De nouveaux mots pour de vieux maux, par Martine Tabeaud et Xavier Browaeys

En une sur fond rouge, un titre choc : « Comment le chaos climatique va affecter nos vies [1] ». A l’intérieur du journal, quatre pages avec trois planisphères « des catastrophes climatiques en cascade », un tableau des « 467 impacts du changement climatique » et un texte qui débute ainsi : « L’humanité actuelle, elle, a subi les foudres du changement climatique d’au moins 467 façons différentes. Surtout, ces châtiments vont redoubler... ». Voilà ce qu’énonce le Monde du 21 novembre 2018.

Cette même semaine, la même information est reprise dans le Nouvel Observateur, Science et vie, mais aussi le New York Times, USA Today, NBC news, etc.

À l’origine de ces pages, il y a un article publié dans la revue Nature Climate Change[2] deux jours auparavant. Cet article est signé par 22 chercheurs parmi lesquels on compte des géographes, des économistes, des urbanistes, des biologistes… il est le résultat d’un travail considérable fondé sur un traitement informatique de milliers d’articles en anglais publiés dans des revues reconnues. Pour être retenu ces textes scientifiques devaient faire mention d’au moins un des dix aléas suivants : changement du couvert végétal, sécheresse, réchauffement, vagues de chaleur, tempêtes, précipitations, inondations, incendies, montée du niveau des mers, altération des océans. Mais pas des vagues de froid ! De plus, chaque événement devait être daté et localisé et avoir eu des impacts significatifs sur un des six aspects « cruciaux » de la vie humaine : la santé, l’alimentation, l’eau, les infrastructures, la sécurité, l’économie. Cette approche est à bien des égards innovante parce qu’elle ne se fonde pas sur un état modélisé de l’atmosphère à partir duquel on présume des événements météorologiques extrêmes. Ici, il s’agit de faits avérés et localisés.

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Parmi les trois cartes reprises par le « Monde » examinons celle qui envisage une poursuite des émissions de gaz à effet de serre au rythme actuel jusqu’en 2100. Elle figure les lieux qui seront touchés par un ou plusieurs aléas exceptionnels. Les auteurs emploient l’expression de « risques climatiques cumulés » ayant de forts impacts sociaux et économiques. En effet un même phénomène météorologique peut déterminer plusieurs risques par effet domino. Un cyclone, par exemple, produit une violente tempête accompagnée de précipitations massives donc d’inondations. Il provoque également une élévation temporaire du niveau de la mer voire un changement du couvert végétal. De même une période de sécheresse peut-être concomitante de vagues de chaleur, d’incendies et entraîner une modification du couvert végétal.

Sur la carte, les zones les moins affectées par ce cumul de risques sont situées dans les hautes latitudes. Pourtant ce sont les régions qui selon les modèles connaîtront les plus fortes hausses de température. Elles figurent toujours en rouge sur les cartes issues des modèles physiques. Avec cette approche par les impacts pour les sociétés humaines, les enjeux dans les régions polaires très peu peuplées sont minimes. Le cœur des continents échappe largement à la combinaison des risques parce qu’ils ne sont pas concernés par l’élévation du niveau de la mer et l’altération des océans. En revanche presque tous les littoraux additionnent les risques. La situation de la zone intertropicale et en particulier l’Asie apparaît problématique. Et pourtant c’est là que les modèles prévoient une faible hausse de la température.

Quant au grand tableau publié dans le journal, il n’est pas conforme à celui qui figure dans la revue. Les 94 aspects positifs du réchauffement ont purement et simplement disparu. Et pourtant ils ne sont « ni rares ni neutres » comme l’affirme Le « Monde » dans un entrefilet. Dans huit cas le caractère favorable du réchauffement n’est pas contrebalancé par des inconvénients : le suicide et les comportements criminels sont entravés par les précipitations, l’aquaculture bénéficie des tempêtes et de la hausse de niveau de la mer, la sécheresse est favorable à la chasse et aux compagnies d’assurances, la navigation tire avantage du réchauffement, la démocratie des inondations et les revenus du changement du couvert végétal. Mais le plus souvent (86 cas) les avantages cohabitent avec les inconvénients. Ainsi le tourisme, à côté de pertes dûment soulignées, peut tirer profit du réchauffement, des vagues de chaleur, des tempêtes, des précipitations et de l’altération des océans. De même certaines maladies pathogènes seraient enrayées par la sécheresse, le réchauffement global, les précipitations et la transformation de la couverture végétale. De leur côté les tempêtes amélioreraient la qualité de l’air et les inondations favoriseraient la pêche maritime…

Il reste les cases blanches du tableau dont le Monde ne nous dit rien. Il ne faut pas interpréter ce vide comme si un certain nombre d’aspects de la vie humaine n’étaient pas sous l’influence d’aléas « climatiques ». Sinon que penser du fait que les inondations, l’aléa le plus répandu, n’aient aucune conséquence sur les risques d’accidents, les troubles affectifs, la détresse psychologique, les famines, les intoxications alimentaires, la valeur nutritionnelle des aliments, la rareté de l’eau, les infrastructures énergétiques … Dans le même ordre d’idée les migrations seraient provoquées par tous les aléas sauf par les incendies. Gageons que la récente destruction par le feu de la ville de Paradise en Californie permettra de rougir cette case. On l’a compris, les cases blanches signifient tout simplement que ces impacts n’ont fait l’objet d’aucun article scientifique analysé dans le corpus. Ces manques disparaîtront au fur et à mesure de la multiplication des publications. Le chiffre de 467 impacts recensés depuis 1980 et imputés au changement climatique sera rapidement dépassé. Il pourrait même l’être dès aujourd’hui si les chercheurs s’attachaient à exploiter les anciennes publications scientifiques non encore accessibles sur Internet et celles des chercheurs qui utilisent la langue de la région ayant subi l’événement. En réalité la vie et les activités humaines sont soumises aux conséquences des aléas du temps qu’il fait. Aujourd’hui comme hier ! Une étude systématique des revues scientifiques et de la presse parues avant les années 80 le montrerait aisément. En présence des mêmes périls, les pertes humaines sont moindres de nos jours (500.000 morts avec le cyclone du 12 novembre 1970 dans le golfe du Bengale, 3 millions de morts avec les inondations du Yangzi Jiang en juillet–août 1931, 82 morts dans l’incendie de la forêt des Landes en 1949, plus de 1800 morts avec le raz de marée du 31 janvier 1953 aux Pays-Bas). Il n’en est pas de même des coûts matériels dopés par le marché de l’assurance qui battent des records chaque décennie. Par exemple, aux États-Unis, les dommages du cyclone Camille du 28 août 1969 (vents de 305 km/h) ont atteint les 9 milliards de dollars alors que ceux de Katrina du 28 août 2005 (vents de 250 km/h) s’élèvent à 125 milliards de dollars.

Alors, de quel « chaos climatique » est-il question pour 2100 ? Rien à voir avec le grand capharnaüm d’avant l’organisation du monde. Juste une confusion regrettable entre la lente évolution climatique et l’instabilité météorologique ordinaire avec ses aléas plus ou moins violents.

D’autant que les événements extrêmes sont aujourd’hui suivis par les services hydro-météorologiques du monde entier (prévision, mise en alerte). Quant aux dangers ils sont dûment répertoriés sur les territoires et dans l’histoire des sociétés humaines. Ils font l’objet d’actions de secours dans l’urgence et d’intervention dans le moyen et le long termes. Dans le futur, hélas, des vies seront affectées, voire perdues. Si le nombre, la force, la cascade d’aléas importent, les relations entre les humains comptent tout autant. La vulnérabilité aux risques dépend des guerres civiles et internationales, des inégalités sociales, des spéculations, de la corruption, de l’effacement des services publics…etc.  aujourd’hui comme hier et sans doute demain.

 

Martine Tabeaud et Xavier Browaeys,
Université Paris Panthéon Sorbonne

 


[1] Sans point d’interrogation.

[2] Mora C. et al. (2018) – Broad threat to humanity from cumulative climate hazards intensified by greenhouse gas emissions, Nature Climate Change, 19 novembre, volume 8, pages 1062–1071.

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