Frédéric Encel : « Daesh sera vaincu, mais au-delà, c’est notre dispositif culturel et humaniste qui doit vaincre ».

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Alors que les précédents attentats avaient été minutieusement préparés et avaient pour cadre des métropoles mondiales (Paris, Bruxelles), ceux de Magnanville, Nice et Saint-Etienne-du-Rouvray ont été perpétrés par des individus isolés dans une ville secondaire et dans des villages. Comment expliquer une telle transformation des méthodes et des échelles d’action ?

 

Le principal facteur explicatif est selon moi la tactique dissimulatrice des jeunes islamistes radicaux contemporains. Dans les années 1980-90, ils fonctionnaient à l’ancienne, en réseaux et en bandes, avec le risque d’être infiltrés ou trahis. Plus récemment, il y eut la radicalisation via des prêches salafistes dans les mosquées ou salles de réunion confidentielles, une pratique qui du reste se poursuit, d’où mon approbation de la décision prise par Bernard Cazeneuve de fermer des mosquées salafistes. Cette deuxième « génération » d’islamistes était plus difficile à percer à jour, mais leurs pratiques culinaires ou vestimentaires et leurs discours nouveaux les désignaient, aux yeux de l’entourage et de la police, comme des radicaux.

Aujourd’hui, nos services de renseignement et les magistrats font face à un défi plus grand : de jeunes islamistes prennent non seulement garde d’éviter tout changement dans leur attitude afin de ne pas éveiller les soupçons – c’est la tactique de la takiya (dissimulation), légale dans l’islam en cas de guerre – mais encore ne fréquentent-ils pas (ou plus) la mosquée ni ne révèlent leurs plans, sauf à un noyau extrêmement réduit de complices et peu avant de frapper.

Tout cela ne relève cependant que d’une dimension tactique et presque technique. A la fin des fins demeure l’essentiel car le plus dangereux : l’idéologie morbide, mortifère et totalitaire qui correspond à l’islamisme radical.

 

Pourquoi la France constitue-t-elle une cible privilégiée pour l’Etat Islamique ?

 

Parce que qu’elle incarne quelque chose, et non parce qu’elle commet quelque chose, pour ce qu’elle est et non pour ce qu’elle fait ! Voilà des décennies que par dogmatisme, ignorance ou complaisance, des observateurs tentent d’expliquer (et de minimiser ?) le fléau islamiste radical par la politique proche-orientale de la France, par la loi du 15 mars 2004 sur la laïcité à l’école ou encore par le très commode conflit israélo-palestinien ! Or les attentats islamistes ont débuté dans les années 1980 et se sont poursuivis tout au long des années 1990 ; aucun Rafale ne frappait alors de cibles djihadistes en Syrie, et nulle loi n’interdisait les signes religieux ostentatoires à l’école. Les mêmes « Je-ne-suis-pas-Charlie » avaient expliqué la tuerie de janvier 2015 par la colère sensément suscitée par les caricatures de Mahomet. Mais avec le massacre antisémite de l’Hyper Casher (dont je constate qu’il a été « oublié » par les signataires musulmans du texte du JDD du 31 juillet 2016), puis les carnages du Bataclan, de Nice et de St-Etienne du Rouvray – sans oublier ceux heureusement avortés du Thalys et de Villejuif – la victimisation des bourreaux ne tient plus.

La réalité est la suivante : l’islamisme radical puise sa source au IXe siècle avec l’école exégétique du fanatique Ibn Hanbal, puis aux textes violents de prédicateurs tels que Ibn Taymiya (XIVe s.), Ibn Abdelwahhab (XVIIe s., père du wahhabisme saoudien actuel) ou encore du fondateur des Frères musulmans Hassan al Banna (1928). Ces prêcheurs de haine sont tous, à des degrés divers selon les chapelles intégristes, suivis, étudiés voire adulés par les radicaux contemporains.

Or la France, avec sa vieille civilisation chrétienne, sa démocratie, sa laïcité, son égalité des femmes et des minorités devant la Loi, son acceptation des Juifs, des Francs-Maçons, des homosexuels, mais aussi du fait de son engouement pour les arts et la culture, est haïe par les islamistes radicaux. Lisez-les ; si l’Etat islamique (Daesh) voue à l’enfer la France pour tout ce qu’elle représente, les islamistes « soft » la détestent aussi et tentent de la modifier de l’intérieur, par la prédication et les pressions sociétales…

 

L’action militaire de la France en Syrie, en Irak ou au Mali est considérée par certains observateurs comme peu utile, ou mal menée. Qu’en pensez-vous ?

 

Je m’oppose à ces deux critiques. D’abord, tout comme le RAID et les autres groupes d’élite sur notre sol, nos soldats et leurs matériels provoquent là-bas des pertes considérables aux terroristes de Daesh et à leurs comparses qui tentent d’asservir le Mali et ses voisins du Sahel, pays musulmans dont je rappelle qu’ils ont appelé la France à l’aide en pleine souveraineté et dans le droit international. Ensuite, le romantisme révolutionnaire de l’Etat islamique lui impose de montrer des victoires, afin de prouver aux esprits crédules ou déjà djihadisés qu’Allah y souscrit et le soutient. D’où l’importance de détruire cette exemplarité valorisante en termes de propagande, outre l’avantage humain bien sûr fondamental de sauver des populations meurtries par ces barbares.

J’emploie peut-être des termes forts, mais rappelons-nous que l’ONU a déjà accusé Daesh dès 2014 de crimes de génocide… Nous sommes réellement face à un ennemi apocalyptique et par conséquent excessivement dangereux.

 

L’influence de l’EI dépasse désormais largement le territoire qu’il contrôle. Peut-on encore aujourd’hui considérer qu’une défaite militaire consacrerait une disparition de l’organisation ?

 

Cette question est au cœur des enjeux qui se jouent actuellement. La victoire militaire est nécessaire mais pas suffisante. C’est pourquoi je parle d’idéologie et de romantisme révolutionnaire ; le terreau et le substrat, voilà les vrais ennemis ! Le terrorisme, au fond, n’est qu’une doctrine d’emploi de la force relativement connue, certes assassine et détestable, mais toujours liée en écho à une idéologie dominatrice. En France et en Europe, le terrorisme fut anarchiste et nihiliste autour de 1900, communiste dans la décennie 1980, et plus marginalement indépendantiste ou pro-palestinien. A chaque fois, les démocraties ont dû se défendre par le truchement de la force brute et de leurs systèmes judiciaires, mais au fond elles l’ont surtout emporté culturellement, en menant et remportant le kulturkampf imposé par leurs ennemis.    Daesh sera vaincu en Syrie et en Irak, cela ne fait aucun doute. Mais au-delà, c’est notre dispositif culturel et humaniste qui doit vaincre.

 

Dans la tribune que vous avez cosignée dans Le Monde avec Yves Lacoste, vous appelez à « réenchanter la nation républicaine ». Quelles décisions politiques permettraient, selon vous, de favoriser un tel réenchantement ?

 

Il y a plus d’un siècle, le sociologue allemand Max Weber parlait du « désenchantement du monde ». Je pense en effet que nous devons absolument, quant à nous, ré-enchanter ce que nous sommes. Souvenez-vous ; les philosophes Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, dès les années 1980, nous mettaient en garde contre le relativisme culturel, une forme de haine de soi et l’abandon de nos valeurs et de notre récit national au profit de chimères [1]. Ils voyaient juste. La Nation a été abandonnée à un parti d’extrême droite, ainsi que les symboles, les valeurs, les sons et les couleurs de la République. Erreur gravissime qu’il convient de réparer. J’affirme que d’une part la Nation comme représentation – pour reprendre le concept cher à mon maître en géopolitique et coauteur Yves Lacoste – d’autre part la République, ce précieux cadre institutionnel démocratique qui nous préserve des dérives extrémistes, doivent être revalorisées. Cela passe par l’apprentissage, très tôt, de la signification du drapeau, de l’hymne, du triptyque, de nos grands hommes, de nos principales lois constitutionnelles, de la laïcité, de l’égalité hommes-femmes, et bien entendu le strict respect de la Loi en toute circonstance. Et puis face à cet islamisme radical et à ses « idiots-utiles », comme disait Lénine, il convient aussi d’opposer des moyens budgétaires supplémentaires en faveur de la justice, de la police, de l’armée et de l’éducation. Programme ambitieux par temps de disette, mais nous n’avons plus le choix.

Face au projet totalitaire cauchemardesque des courants Salafistes et Frères musulmans, nous devons tous rappeler avec force et vigueur que si les citoyens musulmans ont bien sûr toute leur place au sein de la Nation et de la République françaises, les islamistes n’en ont aucune. De ce point de vue, le Premier ministre Manuel Valls a eu raison de citer récemment Saint-Just : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté !… »

 


[1] Lire notamment de P.B. Le Sanglot de l’homme blanc (Seuil, 1983), et de A. F. La Défaite de la pensée(Gallimard, 1984)

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