Sarah Mekdjian : plaidoyer pour une géographie hospitalière et « indisciplinée »
Comment avez-vous découvert la géographie ?
Je me souviens découvrir des cartes dans des livres d’enfants et des atlas. La géographie c’est aussi la discipline qu’enseignait ma mère. J’en ai donc entendu parler très jeune sans bien comprendre de quoi il pouvait s’agir.
Quels sont vos domaines et terrains de recherche ? Pourquoi vous être tournée vers eux ?
Je m’intéresse aux questions que posent les situations contemporaines d’exil, les statuts d’étrangers, de demandeurs d’asile, de réfugiés, d’immigrés produits par les Etats-Nations : comment élaborer une pensée -en acte- contre la xénophobie et pour l’hospitalité? Mon amie Myriam Suchet me rappelle souvent cette citation de Jacques Derrida (1998) :
“La question de l’hospitalité commence là : devons-nous demander à l’étranger de nous comprendre, de parler notre langue, à tous les sens de ce terme, dans toutes ses extensions possibles, avant et afin de pouvoir l’accueillir chez nous ? S’il parlait déjà notre langue, avec tout ce que cela implique, si nous partagions déjà tout ce qui se partage avec une langue, l’étranger serait-il encore un étranger et pourrait-on parler à son sujet d’asile ou d’hospitalité ?”
Le paradoxe soulevé, mais aussi nombre de processus auxquels nous assistons aujourd’hui – replis nationalistes et identitaires en Europe, militarisation et externalisation des frontières, fantasmes de pureté – disent la source de mon inquiétude et, donc, de mon travail. Je m’intéresse sûrement à ces questions pour des raisons familiales, étant, comme beaucoup, issue d’histoires d’exil ; mais aussi par conviction politique.
Je m’interroge également sur ce que signifie réfléchir et agir à ces questions depuis l’institution universitaire, et notamment depuis les disciplines instituées comme la géographie. La géographie a longtemps servi -et sert encore- à légitimer l’Etat dans ses territoires et ses frontières. De nombreux auteur.e.s ont travaillé et travaillent à repenser les épistémologies et pratiques de la discipline. On peut ainsi citer les mouvements de contre-cartographies qui investissent la carte, non plus comme outil de légitimation de l’Etat ou encore de surveillance, mais comme une brèche permettant de réinventer nos rapports à l’espace, aux frontières, à la liberté de circulation. Je pense par exemple aux cartes produites par Olivier Clochard et le collectif scientifique et militant Migreurop sur les politiques migratoires européennes contemporaines.
C’est en m’inspirant de ces travaux de contre-cartographie que j’ai créé en 2013 à Grenoble au sein de la Maison des Associations un atelier de cartographie réunissant des chercheuses en géographie, des artistes – qui participent aussi beaucoup à réinventer les formes et les usages de la carte – et des personnes en situation de demande d’asile ou ayant obtenu le statut de réfugié. La cartographie à main levée est devenue un geste d’échange, une tactique d’appropriation de la ville et d’évocation de souvenirs. Les cartes produites, en co-auctorialité entre personnes réfugié.e.s, artistes et chercheuses, sont réunies sous le nom de Cartographies Traverses/Crossing Maps et sont régulièrement présentées en dehors des seules institutions universitaires.
Pour vous, comment « fait-on » de la géographie ?
Je me demande à la lecture de cette question « faire de la géographie » pour quoi faire? Etudier, pratiquer une discipline scientifique…il me semble revient à s’interroger sur cette « discipline » : son histoire, ses prémisses, les intentions des chercheuses et chercheurs qui l’animent…et s’interroger sur des finalités potentielles : étudier, analyser, intervenir, enseigner… pour quoi faire ? A la réponse que l’on tente d’apporter à ce « pour quoi faire » dépend en partie la question du « comment ».
Dans la perspective d’agir pour des formes d’hospitalité, dans un contexte de replis identitaires, j’utilise certains outils de la géographie – la cartographie par exemple – pour créer des situations qui mettent à l’épreuve la notion d’hospitalité ; je tente aussi de penser l’université comme un lieu de vie et de pensée hospitalière : c’est pour cela que je tente d’ouvrir la « discipline » à d’autres pratiques, par exemple artistiques, militantes…, ou encore à sortir l’enseignement du seul lieu de la classe. Il s’agit, pour reprendre les termes de Myriam Suchet, d’élaborer des pratiques « indisciplinaires » pour l’élaboration d’une « univerCité ». Je serais d’ailleurs curieuse de connaitre comment était enseignée la géographie et quelle géographie était enseignée pendant l’expérimentation inspirante de l’Univers/Cité de Vincennes…
Quels textes, auteurs, ont influencé vos travaux et comment ?
Il faudrait vraiment beaucoup écrire…alors je dessine des listes à la Prévert spontanément, en en oubliant déjà la moitié…
Je commencerai par les cartes : j’aime les cartes de dérives inventées par les Situationnistes, celles de Mathias Poisson qu’Elise Olmedo a étudiées, les cartes dessinées par les habitant.e.s grenoblois.e.s rencontrées, et produites avec Marie Moreau, artiste exploreuse ; les cartes dessinées au crayon de Philippe Rekacewicz, tous les travaux cartographiques ou presque que Philippe Rekacewicz et Philippe Rivière mettent en avant dans le leur blog Visionscarto.net (http://visionscarto.net/), les cartes et oeuvres présentées au sein du collectif de l’antiAtlas des frontières (http://www.antiatlas.net/), celles produites par le collectif Migreurop (par exemple le site Close the Camps http://closethecamps.org/), …
Et puis les textes : ceux que je glane dans la revue Vacarme, par exemple les extraits de conversations relevés pendant une nuit de Nuit Debout (Vacarme, n°76, 2016), les travaux de Sophie Wahnich sur l’écriture de l’histoire, les émotions, la Révolution Française, les travaux de Jacques Rancière, la figure du maître-ignorant, les travaux de Denis Cosgrove sur la carte, les travaux d’Anne Volvey sur les épistémologies du care, le land art, l’art, l’esthétique…
Les conversations que j’ai eu ou que je continue d’avoir avec Philippe Gervais-Lambony, Sonia Lehman-Frisch (et leurs écrits, notamment sur la notion de justice), qui ont encadré mon travail de thèse, avec Myriam Suchet, qui travaille depuis l’université de Paris 3 à indiscipliner l’université pour l’univerCité, avec Marie Moreau, artiste exploreuse et François Deck…
La géographie n’est guère aimée du grand public. Que suggérez-vous pour changer cette situation ?
Je ne sais pas trop ce que l’on appelle le grand public et ce qu’il aime ou n’aime pas. Il me semble par exemple que l’émission de télévision « Le dessous des cartes » est un succès qui touche de nombreuses personnes. On pourrait repenser les programmes scolaires de géographie, souvent peu appréciés des collègues enseignant.e.s et des élèves. Les collègues qui animent le blog Aggiornamento Histoire-Géographie http://aggiornamento.hypotheses.org/ formulent de très nombreuses propositions souvent passionnantes.
Quels efforts accomplissez-vous personnellement dans cette direction ?
Les lieux à partir desquels je travaille et où je parle de mes pratiques sont autant à l’université qu’ailleurs : salles de classe, salles de colloques, centres sociaux, maison des associations, locaux associatifs, salles de médiathèques et bibliothèques publiques, institutions muséales, écoles d’art, rue, internet. Il en faut des lieux ici et ailleurs pour tenter de construire l’univerCité !
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