Irma et les « îles du nord », ce que les « excès » de la nature révèlent d’une société, par Alain Miossec
Annoncé et suivi de manière précise par les satellites d’observation, le cyclone Irma a provoqué des dégâts considérables dans les deux îles de Saint Martin et de Sant Barthélémy. Des îles « complètement détruites » selon les premières informations, un paysage de guerre qui faisait penser à certains atolls du Pacifique lors des débarquements des marines américains dans le Pacifique en 1944. Raison pour laquelle sans doute TF 1 jugea nécessaire d’envoyer sur place une « envoyée spéciale » plus habituée au front d’Irak qu’au traitement en urgence des catastrophes naturelles. Rien que ce fait interroge sur l’émotion qui a présidé dans les deux îles aux constats que l’on pouvait faire de l’intensité du drame. Comme toujours hélas, la catastrophe révèle de manière cruelle l’état d’une société.
Destin des « îles du nord »
Saint Martin et Saint Barthélémy constituent ce que l’on appelle en Guadeloupe les îles du nord. Ces deux territoires ont obtenu en 2006 une forme d’autonomie de gestion qui n’est sans doute pas loin d’expliquer aux yeux de quelques observateurs la situation observée pendant et après le passage d’Irma. Constat partial qui ne tient pas compte du désir exprimé par les responsables des deux îles, fort différentes l’une de l’autre. La résilience n’y prendra sûrement pas les mêmes formes et « Saint Bart », comme on dit, retrouvera assez vite des atouts touristiques de haut niveau. Sans doute pourrait-on dire que Saint Bart n’a guère besoin de « plus d’Etat » mais que Saint Martin, sous-administrée d’assez longue date, avait choisi une voie qui ne dégageait en quelque sorte que de mauvaises solutions en cas de… catastrophe.
Un cyclone de classe 5
La formation et le développement d’un cyclone tropical supposent la réunion de plusieurs facteurs :
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Des mers chaudes (eaux de surface égales ou supérieures à 26°). Du Cap Vert où naît Irma jusqu’aux archipels caribéens, les conditions sont idéales pour le développement du cyclone. La « tempête » tropicale évolue progressivement en s’éloignant de l’Equateur.
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Le vortex qui caractérise le cyclone ne peut se développer qu’à partir d’une certaine latitude : la force de Coriolis qui s’accroit en s’éloignant de l’Equateur assure au tourbillon une énergie qu’entretient de plus une circulation d’altitude dominée par de l’air plus froid ; en quelques sorte l’air chaud est aspiré et avec lui toute l’humidité que fournit l’océan. Et l’air est d’autant plus chargé d’humidité qu’il est plus chaud. En conséquence, la puissance du cyclone, liée à l’océan, s’atténue assez vite en passant sur le continent. C’est d’ailleurs ce qui explique, en dépit des prévisions pessimistes, qu’Irma ait rapidement obliqué vers le nord-ouest au-delà de la Floride : manquant de « carburant », le cyclone dégénère et meurt. On l’attendait jusqu’en Caroline du nord, il ne viendra pas. La trajectoire est donc essentielle pour « prédire » la catastrophe… ou le retour à une situation plus normale.
Irma, dans la catégorie des cyclones « cap-verdiens », est sans doute l’un des plus puissants enregistrés (mais pas nécessairement le plus puissant). Un œil bien dessiné, un diamètre de plus de 1000 km, des vents en rafales, très violents (360 km/h), un temps de passage sur les îles relativement long (1h30 à Saint Barthélémy) et enfin des précipitations très abondantes. Tout cet ensemble stimulé par les conditions topographiques, en particulier à Saint Barthélémy du fait des reliefs très contrastés.
A toutes les échelles spatiales, les conditions sont optimales pour exacerber le passage du cyclone, pentes raides des mornes, petites vallées qui accélèrent la vitesse des flux et renforcent les écoulements, ainsi qu’une une mer très agitée, sans un régime de houle régulièrement établi mais au contraire marqué par des changements brusques de direction induits par la proximité des îles, la faible profondeur des plates-formes d’où elles émergent (sous la forme souvent de ceintures coralliennes toujours fragiles). Ajouter des cordons littoraux bas, étroits à Saint Martin et tous les facteurs d’un drame « classique » sont réunis.

Vue aérienne de l’île de Saint-Barthélémy
Quand la nature ne fait que révéler les carences d’une société…
Pour que le drame « naturel » tourne à la catastrophe, il faut quelques circonstances favorables, un contexte humain particulier à chaque île et qui fait que la comparaison entre les deux « îles du Nord » montre une capacité de résistance et sûrement de résilience plus favorable à Saint Barthélémy qu’à Saint Martin.
« Saint Bart »
Saint Barthélémy est une petit île, rattachée à la France depuis le 16 mars 1878. Sur une surface de 24 km2 vivent aujourd’hui près de 9500 habitants. Île « sèche », elle fut longtemps pauvre et se rapprochait sociologiquement des Saintes, même créole, mêmes origines lointaines de Poitevins, de Vendéens, de Bretons, mêmes activités primaires mais la sécheresse excluait la canne à sucre. Peu ou pas d’esclaves donc et des métissages moindres qu’en bien des lieux. Quelques familles pauvres.
Une divine surprise… et le destin bascule
En 1957, David Rockefeller y fait construire une somptueuse villa : c’est le début d’une vague de tourisme de haut niveau, voulu par les quelques familles qui possédaient du foncier. Saint Bart, comme on dit, c’est la « jet set » et son enfermement discret, pas de constructions en hauteur, pas de grands cordons littoraux donc pas de front de mer, le modelé de l’île permet des installations dispersées, dominant la mer pour la plupart. Le cœur de l’île, Gustavia, brille plus par des boutiques haut de gamme que par les petits marchés créoles habituels ailleurs. Le bâti est d’autant plus solide que de vieilles traditions de charpentiers de marine ont permis d’assurer la résistance des matériaux (jusqu’à un certain point). Irma n’est guère accompagnée de ce cortège de pillage que l’on verra à Saint Martin. On peut même miser sur une résilience rapide.
Saint Martin, ou l’anti Saint Bart
On comprend d’ailleurs qu’il y ait deux COM (Collectivités d’Outre Mer) à si peu de distance. Plus vaste (90 km2) et plus peuplée, près de 75 000 habitants dont 40 000 dans la partie française, Saint Martin possède les plaines côtières basses qu’il n’y a pas à Saint Barthélémy, des collines éloignées de la mer, des cordons littoraux bas : la lagune de Simpson Bay est pratiquement au niveau de la mer. Partout donc des risques de submersion en cas de…. Autre originalité, l’existence d’une frontière entre la partie hollandaise et la partie française : un fort contraste avec les paquebots de croisière de Philipsburg et la petite marine de Marigot.
L’Etat que l’on dit distant a tout de même assuré la scolarisation, 21 écoles, des collèges, un lycée polyvalent, celle des élèves de Saint Martin mais également d’une partie des élèves venu de la partie hollandaise. Si le drame a plus marqué les esprits à Saint Martin c’est aussi la conséquence d’une croissance économique entièrement fondée sur le tourisme. On arrive dans l’île par le gros aéroport de la partie Hollandaise quand seul le petit aéroport de Grand Case accueille des avions de taille moyenne venus de Guadeloupe, une piste qui débouche pratiquement sur la mer, qui du moins vient butter sur les deux ou trois rues alignées face à la mer qui tiennent plus de la « case » que de la construction « en dur ».
On conçoit que face au drame, acheminer de l’aide posait forcément problème. Saint Martin partie française, c’est 4000 habitants en 1980 et 10 fois plus aujourd’hui. Un eldorado s’est développé, entraînant une forte pression foncière, là où des « vides » existaient, des vides qui n’étaient que des cordons dunaires étroits et peu élevés sur lesquels des autorisations à construire ont été données. Petits immeubles en front de mer, quelques marinas. On comprend la « liberté » acquise par le statut de Collectivité d’Outre Mer : en quelque sorte, l’Eldorado devient une sorte de Far West, sous-administré, qui attire des migrants de toutes origines, des pauvres en masse, venus d’Haïti mais aussi de la République Dominicaine ou encore de la Dominique, des « clandestins », des moins pauvres (pas toujours) venus de métropole, des entrepreneurs pour le bâtiment, des commerçants attirés par la clientèle touristique. Cette émigration a des conséquences : les plus pauvres bâtissent à la hâte, et sans en être dissuadés, des cases qui s’envoleront dans les rafales ; les plus nantis des maisons en dur. L’augmentation de la population n’est au fond que la rente de la défiscalisation voulue par la loi Pons de 1986.
Le paysage qui s’offre aux yeux au lendemain du passage d’Irma est le reflet de cette histoire relativement courte, les cases sont détruites, les toits des maisons envolés. Pas tous et pas partout. Pouvait-on l’éviter ? L’EMIZA (Etat-major interministériel de la Zone de Défense et de Sécurité Antilles) disposait de suffisamment d’informations et avait même anticipé au premier trimestre en Martinique les effets d’un cyclone agressif : l’incriminer, c’est mettre en cause l’Etat. Mais c’est aussi oublier les circonstances, les conditions locales, les inondations, l’accessibilité très limitée du fait des inondations consécutives aux abats d’eau et à la submersion locale, le peu d’espace pour trouver des refuges dans des îles aussi étroites et souvent encore de voirie médiocre. C’est méconnaître le poids des distances (250 km entre la Guadeloupe et ces îles du nord). Fatalisme contre activisme : il est facile d’opposer deux comportements. L’analyse géographique est sans pitié lorsque frappent des cyclones de cette ampleur ! Il est triste de le dire mais les archipels caribéens connaissent à peu près toute la gamme des risques dans un espace limité.
Alain Miossec
Professeur Emérite, Ancien recteur de l’Académie de la Guadeloupe (2005-2008)
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