Frédéric Santamaria : « La déprise commerciale dans les villes moyennes est un phénomène mondial »

C’est un paysage désormais commun à de nombreuses villes dans et hors de l’hexagone. Du Havre à Draguignan, de Perpignan à Charleville-Mézières, rues désertées, rideaux de fer baissés, locaux commerciaux vides ont remplacé l’animation traditionnelle des centres-villes. Maître de Conférences – HDR à l’Université Paris Diderot, Frédéric Santamaria revient pour nous sur les raisons ayant amené à cette déprise commerciale. Et esquisse des solutions pour endiguer le phénomène.

 

 

On assiste depuis de nombreuses années à un phénomène de déprise commerciale dans les centres-villes de nombreuses villes françaises. Quand débute ce phénomène et comment l’expliquer ?

 

Il y a tout d’abord une tendance ancienne à la diminution des petits commerces au profit des grandes surfaces commerciales depuis les années 60-70. Cependant, les chiffres montrent une baisse plus forte à partir du début des années 2000. Sur un panel de 190 centres-villes, le taux de vacance moyen des commerces était de 6,1% en 2001 contre 10,4 % en 2015 (IGF, CGEDD, 2016).

Cela peut s’expliquer par la périurbanisation commerciale qui, bien qu’ancienne, a été intense ces dernières années, notamment autour de certaines villes petites et moyennes. Bien entendu, la périurbanisation commerciale va de pair avec la périurbanisation du logement et un certain mode de vie. Les politiques de soutien à l’accession à la propriété privée menées depuis le milieu des années 70 ainsi que les difficultés à réguler les implantations commerciales en périphérie peuvent expliquer, de manière plus fondamentale, ces évolutions.

Sur ce point, la situation est liée à la réglementation nationale et à ses évolutions [1], mais aussi aux difficultés, pour les acteurs locaux, à se mettre d’accord sur des principes de régulation des implantations commerciales périphériques. Les choix locaux d’autorisation d’implantation de grandes surfaces commerciales en périphérie ont souvent été justifiés par les difficultés économiques et sociales de certaines villes, notamment petites et moyennes ; les acteurs locaux ayant vu dans ces implantations une manière de palier les difficultés en question. Si l’on ajoute à cela le déclin démographique de certaines villes-centres ainsi que la paupérisation des populations qui vivent dans les centres de certaines villes petites et moyennes, on comprend mieux les difficultés des commerces de centre-ville situés, en particulier, dans ces villes.

 

Vos recherches dépassent largement le contexte français. Hors de France, assiste-t-on à ce même phénomène ?

 

On peut parler de phénomène mondial. Il se traduit par la diminution du nombre d’établissements. Par exemple, en Belgique, le nombre de petits commerces a diminué de 48% entre 1947 et 2015 (Bunik, 2018 [2]). Cette tendance est comparable à celle observée dans d’autres pays développés du monde même si l’intensité, les rythmes et parfois les causes de cette évolution peuvent différer. Cette diminution affecte plus particulièrement les centres-villes. Au Royaume-Uni, alors que le commerce de centre-ville représentait en 2000 50% des dépenses, il n’en constituait plus qu’un peu plus de 40% en 2011 et moins de 40% en 2014 [3] (Portas, 2011 [4]). Dans ce pays, le nombre de commerces de centre-ville a diminué de 15 000 unités entre 2000 et 2009, et même de 10 000 unités supplémentaires entre 2009 et 2011. Les surfaces de commerce ont baissé de 14 % à l’intérieur des villes tandis qu’elles se sont accrues de 30 % en périphérie (op. cit. Portas). Au Japon, le taux de vacance des rues commerçantes traditionnelles couvertes atteint 15% en moyenne nationale mais avec de fort contraste selon la taille des villes considérées : de 9% dans les grandes villes à 20% dans les municipalités de moins de 200 000 habitants qui ne sont pas des capitales régionales (op. cit. Bunik). En Allemagne, la diminution de la population touche certaines villes et a des conséquences sur les commerces de centre-villes.

De manière générale, la dilatation commerciale dans les périphéries est un phénomène observable dans de très nombreux pays (ex. des malls anglais ou américains) avec un déplacement des pratiques d’achat accompagné parfois de celles de loisirs. Il met en jeu le rapport de force inégal entre les grandes entreprises du commerce et les petits commerçants. Il faut cependant rappeler que ces phénomènes touchent surtout les centres des villes petites et moyennes. En Angleterre, à nouveau, les quartiers et centres commerciaux les plus en difficulté sont ceux des centres secondaires de taille moyenne situés dans les espaces suburbains et ruraux de l’Angleterre du Sud-Est.

 

Aujourd’hui, quelles réponses l’Etat et les municipalités apportent-ils pour tenter d’endiguer ce phénomène et faire revivre ces centres-villes ?

 

Le plan « Action cœur de ville » proposé par l’État en 2018 vise à accompagner 222 villes petites et moyennes pour une intervention de revitalisation de leurs centres-villes. Les actions et les financements prévus peuvent concerner le commerce de centre-ville mais visent également une intervention sur l’environnement des commerces (réaménagement urbain, accès…).

De manière générale, il s’agit d’actions centrées sur les centres-villes. Vu le nombre très important de villes concernées, elles ne se trouvent pas toutes dans les mêmes difficultés socio-économiques mais partagent, à des degrés divers, des problèmes d’animation de leurs centres-villes. Le contenu des projets étant de la responsabilité des acteurs locaux, la réussite des actions dans le sens de la revitalisation dépendra fortement du contenu des mesures adoptées et de leur adéquation avec le contexte local. En effet, la réflexion sur l’attractivité des centres-villes ne peut faire l’économie d’une connaissance fine du contexte socio-économique des villes en question. Or, d’ores et déjà, certains élus prévoient de nouvelles constructions de logements ou de locaux d’activités alors même que leurs villes connaissent une diminution de la population… Ce type de mesure risque d’avoir des effets contre-productifs de dépréciation des valeurs immobilières existantes. Mais il est encore trop tôt pour tirer le bilan du plan gouvernemental.

Concernant les initiatives locales, les stratégies renvoient souvent à des actions visant à rétablir l’attractivité perdue des centres-villes (Baudet-Michel, Berroir, Fol, Quéva, Santamaria, 2017) en développant des politiques d’attraction de nouvelles populations, notamment par la réalisation d’opérations immobilières (Dormois, Fol, 2017 [5]). Il s’agit alors de faire en sorte que des populations plus aisées viennent s’installer dans la ville et ainsi faire bénéficier de leur pouvoir d’achat les commerces de centre-villes. Concernant les commerces, il est souhaité, également, un renouvellement de l’offre vers une montée en gamme afin de proposer des produits et des services de qualité susceptibles de concurrencer les grandes surfaces de périphérie. Or, outre les effets dépressifs déjà mentionnés plus haut d’une sur-offre au sein de marchés immobiliers déjà « détendus », la question des populations déjà résidentes semblent parfois évacuée des réflexions locales…

Cependant, de manière ponctuelle, on voit apparaître des stratégies alternatives prenant mieux en compte la situation réelle des villes, notamment celles qui connaissent une diminution de leur population et des problèmes socio-économiques importants (chômage, paupérisation de la population, taux de vacance des logements et des commerces élevés). Il en va ainsi des stratégies visant à réduire et à re-concentrer le commerce au sein du centre-ville (Forbach) dans des espaces spécifiques, des « périmètres de centralité » (Lestoux, 2015 [6]), combinées à des interventions sur les espaces publics et sur la voirie afin de rendre plus agréable la déambulation pour le chaland de centre-ville. Ces stratégies de resserrement pour restaurer les centralités s’accompagnent d’actions de soutien à l’animation des commerces (ex. manager de centre-ville). Le succès de ces actions dépendra néanmoins de la capacité des communes-centres à réguler leurs relations avec les communes périphériques, notamment dans le cadre des intercommunalités.

 

Dans un récent article intitulé « Des moyens pour les villes moyennes », vous appelez à l’articulation des actions entre communes pour éviter les « effets contradictoires ». Concernant la question du commerce, quelle(s) forme(s) peuvent prendre ces actions ?

 

L’enjeu de l’articulation des stratégies évoquées précédemment est d’assurer la cohérence des actions à l’échelle de l’intercommunalité voire à l’échelle du bassin de vie. Or, dans ce domaine, force est de constater que les communes-centres, notamment celles qui sont affaiblies d’un point de vue démographique et économique, peinent parfois à organiser les régulations nécessaires à l’équilibre économique des territoires locaux ; leur affaiblissement venant à la fois de leurs difficultés socio-démographiques propres mais également de la périurbanisation, les villes-centres supportant, par ailleurs, un certain nombre de coûts de centralité. Cette situation peut également avoir des conséquences politiques en affaiblissant la position de pouvoir des élus des communes-centres. C’est donc la question de la capacité des acteurs locaux, notamment intercommunaux, à se mettre d’accord sur une régulation de leur territoire en termes d’aménagement qui est en jeu.

De ce point de vue, les outils formels de cette régulation existent. Ils s’incarnent dans les documents de type Schéma de cohérence territoriale (SCoT) et Plans locaux d’urbanisme intercommunal (PLUI). Cependant, cela ne préjuge en rien du contenu négocié de ces documents qui dépend du rapport de force politique au niveau local. Certaines communes, au sein de leur intercommunalité, sont tout de même parvenues à établir des documents de planification ménageant des objectifs d’équilibre entre la commune-centre et les communes périphériques afin de préserver, notamment, le commerce de centre-ville. Il en est ainsi du SCoT Roannais qui prévoit une limitation des potentialités de développement commercial dans les communes périphériques.

 

La question de la dévitalisation commerciale ne consacre-t-elle pas, plus généralement, l’émergence, en France, d’un nouveau paradigme selon lequel l’aménagement du territoire peut (doit ?) s’affranchir des centralités historiques ?

 

Cette question n’appelle pas de réponse tranchée et ce pour deux raisons. La première est qu’il est difficile d’établir le paradigme actuel de l’aménagement du territoire qui présente des orientations qui peuvent paraître contradictoires (promotion des métropoles versus « égalité des territoires ») ; ces contradictions étant censées se résoudre à travers l’intention affichée de promouvoir la « cohésion des territoires » (Berroir, Fol, Quéva, Santamaria, 2019 [7])… La deuxième est que la question de la centralité renvoie à la conception que chacun se fait de son cadre de vie et de la qualité de la vie urbaine.

Ceci dit, on peut tenter d’objectiver un peu une réponse à cette question en soulignant le paradoxe suivant : la plupart des grandes villes françaises ont très fortement investi dans la préservation de leurs centres comme atout patrimonial, touristique et aussi commercial alors même que les centres de certaines villes petites et moyennes se sont largement paupérisés ces dernières années. Même si cela mériterait quelques nuances, les centres-villes des grandes villes concentrent, en France, une partie des populations les plus aisées à rebours de la situation des villes de calibres inférieurs. Or, bon nombre de ces villes ont des atouts à faire valoir de même nature que ceux mis en scène dans les grandes villes du pays. Au-delà des dimensions purement fonctionnelles, il en va sûrement de la qualité de la vie urbaine pour l’ensemble des populations du pays vivant dans les villes (Razemon, 2016 [8]).

Enfin, si la vie dans les espaces périurbains correspond à une aspiration de certains ménages, elle comporte également de nombreuses limites en matière de temps de déplacements, pose des problèmes en termes d’accès aux équipements et, de manière plus générale, en termes d’environnement (consommation d’espace, pollution liée aux déplacements, etc.). Autant d’éléments qui peuvent permettre de réfléchir à la question des centralités historiques autrement qu’en les renvoyant à un monde qui serait totalement révolu !

 

 

Bibliographie complémentaire

 

Dormois R., Fol S. (2017), « La décroissance urbaine en France : une mise à l’agenda difficile », Métropolitiques, URL : http://www.metropolitiques.eu/La-decroissance-urbaine-en-France.html

Duhamel P.-M., Munch J., Freppel C., Narring P. & Le Divenah J.-P. (2016), La revitalisation commerciale des centres-villes, rapport de l’IGF-CGEDD, Paris, 471 p.

 


[1] En 2009, la Loi de Modernisation de l’Économie porte à 1000 m2 contre 300 m2 auparavant le seuil de consultation des commissions locales d’urbanisme commercial pour les communes de plus 20 000 habitants.

[2] Bunik S. (2018), Comprendre et comparer la dévitalisation des commerces et des services dans les villes moyennes, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, Université Paris-Diderot, UMR 8504 Géographie-cités – CNRS, Rapport pour la Caisse des Dépôts et Consignations, 97 p.

[3] Pour cette date, il s’agit d’une projection de l’auteur à partir des données de 2011.

[4] Portas M. (2011), The Portas Review: An Independent Review into the Future of Our High Streets, London.

[5] Baudet-Michel S., Berroir S., Fol S., Quéva C., Santamaria F. (2017), Acteurs et logiques de la rétraction dans les villes moyennes : un regard comparatif à partir des cas de Forbach, Nevers et Vichy, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, Université Paris-Diderot, UMR 8504 Géographie-cités – CNRS, Rapport pour la Caisse des Dépôts et Consignations, 68 p.

[6] Lestoux D. (2015), Revitaliser son cœur de ville. L’adapter au commerce de demain, Territorial Éditions, 78 p.

[7] Berroir S., Fol S., Quéva C., Santamaria F. (2019), « Villes moyennes et dévitalisation des centres : les politiques publiques face aux enjeux d’égalité territoriale », Belgéo, vol. 3

[8] Razemon O. (2016), Comment la France a tué ses villes, Rue de l’Echiquier, coll. Diagonales

2 Comments on Frédéric Santamaria : « La déprise commerciale dans les villes moyennes est un phénomène mondial »

  1. Un problème ne me semble pas évoqué dans les causes de déprise commerciale des centres-villes : la voiture, le stationnement. La politique anti-voitures dans les centres-villes, la piétonisation, la suppression des possibilités de stationnement, le renvoi vers des parkings chers, excentrés ont transformé les centres-villes de lieux d’achats au quotidien en lieu de balade le Dimanche (au mieux). Ces politiques ont été menées sans réflexion sur leurs implications et donc leur évitement ou leurs palliatifs ou tout simplement le choix délibéré d’abandonner les centres-villes à leur mort certaine.

  2. Le commerce de détail mondial 2018 = $2400mds
    CA Amazon 2018 = $282mds

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