, comme le remarquait Jean-Pierre Raison. Avec les premières expériences (au Gabon, puis au Tchad en DEA et en thèse), ce penchant s’est enrichi de riches relations humaines (la surprise de découvrir si souvent le semblable derrière des différences apparentes) et aussi du goût pour une géographie « artisanale » qui ne m’a pas quitté.

Komé puits d'avion

Champs de pétrole sur champs de coton. Deux âges de la mondialisation enchâssés. Komé, sud du Tchad, juin 2004. © G. Magrin

 

Pour vous, comment « fait-on » de la géographie ?

 

Je me limiterai à aborder quelques-unes de mes pratiques, de mes inclinations géographiques.

Le désir de bien voyager, de voir et de comprendre en rencontrant l’Autre ; le goût de la commensalité, du bien boire, de bien manger et de tout goûter, sont des inclinations ou des manières d’être difficiles à dissocier pour moi de l’être géographe. La géographie est un art de vivre.

C’est aussi un art de dire. Le plaisir gourmand de l’écriture, partagé par bien des géographes, appartient aux armes de la profession, et je n’y suis pas insensible. Je me méfie du jargon et de l’hermétisme, auxquels cèdent quelques collègues – parfois non des moins brillants. Je cherche à allier simplicité et limpidité formelle, sans dédaigner parfois un bon mot ou une formule gagnante – dans la lignée des maîtres du style que sont, à leurs manières différentes, Jean-Louis Tissier et Roland Pourtier.

En tout cas la géographie n’est pas un pot-pourri, un mélange plus ou moins digeste et robuste de ce que les autres sciences voisines produiraient et qu’il suffirait d’assembler pour faire œuvre de géographe. Rien ne m’exaspère plus que de lire sous la plume d’étudiants qu’ils ont choisi la géographie parce qu’elle serait une « science de synthèse ». J’ai cependant depuis toujours apprécié le caractère « artisanal » des méthodes, le plus souvent qualitatives, qui sont celles des géographes français en Afrique, inscrits de manière plus ou moins consciente dans la filiation des Africanistes (Gilles Sautter, Paul Pélissier, Jean Gallais…). J’entends par artisanal la propension à amalgamer, pour répondre à des questions spécifiques, des outils et des concepts parfois empruntés à d’autres traditions disciplinaires ; et pour ce qui me concerne, le primat d’approches qualitatives – ce qui n’exclut pas la possibilité de produire ou d’utiliser des données quantitatives au besoin.

Le courant de la Political ecology, arrivé dans la géographie française au cours des années 2010, alors qu’il existait depuis trois décennies dans les pays anglo-saxons (voir Gautier et Benjaminsen, 2012), malgré quelques tentatives antérieures, s’inscrit dans cette veine. La Political ecology vise à éclairer les dimensions politiques sous-jacentes aux questions environnementales. Elle étudie les discours, les outils et politiques publiques autour des objets environnementaux, en s’intéressant particulièrement aux jeux et enjeux de pouvoir et aux intérêts plus ou moins cachés. J’ai opportunément rencontré cette approche lors d’une « école chercheurs » organisée par Denis Gautier, du Cirad, en 2009, qui a joué un rôle important dans la diffusion de cette approche en France. Elle a donné un cadre d’analyse – à la souplesse appréciable – à la manière dont je souhaitais traiter la question du lac Tchad. La Political ecology m’a permis d’aller plus loin que la simple dénonciation d’une incompréhensible erreur médiatique et institutionnelle pour démêler l’écheveau des intérêts publics et privés, africains ou internationaux, responsables de la persistance du mythe de la disparition du lac Tchad (Magrin, 2016). J’ai abordé cet objet depuis 2009 sous de multiples angles et supports.

J’ai beaucoup utilisé aussi le contexte de l’expertise pour faire de la recherche, en binôme avec un collègue du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), Geert van Vliet (économiste et politiste). Cela s’expliquait par le contexte institutionnel de mes travaux : j’ai commencé ma carrière (2001-2014) au Cirad, un centre de recherches public sur l’agriculture et l’environnement dans les Suds, où l’on pratique une recherche ouverte sur l’action. Le Cirad est un EPIC (Établissement public à caractère industriel et commercial) dont les agents doivent contribuer au fonctionnement en rapportant des ressources propres par différents moyens, dont l’expertise. Cette pratique de l’expertise renvoyait aussi à la nature de mes centres d’intérêt : les activités extractives, et cet objet d’échelle macro-régionale (concernant 4 pays au moins) qu’est le lac Tchad. Les grandes entreprises extractives sont difficiles d’accès pour les chercheurs. Participer à des expertises (le plan de développement régional de la zone pétrolière du Tchad (2005), sous l’égide de la Banque mondiale, le panel scientifique indépendant sur les activités pétrolières et gazières en Mauritanie (2008-2009) mis en œuvre par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), des travaux sur la China National Petroleum Company au Tchad et au Niger (2010-2014) financés par l’Agence française de développement, ainsi que des études sur le lac Tchad pour la Banque mondiale et l’AFD, 2014-2018), c’est un moyen d’avoir accès de manière légitime à l’information, aux arènes d’acteurs, d’être témoin et acteur à la fois des processus de formulation des enjeux et des réponses. Si l’expertise permet de valoriser des connaissances scientifiques produites en amont, et d’utiliser ce savoir de manière engagée, son champ constitue aussi un terrain en lui-même. Il n’est certes pas de même nature que celui du début de carrière, consacré à des enquêtes classiques. Le cadre est ici souvent celui des conférences internationales, des ministères ou des sièges des bailleurs de fonds internationaux. Il n’en permet pas moins l’utilisation et la production d’un savoir géographique, souvent inséré au sein de questionnements multidisciplinaires (voir par exemple Magrin et al., 2011 ; van Vliet et Magrin, 2012 ; Lemoalle et Magrin, 2014 ; Magrin et Pérouse de Montclos, 2018).

Une autre question renvoie au format de la production scientifique : écrire à deux, quatre mains, ou plus. J’ai écrit de la géographie tout seul ; avec le temps, j’ai aussi travaillé en équipe avec des collègues d’autres disciplines. Les collaborations les plus fécondes ont été des binômes menés sur une dizaine d’années, avec Geert van Vliet (économiste politiste du Cirad) et Jacques Lemoalle (éco-hydrologue de l’IRD) ; et plus récemment Raphaëlle Chevrillon-Guibert (politiste IRD). Tout seul, j’écris de la géographie. Avec mon compère de l’UMR Prodig Olivier Ninot aussi, de manière moins exclusive mais au long cours. À deux ou à plus, la nature de la production diffère. Travailler à plusieurs présente toujours des difficultés, mais avec le recul il me semble qu’il est plus aisé de trouver sa place dans une équipe dont on est le seul géographe, que de construire des recherches avec des géographes aux sensibilités trop proches.

Le contexte compte aussi : j’ai eu la chance d’évoluer dans des environnements institutionnels variés. En Afrique, les relations avec les collègues (en particulier au Tchad et au Sénégal : Frédéric Réounodji, Goltob Ngaressem, Gilbert Maoundonodji, Serigne Modou Fall, Sidy Mohamed Seck, Oumar Diop, Fatou Maria Drameh, pour ne citer que les plus proches) ont beaucoup compté dans ma première partie de carrière, en me donnant accès à un degré d’intelligibilité des sociétés concernés, en particulier des milieux intellectuels et du développement, qui me seraient autrement restés étrangers. À présent que je suis, pour 5 ans (2019-2023), directeur de l’UMR (Unité mixte de recherche) Prodig, je découvre dans une position de facilitateur et d’animateur – parfois aussi de garant de l’administration – d’autres facettes du métier, et suis amené à mieux connaître, pour commencer, les travaux de mes collègues, géographes ou « cousins » (économistes du développement, agro-économistes, politistes, anthropologues …) avec lesquels nous partageons les approches territoriales du développement et ou de l’environnement.

Faire de la géographie, c’est aussi bien sûr partager et transmettre une manière de lire le monde, notamment avec les étudiants. J’ai eu la chance de pouvoir enseigner devant des publics très diversifiés, de la licence 2 au doctorat, en géographie ou devant des publics de master venant de différents horizons disciplinaires, en France et en Afrique – où j’ai été affecté 6 ans à la section de géographie de l’université Gaston Berger de Saint Louis. Les défis ne sont pas les mêmes. En Afrique, je souhaite introduire le ferment du doute et de la critique à des étudiants qui pensent trop souvent qu’on attend d’eux d’apprendre à manier la langue de bois du développement (durable !) – sans les disqualifier sur le marché du travail. En France, il faut parfois, notamment, rendre compte de la légitimité d’étudier un Ailleurs africain, soixante ans après les indépendances. Ou s’interroger, avec Thierry Sanjuan, avec lequel nous co-dirigeons pour Paris 1 le master DynPed (Dynamiques des pays émergents et développement), sur la centralité de la question du développement à l’heure où la crise environnementale globale ébranle les paradigmes centenaires du progrès.

Encadrer des travaux de recherche, du master au doctorat, est une dimension à la fois ardue et parmi les plus gratifiantes du métier. Il faut apporter tantôt de la méthode, de la rigueur, tantôt des ouvertures, des idées, parfois de la confiance, et savoir doser carotte et bâton. Tout y relève du sur mesure. J’ai eu la chance d’accompagner des jeunes gens très attachants (Faty Mbodj, Néné Dia, Lamine Diallo, Karalan Sy, Julie Bétabelet, Ronan Mugelé, Tongnoma Zongo, pour ne citer que ceux qui ont fini leur thèse et ne pas trop allonger cette liste), avec la satisfaction de les avoir aidés en leur apportant un peu de géographie, et ou l’énergie de se dépasser aux moments où ils en avaient besoin. Je continue à suivre leur carrière, avec fierté quand ils avancent, frustration quand ils n’ont pas ce qu’ils méritent, comme si j’y étais pour quelque chose !

Enfin, diriger un laboratoire comme l’UMR Prodig, c’est se placer dans une position différente, où le collectif prime. Mon activité y est influencée par la délibération quotidienne avec mes deux adjointes, Pauline Gluski et Elisabeth Peyroux, tout aussi géographes mais portant des cultures différentes de la discipline – plus géomatique et quantitative chez P. Gluski, influencée par la culture anglo-saxonne des études urbaines chez E. Peyroux. Comme pour tous les collègues DU (prononcer Dé-Hu, directeurs d’unités), l’enjeu est de permettre aux collègues de pouvoir faire de la recherche (chez nous, en géographie ou depuis des perspectives proches) dans les meilleures conditions, à l’abri si possible des turbulences de l’heure. Il s’agit aussi de pouvoir défendre, dans le paysage institutionnel mouvant et de plus en plus incertain de l’enseignement supérieur et de la recherche en France, une place pour la conception de la géographie que j’ai esquissée dans ces lignes, dédiée à une lecture territoriale, sensible, critique et politique, des relations entre développement et environnement enchâssées dans les changements globaux.

 

Quels textes, auteurs, ont influencé vos travaux et comment ?

 

Question difficile ! Je n’identifie pas un texte racine ; une pluralité de voix croisées à différents moments ont compté.

J’aurais aimé écrire comme Julien Gracq, mais chacun son chemin.

Ceux qui m’ont le plus influencé l’ont peut-être fait surtout à travers leur enseignement (Ph. Piercy, R. Pourtier, J.-L. Chaléard, J.-P. Raison) ou par les relations scientifico-amicales que nous avons développées (je pense aux passionnantes et nombreuses discussions avec l’anthropologue Claude Arditi sur le Tchad, rue du Père Guérin) qu’à travers des textes qui m’auraient particulièrement marqués.

Deux thèses d’État m’ont inspiré sur le moment, écrites à peu près à la même époque : celle de R. Pourtier sur État et territoire au Gabon (1989), et l’ouvrage Insulaires et riverains du lac Tchad, de C. Bouquet (1990). J’y appréciai l’ambition éclectique du propos, l’importance apportée à l’épaisseur du temps, la liberté de ton, le plaisir d’écrire, la qualité littéraire. Au milieu des années 2000, j’ai eu la chance de travailler avec Jean-Pierre Raison sur la publication d’études de cas hydro-politiques sur les fleuves de l’Afrique sèche (Raison, Magrin 2009). Autre rencontre passionnante. Puis, en rédigeant mon Habilitation à diriger des recherches (HDR) en utilisant la notion de rente pour rendre compte d’une grande diversité de dynamiques territoriales, j’ai trouvé dans quelques textes de sciences sociales la confirmation d’une intuition centrale que j’éprouvais en pensant les dynamiques africaines dont j’étais témoin, en rapport avec la permanence de l’intégration asymétrique de l’Afrique dans la mondialisation et la place des rentes tirées des ressources naturelles. Je pense ici à la préface sur l’histoire de l’extraversion de la réédition de l’Etat en Afrique. La politique du ventre (2006), du politiste J.F. Bayart, à l’ouvrage de l’historien J. Iliffe (2009) sur l’importance de la démographie et du peuplement dans l’histoire africaine, au livre de l’anthropologue James Ferguson sur l’intégration point à point de l’Afrique dans la mondialisation (2006). Un article (2011), la thèse (2014) et surtout les nombreuses discussions avec mon ami Nicolas Donner, géographe créatif grand ouvert aux vents de la philosophie et des lectures les plus éclectiques, m’a aidé à mieux penser les notions d’enclaves et d’archipel si utiles pour problématiser les spatialités extractives. Nicolas Donner a indirectement orienté un petit groupe de collègues de Prodig vers la lecture de Claude Raffestin, dont la Géographie du pouvoir (1980) a fourni des clés de lecture stimulantes à mes travaux sur l’extractivisme, ainsi qu’un ouvrage collectif sur les ressources mondialisées (Redon et al., 2015). La politique des Etats et leur géographie (Gottmann, 1952) m’a aussi aidé à mettre en perspective la tension entre le lisse et le strié (Deleuze), le réseau et le territoire qui préside toujours à la dynamique spatiale de la mondialisation. Un article déniché par hasard par G. van Vliet sur la notion d’espace de bifurcation (Capoccia, Kelemen, 2007) m’a permis de construire mon argument central sur la tension entre trajectoire et bifurcation (Magrin, 2015) caractéristique de la trajectoire actuelle de l’Afrique dans la mondialisation.

Plus récemment, la découverte de la Political ecology m’a fourni une grille de lecture stimulante aussi bien pour aborder mes objets habituels (les activités extractives, l’aménagement des bassins fluviaux) que pour lire la géographie des autres. Même si la nature aujourd’hui paradoxalement hégémonique[1] de cette approche dans le champ des études politiques sur l’environnement n’est pas faite pour me plaire.

 

La géographie n’est guère aimée du grand public. Que suggérez-vous pour changer cette situation ?

 

Je ne partage pas ce constat. Je pense que le grand public a une idée plutôt favorable de la géographie, mais que cette idée est floue et que la géographie est surtout méconnue. La géographie souffre surtout d’être anonyme, invisible à côté de sciences sociales populaires comme l’histoire, ou placées plus haut dans une sorte de hiérarchie implicite des sciences, comme la philosophie, l’économie, voire la sociologie, faute sans doute d’une assise théorique aussi solide.

Paradoxalement, la géographie ne bénéficie guère d’être enseignée dans tout le primaire et le secondaire. Elle est assimilée à une discipline scolaire qui évolue dans l’ombre de l’histoire. Par ailleurs, il n’y a guère de « stars » de la géographie comparable aux Latour, Descola, Deleuze, Foucault, Le Goff, Braudel, etc. Les géographes les plus médiatiques – Yves Lacoste il y a quelques années, Sylvie Brunel ou Christophe Guilluy peut-être aujourd’hui – n’ont pas une position scientifiquement centrale dans la discipline. La demi-coupure entre géographie physique et géographie humaine – demi, car elle est à la fois actée dans la plupart des cursus et des enseignements universitaires, mais pas au point de remettre en cause l’unicité de la discipline, qui l’affaiblirait – est un handicap supplémentaire.

À l’heure où la crise environnementale globale redonne une évidente centralité à l’analyse des relations sociétés environnements, les lectures multi-échelles et territoriales des géographes devraient être un atout de premier ordre. L’ouverture et l’agilité de la discipline, qui l’amène à dialoguer avec de nombreuses autres comme peu le font, pourrait en être un aussi. Il reste, collectivement, à surmonter la division épistémologique de l’humain et du physique, et à mieux articuler nos lectures territoriales relevant du local (de différentes échelles) avec l’horizon global, ce qui constitue encore une difficulté théorique et pratique majeure.

 

Quels efforts accomplissez-vous personnellement dans cette direction ?

 

J’ai consacré une partie importante de mon activité à écrire des textes de vulgarisation – qui pour moi sont quelque chose de noble et d’essentiel. Il s’agit de donner à un large public accès à des savoirs issus de la production scientifique récente, par la synthèse, la mise en perspective, la recherche de simplicité dans l’écriture et l’illustration cartographique. J’ai ainsi dirigé et co-dirigé plusieurs atlas (Atlas de l’élevage au Sénégal avec O. Ninot et JD Cesaro ; Atlas Jeune Afrique du Tchad avec C. Raimond, Atlas du lac Tchad avec R. Pourtier et J. Lemoalle, Atlas Une nouvelle ruralité émergente. Regards croisés sur les transformations rurales africaines, avec B. Losch et J. Imbernon ; Atlas de l’Afrique. Un continent émergent ?, avec A. Dubresson et O. Ninot). J’ai aussi donné quelques conférences grand public, à Saint Dié, au festival de géopolitique de Grenoble, dans des universités populaires ou des cafés géo (Annecy, Paris, Montpellier…).

Les géographes ne sont à mon avis pas sous-représentés dans les médias, en tout cas à la radio. Il m’est arrivé d’intervenir dans quelques émissions sur France Culture et sur RFI, sur France 24, et de donner des interviews pour la presse écrite. Je le fais moins en ce moment. Parler dans les médias est à la portée de tout le monde. Être satisfait de ses prestations suppose de disposer d’une énergie particulière : il faut décanter des messages clés, faire le deuil des nuances, se préparer à répondre à des questions que l’on ne se pose pas habituellement, avoir en tête une série de chiffres récents permettant de mettre en perspective son propos. Tout cela nécessite du temps de préparation. Et dans les carrières universitaires actuelles, entre les cours, les sollicitations des étudiants, la lecture des thèses et des HDR, les responsabilités administratives diverses, les multiples réunions, l’intervention dans les colloques et séminaires, les trop rares séjours de terrain, les trois heures quotidiennes simplement passées à traiter le flux de méls entrants, on ne dispose pas souvent de ce temps. D’autant plus que les demandes des journalistes tombent toujours sans crier gare, la veille pour le lendemain ou le surlendemain.

Je me suis essayé en 2017-2018, avec quelques collègues qui m’ont accompagné dans l’aventure (A. Gonin, S.M. Seck, M. Labusquière, D. Blanchon), à réaliser un MOOC : « Ressources naturelles et développement des territoires en Afrique », co-produit par Paris 1, l’université Paris Nanterre et l’Université Gaston Berger de Saint Louis (Sénégal). Ce type de produit ne suffira pas à mettre la géographie en lumière – tout le monde en fait aujourd’hui, dans toutes les disciplines et sur tous les sujets. Mais il permet en tout cas de toucher plus de monde que les cours – j’ai la chance d’enseigner la géographie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (une des premières universités de France en géographie, si ce n’est la première) dans des amphithéâtres de 150 étudiants de 2e et 3e année de licence, quand ce MOOC a compté 8 500 inscrits en deux sessions, dont la moitié en Afrique. Pour le public, il s’agit d’un format intéressant qui permet de consacrer plus de temps à un sujet qu’en suivant quelques émissions radio (et avec des supports consistants), tout en offrant une souplesse incomparable avec celle d’un cursus universitaire classique.

L’ère du numérique ouvre a priori de belles perspectives à une discipline qui accorde de la place aux visuels – cartographiques, voire photographiques ou autres – dans ses démonstrations. Mais les outils ne suffisent évidemment pas à combler les gaps épistémologiques mentionnés plus hauts. Et il reste sans doute de meilleurs formats, plus dynamiques et puissants, à inventer.

 

Références citées

 

Bayart J.F., 2006. « Comme vous en Afrique », ou l’hégémonie dans l’extraversion », préface à la nouvelle édition de L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard 1989 : III-LXVIII.

Bouquet C. 1990. Insulaires et riverains du lac Tchad, Paris, L’Harmattan, 2 tomes, 412 et 464p.

Capoccia G., Kelemen R.D., 2007. “The Study of Critical Junctures : Theory, Narrative and Counterfactuals in Historical Institutionalism”, World Politics, vol. 59, Number 3, April 2007 : 341-369.

Cesaro J.D., Magrin G., Ninot O., 2010. Petit atlas de l’élevage au Sénégal. Commerce et territoires, ATP Icare, Cirad, Prodig, 32p. ; http://hildegarde.univ-paris1.fr/elevage-senegal/

Donner N., 2011. , « Notes sur la dimension immunitaire des enclaves pétrolières », EchoGéo [En ligne], numéro 17 | 2011, mis en ligne le 27 septembre 2011, consulté le 29 octobre 2011. URL : http://echogeo.revues.org/12555

Donner N., 2014. La clé des champs. Enclavement et immunité de l’exploitation pétrolière en Afrique centrale, thèse de doctorat de géographie, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Ferguson J., 2006. Global shadows. Africa in the neoliberal World Order, Durham and London, Duke University Press, 257p.

Gautier D., Benjaminsen T. (dir.), 2012. Environnement, discours et pouvoir. L’approche Political ecology, Montpellier, Quae.

Gottmann J., 1952. La politique des États et leur géographie, CTHS, 261p.

Iliffe J., 2009. Les Africains. Histoire d’un continent, Flammarion, Champs histoire, 701p. (titre original : Africans : The History of a Continent, Cambridge University Press, 1995 et 2007).

Lemoalle J., Magrin G. (dir.), 2014. Le développement du lac Tchad : situation actuelle et futurs possibles, CBLT, Marseille, IRD-Editions, coll. Expertise collégiale bilingue français-anglais, 216 p. + clé USB (contributions intégrales des experts : 638p.)

Losch B., Magrin G., Imbernon J. (dir.), 2013. Une nouvelle ruralité émergente. Regards croisés sur les transformations rurales africaines. Atlas pour le programme Rural Futures du Nepad, Montpellier, Cirad, 46 p. http://issuu.com/cirad/docs/atlas_nepad_version_fran__aise_mai_;

Magrin G., 2013. Voyage en Afrique rentière. Une lecture géographique des trajectoires du développement, Publications de la Sorbonne, coll. Territoires en mouvements, 424 p.

Magrin G., 2015. « L’Afrique entre « malédiction des ressources » et « émergence » : une bifurcation ? », Revue Française de Socio-Économie 2/2015 (Hors-série): 105-120. URL : www.cairn.info/revue-francaise-de-socio-economie-2015-2-page-105.htm

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Magrin G. (dir.), 2017. MOOC Ressources naturelles et développement des territoires en Afrique (6 semaines, 30 leçons). Réalisé par l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, en partenariat avec l’UGB de Saint Louis et l’Université Paris Nanterre. FUN MOOC (2017). Avec des interventions d’Alexis Gonin, Sidy Mohamed Seck, Maylis Labusquière, David Blanchon. Première diffusion : octobre décembre 2017. Deuxième diffusion : janvier mars 2019. https://www.fun-mooc.fr/courses/course-v1:Paris1+16007+session01/about


[1] Le paradoxe est de voir une approche issue des courants critiques, proche des subaltern studies ou des post-colonial studies, occuper une position dominante, confinant dans certains milieux académiques au quasi-monopole.

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