Jean Estebanez : penser le rapport à l’animalité

Si par géographie, on entend discipline géographique, elle n’a pas vraiment été une découverte très ancienne. Je ne crois pas qu’elle m’ait beaucoup intéressé avant la khâgne, où nous faisions des commentaires de carte. Dans un monde de dissertation, extrêmement spéculatif, c’est finalement l’impression – bien trompeuse – que nous avions ici accès à quelque chose de concret, qui m’intéressait. J’ai vraiment découvert la géographie en licence, moment pendant lequel cette idée que c’était une prise sur le monde dans sa matérialité et – même si je ne le formulais pas alors comme ceci- son organisation sociale.
Quels sont vos domaines et terrains de recherche ? Pourquoi vous être tourné(e) vers eux ?
Je travaille en géographie culturelle et sociale et je m’intéresse plus particulièrement à la façon dont nous faisons société avec les animaux. Je cherche à comprendre la façon dont nous vivons avec des animaux et ce que cela change de penser leur présence à nos côtés. Ce sont, avec nous, des acteurs qui participent aux transformations urbaines, qui nous accompagnent dans les espaces domestiques, qui nous obligent à repenser l’articulation entre des catégories comme la nature et la culture, le sauvage et le domestique… J’ai particulièrement travaillé sur les jardins zoologiques en montrant que ce sont des institutions post-coloniales qui rendent sensibles des découpages du monde et du vivant. Le zoo est une sorte de miniature du monde, structurée par des rapports de force et de domination, historiquement et socialement situés. En utilisant le concept de dispositif, je me suis également intéressé à la façon dont était mise en scène la rencontre entre des animaux exotisés, présentés comme sauvages et les visiteurs, mais aussi comment cette rencontre, chargée d’affects et d’émotions, est négociée des deux côtés des clôtures. Plus récemment, je m’intéresse, avec un groupe de sociologues et d’anthropologues, à la façon dont nous pouvons essayer de (re)conceptualiser nos liens aux animaux à travers la question du travail, ce qui amène, par la même occasion à reposer la question de ce qu’est le travail.
Pour vous, comment « fait-on » de la géographie ?
La géographie que je pratique est d’abord une science sociale, ce qui implique une culture commune de méthodologies avec d’autres disciplines et un lien fort à l’empirie, par le biais du terrain. Cela n’empêche pas, bien sûr, de produire également des textes ou des travaux de synthèse. Faire de la géographie, c’est donc, pour moi, avoir des questionnements, qui sont nourris par des discussions et des lectures, avoir des techniques et des méthodes, constamment (re)travaillées et passer du temps sur le(s) terrain(s) défini(s). C’est d’ailleurs là que l’exercice est complexe, le temps d’un maître de conférence étant largement occupé par l’enseignement mais aussi, beaucoup, par les tâches administratives.
Quels textes, auteurs, ont influencé vos travaux et comment ?
Les premiers textes, en géographie, qui ont influencé mes travaux sont ceux de Jean-François Staszak, qui était également mon directeur de maîtrise. Il s’intéressait alors aux animaux et en particulier aux zoos, thématique sur laquelle je me suis alors engagé. La question de l’exotisation, celle de la façon dont on pouvait essayer d’intégrer les animaux à la société, ont été, et restent très importantes pour moi. J’ai alors commencé, en particulier pendant ma thèse, à lire des travaux de géographes mais aussi de sociologues ou d’anthropologues, qui avaient écrit sur la question. Je pense en particulier à Kay Anderson, à Sarah Whatmore, à Donna Haraway, à Vinciane Despret, à Philippe Descola, à Jocelyne Porcher. Cette liste, très restrictive, ne renvoie bien sûr qu’à une toute petite partie des textes qui ont contribué à ma formation et à la façon dont je regarde les choses. Si je ne mobilise pas toujours directement leurs concepts ou leurs travaux dans mes propres écrits, la découverte de l’œuvre de Bourdieu, de Foucault, de Goffman ou des textes plus ponctuels de Bernard Debarbieux, de Phil Hubbard ou de Judith Butler -et un texte d’Amandine Chapuis, qui m’a fait découvrir son concept de performance- sont, parmi beaucoup d’autres toujours essentiels pour moi. Cette conversation avec des textes se prolonge bien sûr avec mes collègues de l’université de Créteil – je pense en particulier à Fabrice Ripoll – et d’Animal’s Lab, à l’Inra. Lire et discuter reste un des grands plaisirs de mon métier.
La géographie n’est guère aimée du grand public. Que suggérez-vous pour changer cette situation ?
Il ne me semble pas que la géographie ne soit pas aimée du grand public. Le monde est là et les gens sont en prise avec lui, les médias de grande diffusion parlent d’enjeux géographiques et il semble bien difficile de ne pas les voir. Ce qui a peut-être moins de succès, c’est la discipline géographique, réduite à un apprentissage érudit de localisations, et souffrant d’une position dominée dans le champ académique, face à la sociologie, l’histoire, la philosophie, la mathématique… Il me semble assez illusoire de vouloir renverser les rapports de domination et je ne vois pas comment la géographie pourrait soudainement devenir plus légitime que l’histoire, par exemple. De nombreux éléments, sur des plans variés, jouent cependant en faveur de la place de la géographie. On peut par exemple penser comment les sociétés ont une dimension spatiale toute aussi essentielle que leur dimension temporelle ou à la façon dont la mondialisation est devenue un enjeu majeur et tendra sans doute à le rester ou encore enfin comment la géographie est articulée à une assez vaste palette de métiers.
Quels efforts accomplissez-vous personnellement dans cette direction ?
Personnellement, je saisis toutes les occasions, qu’elles soient des discussions informelles en soirée, ou des sollicitations de la presse ou de la télévision, pour essayer de montrer combien la géographie est en prise avec notre quotidien et permet de lui donner un sens. Ce travail d’analyse du monde qui nous entoure et qui nous touche, que nous partageons bien sûr avec beaucoup d’autres disciplines, me semble un des fondements à la fois de la légitimité de la géographie mais aussi de son intérêt, pour quelqu’un qui ne la connaît pas.
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