Hovig Ter Minassian : « Je suis tout autant intéressé de faire de la science sociale, que de la géographie »
Comment avez-vous découvert la géographie ?
Je suis venu à la géographie un peu par hasard. En classes préparatoires, j’avais choisi l’option histoire-géographie par défaut, sous la pression familiale, mais aussi parce que j’avais des notes correctes dans ces deux matières au lycée. A la sortie de la khâgne, et donc lorsqu’il a fallu choisir un parcours à l’université, l’histoire ne me tentait pas beaucoup : j’avais l’impression – à tort ! – d’avoir passé des années à apprendre quasiment par cœur une grande masse de données, de faits, de noms. A côté, la géographie me paraissait facile, ne demandait pas trop de travail. Il fallait surtout comprendre la « logique » des phénomènes étudiés. Bref, ça m’avait paru plus intuitif, plus plaisant aussi… avant de comprendre qu’il s’agissait d’une discipline tout aussi exigeante que les autres sciences sociales. J’y ai vraiment pris goût, notamment parce qu’elle permet d’être en phase avec l’actualité sociale, politique, économique, et aide à comprendre le monde dans lequel on vit.
Quels sont vos domaines et terrains de recherche ? Pourquoi vous être tourné(e) vers eux ?
Si je devais me positionner dans un champ de la géographie, je me vois plutôt dans celui de la géographie sociale, voire socio-culturelle, avec deux principaux domaines de recherche, un plus classique et socialement acceptable et un second plus… exotique.
Dans le cadre de ma thèse, j’ai travaillé sur la transformation des quartiers anciens des grandes villes européennes, en m’intéressant aux processus de gentrification, aux dynamiques sociales contemporaines, en lien avec les politiques de réhabilitation urbaine, de protection du patrimoine et de mise en tourisme. Mon terrain d’étude était Barcelone, et j’avais à cœur de comprendre les dynamiques de transformation sociale de ses quartiers anciens, des politiques qui y étaient mises en œuvre mais aussi des conflits urbains que ces transformations généraient. Je souhaitais montrer dans ma thèse que ces politiques urbaines barcelonaises depuis les années 1980 avaient produit ou renforcé des inégalités sociales, alors qu’elles entendaient au contraire les réduire. Ayant grandi en ville ou en proche banlieue, j’ai toujours été attiré par les environnements urbains, les pratiques urbaines.
Ces questions m’intéressent encore bien entendu, et je continue de participer à des réflexions collectives sur la gentrification ou les politiques urbaines. Mais en parallèle, depuis plusieurs années maintenant, j’étudie les pratiques du jeu vidéo. Je m’intéresse particulièrement à la dimension ordinaire de ces pratiques culturelles, à la question de savoir comment elles s’inscrivent dans les routines – et les espaces – du quotidien, y compris chez des catégories de joueurs très occasionnels, et dans des contextes spatiaux et sociaux très variables : chez soi, dans les transports, dans les espaces publics, entre amis, etc. Sur ces sujets, je travaille beaucoup avec des sociologues pour documenter l’articulation entre logiques spatiales et logiques sociales de la pratique. Quant à savoir pourquoi je me suis tourné vers cet objet de recherche, disons que c’est une pratique culturelle avec laquelle je suis assez familiarisé, et depuis longtemps…
Pour vous, comment « fait-on » de la géographie ?
Aujourd’hui, beaucoup de méthodes et outils de production de la recherche sont partagés par de nombreuses disciplines, c’est qui rend peut-être la réponse à cette question plus compliquée. Pour moi, la géographie ne se distingue donc pas nécessairement par des outils spécifiques, comme la carte ou l’analyse statistique, mais par une « certaine manière » de construire la réflexion, d’ouvrir le débat, en partant de l’idée que l’espace n’est pas neutre, et que notre position dans l’espace (au sens propre) nous qualifie dans l’espace (au sens métaphorique) social ou politique.
Paradoxalement, cela n’implique pas, selon moi, de démarrer par une description spatiale ou paysagère d’un phénomène, ce n’est pas nécessairement non plus commencer par « voir » partout de l’espace, ou du territoire (pour faire référence à un débat interne à la discipline). C’est d’abord chercher à améliorer notre compréhension des phénomènes sociaux, quels qu’ils soient, y compris ceux pour lesquels la dimension spatiale ne semble pas d’emblée évidente (je pense aux pratiques de jeux vidéo bien entendu, mais pas seulement), contrairement à l’étude, par exemple, d’un projet de requalification urbaine, d’un territoire frontalier, ou de la mondialisation.
Mais au fond, au risque de paraître hérétique, disons que je suis tout autant intéressé de faire de la science sociale, que de la géographie. Quand mes étudiants de Master me demandent si leur sujet de mémoire est « suffisamment » géographique, ou si c’est bien de la géographie, j’ai tendance à leur répondre : « peu importe, du moment que la question que vous vous posez renvoie à des problématiques sociales et qu’elle vous intéresse ».
Quels textes, auteurs, ont influencé vos travaux et comment ?
Bon, la question redoutable, parce que je n’ai jamais vraiment pensé mes lectures en termes « d’influence ». Je pense pouvoir citer au moins mes deux directeurs de thèse, Martine Berger et Horacio Capel. Avec la première, j’ai appris la précision et la rigueur dans la construction théorique et méthodologique. Dans ses travaux sur le périurbain en Île-de-France, il est formidable de voir comment il est possible de produire des réflexions de fond sur la base d’analyses statistiques parfois très poussées. Avec le second, grand spécialiste de Barcelone, j’ai affûté mon regard critique sur l’analyse des politiques publiques urbaines. Disons que j’ai mieux compris comment argumenter, comment tenir un discours scientifique qui puisse être en même temps une interrogation sociale et politique. Depuis, j’ai plutôt tendance à m’éparpiller dans mes lectures, y compris en dehors de la géographie (sociologie, science politique, etc.), mais j’ai autant de plaisir à lire des travaux théoriques de chercheurs confirmés que de jeunes chercheurs et doctorants qui présentent des matériaux inédits.
La géographie n’est guère aimée du grand public. Que suggérez-vous pour changer cette situation ?
Si par géographie on entend les voyages, ou la préoccupation pour l’actualité sociale, je ne sais si elle est si mal aimée du grand public. Mais si cela désigne la discipline géographique, telle qu’elle est enseignée de l’école primaire à l’université, alors oui, il y a peut-être un problème.
A mon sens, il est surtout lié à une méconnaissance de ce que peut être la géographie. En arrivant à l’université, c’est frappant de constater comme certains étudiants, y compris dans les cursus de géographie, sous-estiment la richesse et la diversité des approches, des objets d’études et des méthodes d’analyse (des questionnaires aux cartes mentales en passant par les entretiens), même si les programmes scolaires ont considérablement évolué positivement depuis que nous-mêmes étions au collège ou au lycée. Pour moi, cela se joue dès l’année de préparation aux capes d’histoire-géographie : s’il y avait plus d’étudiants issus des cursus de géographie en poste au collège ou au lycée, ce serait autant d’enseignants ayant à cœur d’enseigner la géographie, non parce qu’ils y sont tenus par les programmes, mais parce que cela leur plaît. Sans parler de créer des vocations, on peut espérer que cela puisse susciter la curiosité, ou a minima l’intérêt pour une discipline encore mal identifiée par le grand public.
Quels efforts accomplissez-vous personnellement dans cette direction ?
Je refuse rarement les sollicitations pour venir parler de géographie ou de mes travaux de recherche que ce soit lors d’un café géo, pour une émission de radio, une conférence dans une médiathèque ou en lycée. Pour moi, toutes les occasions sont bonnes pour (tenter de) déconstruire l’image parfois dépassée que certains publics peuvent avoir de la géographie. J’essaie de montrer que la géographie contemporaine est bien une science sociale qui s’appuie sur des méthodes de travail plurielles (la carte, l’image animée ou fixe, les statistiques etc.) pour apporter des éléments de compréhension des phénomènes sociaux et bien sûr spatiaux.
La liste des travaux d’Hovig Ter Minassian est disponible sur le site de l’université François Rabelais de Tours.
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