Sébastien Bourdin : « Avec Pokémon Go, le virtuel s’immerge dans notre propre réalité »

VOLKAN FURUNCU/ANADOLU AGENCY

Lancé le 24 juillet 2016 en France, Pokémon Go a rencontré un succès immédiat. En quoi consiste ce jeu ?

 

Pokémon Go est un jeu japonais de réalité augmentée. Le joueur y incarne un dresseur de « monstres de poche » (Pocket Monster) qu’il s’agit de chercher – on sort de chez soi pour jouer –, de capturer, puis de faire évoluer. Pour les éleveurs de Pokémons, il est ensuite possible d’échanger les monstres capturés ou de combattre par bestioles interposées.

 

Comment expliquer l’engouement du public à son encontre ?

 

Le succès de l’application réside sans doute dans une forme d’attachement des joueurs pour ces petits monstres virtuels, mais s’explique surtout dans le fait que, pour la première fois, on passe de la virtualité à la réalité. Autrement dit, Pokémon Go permet aux dresseurs jouant avant sur Game Boy d’incarner de manière réelle leurs héros de dessins animés. On troque son salon et sa chambre contre une ballade dans la rue qui prend la forme d’une chasse. Avec Pokémon Go, le virtuel s’immerge dans notre propre réalité !

Bien qu’attendu, le succès de l’application a toutefois surpris par son ampleur. Pokémon Go a battu les records de lancement des deux autres jeux « addictifs » du moment, Clash Royale et Candy Crush. Après un mois de lancement, ce sont en effet 200 millions de dollars [1] qui ont été engrangés par ce qui s’apparente à un véritable phénomène mondial ! Plus encore, avec 50 millions de téléchargements sur Google Play Store et 75 millions sur Apple Store à la mi-juillet, Pokémon Go bat le record planétaire de téléchargements dans sa première semaine.

Le succès des Pokémons n’est pourtant pas nouveau. Les premiers jeux à les mettre en scène sortent sur la console Game Boy en 1996 au Japon et en 1999 en Europe, avant que le jeu ne soit transposé en dessin animé (en 1997), lui-même à l’origine d’une infinité de produits dérivés inondant les rayons des supermarchés. Avec une fortune de plus de 42 millards d’euros, Nintendo et sa Pokémon Company décidèrent alors de s’associer à Niantic, une filiale de Google spécialisée dans les jeux vidéo, pour développer Pokémon Go.

 

Vous menez actuellement une étude sur les comportements des joueurs. A partir de vos enquêtes, peut-on dégager un profil-type d’utilisateur ?

 

Bien que notre enquête n’en soit qu’à ses débuts, il est dès à présent possible d’esquisser quelques tendances générales. Nos résultats provisoires montrent que la majorité des joueurs sont des hommes (65 %) et qu’ils ont entre 19 et 25 ans (60 %) : on semble retrouver ici les joueurs qui ont connu dans leur enfance les débuts du phénomène Pokémon. En outre, si l’on retire de notre échantillon les élèves et les étudiants, les catégories socio-professionnelles les plus représentées sont les employés, suivis des cadres et professions intellectuelles supérieures.

Du point de vue des pratiques, une grande partie des joueurs sont familiers avec les Pokémons (déjà vu le dessin animé, déjà joué sur la console portable ou avec les cartes échangeables, etc.). Les utilisateurs utilisent principalement l’application en journée et en soirée et 60 % d’entre eux passent plus d’une heure par jour à y jouer ! Seuls 20 % des répondants sont des solitaires, la plupart des dresseurs pratiquant les chasses et le dressage à plusieurs. De ce point de vue, Pokémon Go favorise les interactions sociales : les chasses collectives sont souvent organisées en famille ou entre amis. Certains parents se prêtent ainsi au jeu, voyant dans ces chasses le moyen pour « enfin arriver faire sortir les enfants de leur chambre ». On assiste aussi à l’organisation, via les réseaux sociaux, de chasses collectives rassemblant des joueurs qui ne se connaissaient pas auparavant.

 

Afin d’attraper les Pokémons, le joueur doit régulièrement s’arrêter à des « pokéstops ». Où sont-ils localisés et que nous apprennent-ils sur la géographie du jeu et des joueurs en France ?

 

Tout d’abord, les pokéstops sont des lieux où les joueurs vont pouvoir récupérer des pokéballs (afin d’attraper les Pokémons), de l’encens (pour attirer un Pokémon dans son radar), de l’élixir de soin (pour panser les blessures des Pokémons) et des œufs (pour élever des Pokémons).

Il existe une véritable géographie des pokéstops et des arènes. Ces derniers ne sont pas localisés aléatoirement dans l’espace. Bien souvent, on les retrouve dans des lieux publics (parcs, jardins, places), des lieux culturels (musées, bibliothèques, monuments) ou encore des centres commerciaux. Un article du Monde en date du 12 août 2016 expliquait d’ailleurs comment Pokémon Go créait des inégalités territoriales entre des villes bien dotées en pokéstops et à l’inverse des villages vides de « pokélieux ».

Par ailleurs, la localisation des Pokémons est influencée par les lieux. Il existe trois grands types de Pokémons : ceux rattachés à la terre, ceux rattachés au feu, et ceux rattachés à l’eau. Ainsi, si le dresseur décide de partir à la chasse, il devra alors lancer son application qui lui indiquera les petites créatures les plus proches et, avec l’appui des technologies GPS, le chemin pour s’y rendre. La localisation de ces bêtes est aléatoire mais l’environnement influence leur localisation. Ainsi, vous trouverez plus facilement un Pokémon Eau proche d’un lac ou d’une rivière.

 

Est-il possible de chasser des Pokémons sur l’ensemble de la planète ?

 

Il s’agit d’un pseudo-phénomène planétaire qui ne touche pas encore tous les pays. Pokémon Go a été lancé dans tous les Etats-membres de l’Union européenne à la mi-juillet. Puis, d’autres pays d’Amérique centrale et latine on suivit. On trouve des Pokémons également dans de nombreux pays d’Asie (Japon, Chine, Corée du Sud, Inde, Malaisie, Cambodge, etc.), d’Océanie, et en Amérique du Nord. Au Moyen-Orient et en Afrique, le jeu n’existe pas (encore). On aurait pourtant facilement imaginé les touristes visitant l’Egypte partir à la chasse aux Pokémons au pied des Pyramides ou encore au Nigeria, à Lagos, en guise de distraction dans les bouchons sans fin de la capitale !

En Iran, le jeu a été formellement interdit par le Conseil des espaces virtuels qui a soulevé des intérêts de sécurité nationale et d’espionnage, le jeu ayant recours à la géolocalisation de ses utilisateurs. Même dans les pays où le jeu existe, il y a des endroits où son déploiement est interdit. C’est par exemple le cas d’une commune française située dans l’Ain dont le maire a interdit par arrêté municipal l’implantation de Pokémons invoquant l’occurrence d’accidents et l’insécurité due à la pratique du jeu.

 

L’utilisation du jeu renforce-t-elle des spatialités préexistantes ou en crée-t-elle de nouvelles ?

 

Les deux, mais avec des différences selon les joueurs ! Effectivement, la localisation des activités du jeu renforce des pratiques spatiales déjà existantes mais les finalités sont différentes. On se rendait un samedi après-midi dans un parc pour s’y promener, maintenant on peut également y chasser des Pokémons.

A l’inverse, les utilisateurs peuvent bouleverser leurs territoires : l’adolescent qui préférait rester derrière son ordinateur ou sa console va plus volontiers sortir pour partir à la recherche des Pokémons. Nintendo et Niantic ont d’ailleurs compris le parti à tirer de cet argument de santé publique en élaborant un discours incitant les joueurs à faire du sport ! Par exemple, pour faire éclore un œuf, l’utilisateur devra réaliser une marche à pied variant de 2 à 10 km. Il existe toutefois des moyens de s’affranchir de ces marches qui pourraient être vécues comme une contrainte. Business is business

Pour d’autres utilisateurs, le jeu est l’occasion de (re)découvrir des lieux de la ville à la recherche de Pokémons rares que l’on souhaite absolument posséder. Certaines municipalités y ont vu une opportunité comme celle de Caen qui a décidé d’organiser un concours pour stimuler la fréquentation de ses lieux culturels durant l’été. Une collègue me confiait d’ailleurs qu’au Pérou, les Pokémons sont partout : dans la rue sur des affiches géantes, dans les kiosques de journaux, chez le marchand ambulant, à la sortie de l’école. Dans ce contexte, la municipalité métropolitaine de Lima, en partenariat avec un opérateur de téléphonie et d’autres institutions publiques, a organisé une fête dans un parc public utilisant les Pokémons comme outils de communication. Par l’entremise des monstres virtuels, la police nationale encouragea les citoyens à l’aider « à attraper les délinquants », tandis que plusieurs églises évangélistes marquées comme pokéstops invitèrent les joueurs, via Facebook, à venir les rencontrer.

 

Alors que de nombreux utilisateurs valorisent la capacité du jeu à faire découvrir le monde, le scandale qu’a suscité la chasse de Pokémons à l’intérieur du site d’Auschwitz ne témoigne-t-il pas au contraire d’un risque de voir les lieux vidés de leur histoire et des représentations qui leur sont associées ?

 

Pokémon Go fait en effet l’objet de nombreuses polémiques. La réelle difficulté est de pouvoir faire la différence entre lieu de commémoration et lieu de divertissement, entre lieu de recueillement et lieu d’amusement. C’est ainsi que des « class actions » se sont fédérées pour faire valoir le droit à des « no-go zones » où les pratiques du jeu seraient prohibées. C’est le cas au mémorial d’Auschwitz-Birkenau, à l’ossuaire de Douaumont ou au mémorial du 11 septembre à New-York.

La question posée est finalement de savoir si Pokémon Go peut-être une occasion de (ré)investir des lieux qui n’auraient pas attiré naturellement certains joueurs. Opportunités pour certains, contraintes pour d’autres, la pratique des lieux grâce/à cause de Pokémon Go n’a pas fini de faire parler d’elle.

 


[1] Contre 125 millions de dollars pour Clash Royale (sorti en mars dernier) et 25 millions de dollars pour Candy Crush dans leur premier mois de lancement.

Laisser un commentaire

%d blogueurs aiment cette page :