Emeline Comby : « Faire de la géographie, c’est développer des cadres conceptuels et des méthodes pour mieux comprendre le monde »
« Aussi bien que l’homme considéré isolément, la société prise dans son ensemble peut être comparée à l’eau qui s’écoule ». Ces mots du géographe Elisée Reclus auraient-ils influencé le parcours d’Emeline Comby ? Pour la géographe, aujourd’hui maîtresse de conférences à l’Université de Franche-Comté, cours d’eau et environnement apparaissent en effet comme des portes d’entrée pour comprendre les sociétés humaines et leur fonctionnement. Rencontre avec une géographe aussi passionnée qu’ « indisciplinée ».
Comment avez-vous découvert la géographie ?
En réécrivant l’histoire a posteriori, je me dis que j’ai construit un regard géographique grâce à ma famille qui faisait de la géographie sans le savoir. Enfant, j’ai eu la chance de beaucoup bouger en France et un peu en Europe : mon initiation à la géographie passe par les pieds, un sac à dos, un goût pour les paysages, l’inconnu et les rencontres. Je ne garde pas vraiment de souvenirs de géographie à l’école, au collège ou au lycée. Je me souviens uniquement de mon père qui dessinait des fonds de carte pour me faire réviser. Je me souviens également d’avoir eu un globe terrestre dans ma chambre d’enfant et de m’être questionnée sur les pays qui n’y étaient pas.
Adolescente, je voulais être prof, soit d’histoire-géographie, soit d’anglais, soit de sport. Quand je suis arrivée en prépa, la seule matière où j’éprouvais des facilités, c’était la géographie. J’appréciais vraiment l’exercice du commentaire de cartes topographiques qui me permettait de parler des endroits où je n’étais jamais allée. Après des hésitations avec l’histoire, je me suis décidée pour la géographie car composer dans cette discipline me semblait logique et proche du « bon sens ». J’ai découvert en licence une autre approche de la discipline où il était possible de produire ses propres données, ses statistiques, ses cartes et qui m’a séduite. Enfin, en préparant les concours de l’enseignement secondaire, j’ai pris conscience de l’existence de pans entiers de cette discipline qui m’étaient encore inconnus. J’ai donc découvert petit à petit ce qu’est la géographie.
Quels sont vos domaines et terrains de recherche ? Pourquoi vous êtes-vous tourné vers eux ?
J’ai du mal à définir précisément un domaine de recherche. J’essaie de comprendre pourquoi une situation est jugée comme problématique en un temps et un espace donnés. J’observe des trajectoires discursives avec une entrée géohistorique pour comprendre comment se créent des compromis en faveur ou en défaveur de certains aménagements, collectifs ou individus. J’aborde notamment les politiques publiques et les enjeux capitalistes liés à la création de ressources.
J’ai essentiellement appréhendé des espaces (riverains) de cours d’eau dans le bassin versant du Rhône. J’ai également fait une partie de ma thèse sur Sacramento, en Californie. J’ai choisi mes terrains sous l’impulsion de mon directeur de thèse Hervé Piégay et de mon référent Matt Kondolf. Après ma thèse, j’ai travaillé sur la rivière d’Ain, puis sur la gestion urbaine des eaux pluviales dans le Grand Lyon. Depuis que je suis maîtresse de conférences à l’Université de Franche-Comté, j’ai élargi mes terrains à la région Bourgogne-Franche-Comté, tout en diversifiant mes thématiques de recherche, notamment avec les éoliennes.
Je ne fais pas partie des géographes qui travaillent sur leur espace d’origine ou sur des lieux qui les ont toujours fait rêver. Bien sûr qu’en tant que scientifique, je me sens impliquée dans les espaces étudiés, mais je trouve préférable d’arriver comme non positionnée dans le jeu d’acteurs qui préexiste. Certaines situations sont conflictuelles et je ne souhaite pas avoir d’avis préconçu ou être cataloguée en amont par les acteurs et actrices. J’ai toujours choisi des espaces en lien avec des dynamiques collectives de recherche. Les programmes de recherche m’ont permis de bénéficier d’échanges interdisciplinaires mais également d’être financée. Si certains et certaines sélectionnent des espaces pour des raisons affectives, je suis plus pragmatique : j’ai toujours travaillé sur des endroits où mes résultats étaient attendus et où je pourrais développer ma démarche dans de bonnes conditions intellectuelles et matérielles.
Pour vous, comment « fait-on » de la géographie ?
Comme les géographes souhaitent en faire ! Je n’aime pas trop les approches normatives. La géographie que je pratique s’inscrit dans les sciences humaines et sociales, mais je comprends parfaitement qu’une partie de la discipline se tourne vers les géosciences ou l’informatique… J’ai beaucoup de mal avec certaines délimitations disciplinaires. Je ne crois pas que les productions cartographiques permettent de définir la géographie. J’ai toutefois un grand intérêt pour les représentations graphiques. En effet, on fait de la géographie pour répondre à des questions, des problématiques, des hypothèses. Faire de la géographie, c’est développer des cadres conceptuels et des méthodes pour mieux comprendre le monde.
Quels textes, auteurs, ont influencé vos travaux et comment ?
Le premier manuel de géographie que j’ai lu était Géographie de la Méditerranée de Bethemont en 2004. J’étais loin de penser alors que j’allais soutenir onze ans plus tard une thèse sur le Rhône et que sa thèse ainsi que celle de Jean-Paul Bravard seraient des lectures fondamentales. J’appréciais leur capacité à développer une géographie globale des cours d’eau, entre dimensions historique, environnementale, politique, sociale, technique, économique et culturelle. C’est loin d’être évident de faire une thèse sur le même cours d’eau qu’eux…
Ensuite, dès mon master 1, je voulais travailler sur les discours, alors qu’il m’apparaissait que les géographes s’intéressaient plutôt aux représentations. J’ai beaucoup échangé avec des scientifiques en littérature ou en linguistique pour mieux comprendre comment développer une démarche géographique nourrie par ces approches. Deux auteurs m’ont rassurée : Foucault (même si j’ai conscience que tout le monde le cite aujourd’hui) et Fairclough sur l’analyse critique des discours. Toujours en 2008, j’ai analysé des discours de presse, ce qui apparaissait comme un type de discours qui n’était pas digne d’intérêt pour certains et certaines géographes. Lire les thèses d’Y.-F. Le Lay, d’A. Brennetot et de G. Labinal m’a convaincue.
Enfin j’ai toujours été tiraillée entre géographies politique et sociale. L’article d’Hilgartner et Bosk (1988) sur les problèmes sociaux a joué un rôle fondamental dans ma compréhension des situations spatio-temporelles : il m’a permis de mieux conceptualiser la mise en relation des discours et des choix politiques, des temporalités et de l’espace, des individus et des collectifs. Travailler en contexte anglophone m’a permis de découvrir la political ecology qui permet de lier ce qui peut apparaître encore inconciliable pour certains et certaines géographes francophones. Penser à partir de l’environnement, ce n’est pas s’éloigner des gens et des enjeux de pouvoir et de domination. J’ai adoré Liquid Power d’E. Swyngedouw qui est sorti alors que je finissais ma rédaction de thèse et qui m’a permis de me sentir légitime dans mon approche généalogique et critique des discours portés sur les cours d’eau.
La géographie n’est guère aimée du grand public. Que suggérez-vous pour changer cette situation ?
Je ne suis pas sûre que la géographie soit mal aimée. Les clichés sur l’apprentissage par cœur des départements, des capitales ou des cours d’eau persistent encore. Mais je crois surtout que la géographie est méconnue. Quand j’évoque mes travaux, j’ai l’impression d’intéresser le public, mais qu’il ne se demande pas si c’est de la géographie ou pas. J’ai piloté de 2011 à 2017 les Cafés Géo de Lyon : des personnes se déplacent sur leur temps libre par curiosité pour écouter mensuellement des géographes. Il y a donc un intérêt pour les sujets traités ! Ce n’est peut-être pas si grave si la géographie n’est pas clairement identifiée par tous et toutes au premier abord.
Quels efforts accomplissez-vous personnellement dans cette direction ?
Il faut essayer de montrer l’intérêt de la pensée géographique pour que l’enseignement primaire et secondaire permette de la faire connaître et peut-être de l’apprécier. Si l’historien ou l’historienne est souvent la personne qui enseigne la géographie comme le dit un dictionnaire de géographie, je pense qu’un des enjeux est de s’assurer de la qualité de la formation en géographie dans les licences et les masters d’histoire. Ainsi, je sors ce que j’appelle ma « trousse à maquillage géographique » pour expliquer à des étudiants et des étudiantes en histoire comment décrypter le monde grâce à ma discipline, notamment lors de mes cours de préparation au CAPES ou à l’agrégation.
Dans la même logique, je pense que s’impliquer dans des projets scientifiques interdisciplinaires permet également de promouvoir la géographie. Nos collègues d’autres disciplines méconnaissent ce qu’est la géographie (qui est souvent réduite au savoir-faire cartographique). Pour faire connaître la géographie, il faut montrer concrètement la construction des démarches géographiques et la diversité des résultats qui peuvent être produits.
Enfin je pense qu’il faut offrir une visibilité à la géographie. Je suis présente sur le réseau social Twitter où je réponds à toutes les questions que des étudiants et étudiantes, des profs ou des scientifiques me posent. Je participe régulièrement à des fêtes de la science et ou à des interviews comme celle-ci, en me présentant comme géographe et en ne reniant pas mon ancrage disciplinaire.
Laisser un commentaire