Françoise Bahoken : « La question des routes est emblématique de mon parcours »
Evoquer le parcours de Françoise Bahoken, chargée de recherche à l’Ifsttar et membre associée à l’UMR Géographie-cités, c’est mettre le mouvement au cœur de la discussion. Du Cameroun à la France, de la géographie à la cartographie, celle qui se définit elle-même comme « géographe-cartographe » n’a cessé, tout au long de sa vie personnelle et professionnelle, de rapprocher les espaces autant que les disciplines. Cette nouvelle interview est une première pour la rubrique : de « portraits de géographes », celle-ci s’enrichit désormais de « portraits de cartographes ».
Comment avez-vous découvert la géographie ?
Je pense avoir découvert la géographie assez tôt par le biais de l’environnement. Mon père s’intéressait en tant que sociologue aux relations de l’homme avec son environnement « naturel » et socio-culturel, aux relations de parenté. Lorsqu’il retourne définitivement au Cameroun dans les années 1970, après un long séjour en Europe, c’est dans le cadre des programmes Man & Biosphere de l’UNESCO. J’ai ainsi été élevée dans ce milieu, avec une conception respectueuse de l’environnement (ne surtout pas gaspiller d’eau), plutôt sérieuse au sens académique et empreinte de certaines croyances tribales (ne jamais défier une tortue, c’est notre fétiche !).
Enfant, je rêvai bizarrement de travailler en lien avec l’environnement. Je me voyais archéologue, comme l’était la femme d’un cousin géographe. Lorsque j’arrive à Paris après mon DEA, c’est pour effectuer une spécialisation en ingénierie de l’environnement, avec l’idée d’intégrer l’UNESCO, de travailler sur l’eau potable ou sur les inondations – j’avais été marquée par les bourbiers qui se formaient sur les routes africaines lors des « grandes saisons des pluies ».
Je pense avoir également découvert la géographie par la question des routes de voyages. Cette question des routes m’apparaît avec le recul emblématique de mon parcours. Je suis née d’un couple mixte, franco-camerounais, qui avait lui-même voyagé comme des ascendants d’origines françaises et camerounaises. Un arrière-grand-père français colonel a en effet fait l’Indochine ; un autre, commerçant devenu français, était né polonais et avait voyagé, fuit la Shoah, jusqu’en France. Si une de ces branches a émigré jusqu’aux aux États-Unis, une autre est remontée du Gabon vers le Cameroun. Mon père lui-même racontait tout cela : la manière dont il était arrivé en France par bateau peu avant 1960 et rentré en avion ; les raisons de la présence des Haoussas (des peuples originaires du nord Cameroun) dans notre brousse tigrée (située dans le sud). Ma mère qui était infirmière et baroudeuse racontait, pour sa part, comment, après l’Afrique du nord, elle était arrivée en Afrique noire, comment certaines de ses épopées locales lui valurent d’être un personnage de roman. Je dois peut-être préciser que mes deux grands-parents maternels étaient historien et géographe, comme l’étaient certains de leurs descendants. Et, pour l’anecdote, ma grand-mère maternelle était enseignante à Saint-Dié-des-Vosges !
J’ai probablement découvert la géographie comme cela, par cet héritage qui conduit à une acceptation naturelle de l’altérité, de la différence, une vision du métissage comme une source de richesse. Née à Paris, j’ai vécu au Cameroun jusqu’à l’âge de 15 ans, date du décès de mon père, dans un environnement cosmopolite peuplé de gens qui voyageaient. Faut-il rappeler que les conditions de circulations entre l’Europe et l’Afrique dans les années 1980 ne sont pas comparables à celles d’aujourd’hui ? Nous-mêmes voyagions assez régulièrement au Cameroun ou en France et la limitation de circulation était plutôt financière.
Tout cela explique probablement l’intérêt général que je porte à l’analyse des déplacements. Lors de ma maîtrise à la fac de géographie de Grenoble, je m’étais déjà beaucoup investie dans le tracé des fuseaux de l’autoroute A51 supposée améliorer l’accessibilité du sud de Grenoble. Mon intérêt dépassait le cadre universitaire puisqu’une proposition de variante risquait de passer tout près de chez nous, dans le pays du Trièves. C’est d’ailleurs devant la nécessité de produire un ensemble de cartes, notamment d’analyse de pentes, que je découvre les Systèmes d’information géographiques.
Je m’étais également intéressée aux tracés des réseaux routiers de Yaoundé. Ayant eu des velléités d’étudier la planification du réseau national, j’étais allée proposer mes services sur place pour y faire un stage. Mon année de DEA est toutefois un peu compliquée, car je viens de perdre ma mère brutalement. Je m’intéresse encore timidement aux problèmes de franchissement de l’Europe alpine par des flux internationaux de poids-lourds potentiellement pollueurs.
Un peu perdue face à la difficulté d’obtenir une bourse de thèse, je décide de quitter la région grenobloise et tout ce qui va avec (la fac, la géographie, …). C’est ainsi que j’arrive à Paris pour compléter mes études universitaires par un Mastère spécialisé à l’école des Mines de Paris (MinesParisTech), dans l’idée de travailler dans le domaine de l’eau. Pour la petite histoire : je suis hébergée par le réseau d’historiens-géographes amis de mes grands-parents. Je loge dans une chambre de bonne sur le boulevard Saint-Germain, tout près de la rue du Four, c’est-à-dire là où je commencerai dix années plus tard ma thèse, sur une problématique liée aux déplacements !
Quels sont vos domaines et terrains de recherche ? Pourquoi vous êtes-vous tourné vers eux ?
Je n’ai pas de terrain de recherche particulier, car je me définis plutôt comme une « géographe de cabinet ». Je découvre l’analyse géographique des migrations puis, plus largement, celle des mobilités lorsque je suis recrutée comme Ingénieure cartographe à l’Université de Poitiers. Je deviens membre du département de géographie où j’effectue des vacations d’enseignements et codirige un Diplôme d’université sur les méthodes de l’analyse géographique, DU hélas disparu aujourd’hui. Je deviens également, entre autres casquettes, membre du laboratoire Migrations internationales, espaces et sociétés (Migrinter) et c’est là que tout va se jouer.
Alors que je suis supposée n’y faire que des cartes, je m’intéresse également aux problèmes spécifiques de cartographie décrivant des « migrations » internationales ou locales auxquels je suis personnellement confrontée. Trouvant ce sujet passionnant mais opaque, je décide d’abord d’approfondir le sujet en essayant d’étudier le cas des Camerounais en France, choix qui s’inscrivait, à l’époque, dans un projet d’atlas de la présence étrangère en France.
C’est peu après qu’émerge réellement mon domaine de recherche, le jour où je suis confrontée à de nombreuses difficultés méthodologiques et techniques de cartographie de migrations pour les besoins d’une publication. Le problème est que je ne savais pas de quoi il était question. J’étais face à des notions et concepts nouveaux, tout ce qui relève de la nationalité française, de la collecte des données à leur mise en catégories (français de naissance, français par acquisition, étranger, émigré, immigré, réfugié, migrant, touriste, etc.), à leur traitement…. Mais qu’en était-il de leur représentation cartographique ?
C’est comme cela que se sont naturellement définies les grandes lignes de mon sujet de thèse que je réalise par la suite en marge de mon activité professionnelle, sous la direction de Claude Grasland avant que ne le rejoigne Christine Zanin.
Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est davantage de déconstruire et reconstruire, d’adopter une approche critique qui me conduit à examiner les variantes d’une cartographie de mouvements (et non seulement de déplacements ou de flux). Par cartographie, j’entends le processus de réalisation et l’objet, c’est-à-dire la manière de faire, l’enchaînement de choix qui vont permettre de produire une information dans un contexte donné, et donc un objet doté d’une signification. Je ne m’intéresse pas à la (carto)graphie pour elle-même ni pour ses outils, que je considère interchangeables, éphémères ou évolutifs ; ce qui m’intéresse c’est avant tout l’hypothèse sous-jacente et la méthode.
J’essaie de poursuivre ou d’étendre les réflexions engagées dans ma thèse selon différentes directions. Avec un groupe de collègues, j’analyse par exemple actuellement les potentialités des technologies du geoweb dans la production de visualisations de flux et réseaux qui soient dotées de sens.
Pour vous, comment « fait-on » de la géographie ?
Il y a beaucoup de façons de faire de la géographie, par conséquent d’être géographe. Elles tiennent beaucoup à la formation de base de chacun∙e. Les approches géographiques sont très diverses, bien heureusement, en tenir compte est toujours enrichissant. J’aime bien parler d’hybridation des approches, de « fertilisations croisées », comme dirait William Bunge, au sein de la géographie mais aussi avec les autres disciplines qui nous sont connexes.
Faire de la géographie, c’est aussi avoir un intérêt général pour le monde qui nous entoure ; c’est apprendre à en comprendre le fonctionnement et les répercussions de nos choix de vie sur son devenir ; c’est enfin avoir une vision multiple (des échelles, des niveaux, des diversités) des problèmes qui se posent à savoir raisonner à l’échelle globale, sur de grands enjeux mondiaux ou bien à l’échelle locale, sur des problématiques quotidiennes de partage de ressources, de circulations, d’accessibilité.
Quels textes, auteurs, ont influencé vos travaux et comment ?
Mes travaux sont clairement influencés par une littérature académique assez classique en géographie humaine quantitative. Lorsque je rencontre mon directeur de thèse pour la première fois, il me confie quelques jours plus tard quatre volumineux recueils, en anglais dans le texte, de l’ensemble des publications de Waldo Rudolph Tobler, le pape de l’analyse des interactions spatiales, de leur modélisation numérique et graphique, de leur cartographie, du développement des outils de type Système d’information géographique, de scripts portant notamment sur la représentation de flux … et j’en passe ! Je n’en avais jamais entendu parler auparavant et je devais commencer ma bibliographie par là.
Par la suite, je m’intéresserai (par exemple et dans le désordre) à Peter Haggett, William Bunge, Nyusten et Dacey, Alan Mac Eachren, Thornwaithe, David Plane, Jules-Etienne Marey, Ernst Ravenstein, Warren Thornwaithe aussi par des français.es. Claude Grasland, bien sûr, Müller, Cauvin, Courgeau, Brunet, Bertin, Pumain, Saint-Julien, Palsky, Grataloup, L’hostis, plus récemment à Brian Harley et aux travaux de certains informaticiens (Henry et Fekete, Boyandin, et j’en passe).
La géographie n’est guère aimée du grand public. Que suggérez-vous pour changer cette situation ?
Je ne sais pas si la géographie n’est guère aimée du grand public. Il me semble qu’elle est plutôt méconnue ce qui facilite les avis négatifs. La géographie apparaît surtout désuète, encore et toujours assimilée à une discipline qui consiste à apprendre les noms des localités. Au niveau académique, elle est souvent réduite à son volet monographique ou décrite comme une discipline exclusivement littéraire (aussi ancillaire de l’histoire).
Il est un fait préjudiciable à la discipline, qu’une partie de la jeune génération ne se reconnaisse pas dans ce modèle de la géographie, préférant se qualifier de « géomaticien.ne ». Il y a là une vraie question qui interroge l’évolution d’une branche très dynamique de la géographie, participant des « Sciences du territoire », parallèlement à l’émergence/reconnaissance (?) de la géomatique comme discipline.
La géographie est une discipline riche, variée, qui présente par certains aspects une proximité avec les mathématiques et l’informatique appliquée. Sans verser dans le positivisme à outrance, on peut dire que les résultats obtenus dans ces approches, souvent liées à l’algorithmie, sont d’autant plus intéressants qualitativement qu’ils sont le fait d’équipes composées de profils variés, aussi de « géomaticiens-cartographes » se plaçant de plus en plus à l’interface des communautés thématiques et informatiques. Je pense de la même façon que les approches thématiques sont incroyablement valorisées par la mise en œuvre de protocoles méthodologiques dédiés, justifiant d’ailleurs le développement des humanités numériques.
Je ne sais donc pas si la géographie est mal-aimée, en tous cas, elle apparaît un peu poussiéreuse par certains aspects, comme si elle ne s’inscrivait pas dans son époque ! Encore faut-il que celles et ceux qui ont en main ces approches modernes soient valorisé.e.s et entendu.e.s par la communauté.
Quels efforts accomplissez-vous personnellement dans cette direction ?
Clairement aujourd’hui et probablement plus qu’avant, j’essaie de m’inscrire dans un cadre interdisciplinaire, tout en conservant mon ancrage en géographie. Je pense avoir une position intermédiaire, à l’interface de différents champs que j’essaie de cultiver en collaborant avec des collègues de profils variés.
Je suis impliquée dans différents groupes collectifs de travail essentiellement dédiés aux méthodes et/ou aux outils, aux travaux donnant parfois lieu à l’organisation d’ateliers ou de séminaires toujours ouverts. Ces groupes souvent interdisciplinaires donnent lieu à de nombreux échanges, ils sont une source indéniable d’enrichissements professionnel mais aussi personnel tant ils sont devenus le lieu de sociabilité fortes, d’amitiés. Il faut dire que ces groupes majoritairement composés de techniciens et d’ingénieur.e.s permettent de souder les liens, de renforcer une communauté qui a longtemps été peu considérée, invisibilisée, en tous les cas non reconnue : la compétence méthodologique, technique et graphique (dite la « pratique des outils ») spécifique au « petit personnel » étant injustement sous-valorisée dans notre discipline.
Ayant un attrait pour la pédagogie et la transmission de connaissances, j’ai une activité régulière d’enseignement depuis plusieurs années. Les vacations que j’effectue à l’université sont une opportunité de participer à la formation des étudiant∙e∙s, de transmettre des connaissances d’ordre méthodologique et technique (en réponse à une demande) tout en apprenant en retour. J’essaie en outre de trouver le temps de rédiger des billets de blog sur des carnets de recherche ou espaces collectifs, mais mon activité y est très irrégulière, faute de temps.
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