Philippe Pujol : « Marseille est un miroir grossissant de la société française » (1/2)
Le sous-titre de votre dernier ouvrage La Fabrique du monstre. Dix ans d’immersion dans les quartiers nord de Marseille est quelque peu trompeur. Si la « première partie » traite bien des quartiers nord, la seconde partie est consacrée quant à elle aux réseaux politiques et clientélistes mis en place à l’échelle de l’agglomération urbaine, du département et de la région. Y a-t-il des relations entre ces deux mondes qu’a priori tout oppose et si oui, comment s’expriment-elles ?
Je n’ai jamais imaginé que la problématique des quartiers nord, qui ne désignent ni plus ni moins que la banlieue mais, dans le cas marseillais, une banlieue dans la ville, soit différente des problématiques plus générales de démocratie, de citoyenneté qui touchent l’ensemble de la République. Cette vision des choses est due à ma formation en écologie, plus précisément en biologie des populations et écosystèmes : j’ai une approche par écosystèmes, c’est-à-dire par l’analyse des liens entre les choses. J’ai toujours perçu ce lien qu’il y a entre le monde des quartiers relégués et celui où se fait la politique. C’est la raison pour laquelle je n’apprécie pas les systèmes de zonage qu’ils soient politiques ou même journalistiques : avec mon premier livre French Deconnection sur la drogue dans les quartiers nord, j’avais beau expliquer que les quartiers nord n’existaient pas, que géographiquement on trouve des « quartiers nord » dans le sud de la ville, et des îlots de richesse dans les quartiers nord, on me disait toujours que j’étais le spécialiste des quartiers nord. J’ai donc accepté ce label « quartiers nord », en tant que quartiers de la relégation, en considérant que les banlieues parisiennes, toulousaines comme le Mirail ou strasbourgeoises sont des quartiers nord.
Plus généralement, mon travail cherche à comprendre les causes de symptômes qui ne sont ni spontanés, ni apparus à cause de la population qui s’est concentrée dans ces quartiers. Je parle beaucoup dans mon livre de l’histoire et de la géographie d’une ville dont le développement a longtemps reposé sur la construction de bidonvilles. Dès les années 1920, les premiers logements d’urgence se développent grâce à la débrouille de travailleurs récupérant ici ou là les matériaux de construction et à l’accord tacite des patrons paternalistes. Progressivement, ces bidonvilles sont remplacés par un habitat de cité, loin d’être parfait, mais tout de même moins mauvais que l’ancien.
Dès cette époque, le lien avec la bourgeoisie locale issue du commerce colonial existe de fait, puisque c’est elle qui emploie ces travailleurs. Ce n’est pas un lien strictement géographique puisqu’à l’exception de certains quartiers comme Château-Gombert ou l’Estaque, elle vit dans d’autres parties de Marseille, dans des quartiers comme la Cadenelle ou le Roucas-Blanc. Mais au fil du temps, cette bourgeoisie déserte Marseille pour s’installer dans des villes comme Cassis, dans le Luberon, le Haut-Var et pour se tourner vers le secteur touristique. A cause de ces départs, Marseille n’a pas su gérer sa transition économique entre la fin de l’empire colonial et aujourd’hui. Si bien que ce manque a été comblé par des systèmes clientélistes qui se sont enkystés dans le fonctionnement de la ville, d’abord avec Simon Sabiani dès les années 1930, se sont institutionnalisés par Gaston Defferre et prolongés sous les mandats de Robert-Paul Vigouroux et bien sûr Jean-Claude Gaudin.
Qui étaient les habitants de ces bidonvilles dont vous parlez ?
A la fin du XIXème et au début du XXème siècle, des ruraux quittent leurs campagnes pour venir travailler dans le port, mais le patronat voit rapidement d’un mauvais œil les efforts d’organisation de travailleurs de plus en plus syndiqués. Ils sont bientôt remplacés par des immigrés issus des colonies ou fuyant leurs pays : la première vague de Maghrébins, notamment de Kabyles, remonte à la fin du XIXème siècle, suivie par des Arméniens fuyant le génocide. L’exemple arménien est d’ailleurs particulièrement intéressant. Le bidonville Oddo qui concentra jusqu’à trois mille personnes, majoritairement arméniennes, était un village avec ses écoles, sa police, tous deux en français et en arménien.
Par la suite, Italiens, Espagnols, Pieds-Noirs, Gitans représentent la main-d’œuvre majoritaire dans les usines situées dans ces quartiers nord, alors totalement ruraux. Une fois de plus, le patronat, bien que paternaliste, ne veut pas de travailleurs qui pourraient se tourner vers les idées communistes : faire venir des Maghrébins puis des Africains est une assurance de faire travailler des gens sans tradition syndicale. Il ne faut pourtant pas ethniciser à outrance ces migrations : ces arrivées ne se sont pas produites par affinités ethniques ou communautaires, mais par des accords bilatéraux qui permettaient à des entreprises d’embaucher ces travailleurs immigrés.
Les cités et plus largement les « quartiers nord » sont-ils tous semblables ?
Bien sûr que non ! Chaque cité à sa propre histoire et un profil singulier. Dans mon livre, je raconte l’histoire de la cité Bassens qui était une cité de transit conçue à partir d’une vision hygiéniste des choses : on y « stockait » les gens – je reprends le terme exact – pour voir s’ils se comportaient bien en terme d’intégration. Ce système était chapeauté par une association, l’ATOM, qui avait publié un petit code de bonne intégration auquel les familles devaient répondre point par point. Si on considérait qu’elles le respectaient, elles étaient sorties de la cité, tandis que celles qui n’y arrivaient pas étaient maintenues à Bassens. La perversion du système reposait sur le fait qu’une fois sorties, si les familles se comportaient mal, elles étaient remises dans la cité. C’était un vrai purgatoire. Petit à petit, la cité a concentré les familles dont l’intégration était la plus compliquée, si bien que Bassens est devenu pour les cités alentour « la pourriture de la pourriture ».
On le voit il y a rarement une union sacrée entre les gens qui sont dans le besoin. Ils sont dans la survie, pensent à leur propre sort individuel. La pensée et l’action collectives sont souvent un non-sens. Je ne nie pas qu’il arrive que des groupes politiques ou des élans citoyens essayent de les tirer vers le haut, mais d’une manière générale l’individu a tendance à se protéger. Aujourd’hui, cette situation a atteint des sommets : dans les cités, la conscience politique a pratiquement disparu au profit des clientélismes.
Tout au long de votre livre, vous faites un parallèle entre délinquance et degré d’intégration. Comment ce lien s’exprime-t-il ?
Pour moi, la délinquance se divise en cinq niveaux. Le premier est une délinquance de survie. Il s’agit par exemple des petites mains de réseau ou des arracheurs de sac. Le deuxième niveau est celui du quartier qui prend la forme de trafic de stupéfiants, de prostitution, de racket. Le troisième niveau est entrepreneurial : l’organisation de ces entreprises du crime est plus poussée puisqu’elle s’appuie un réseau faisant appel à un avocat, un comptable, un transporteur, etc. Le quatrième niveau, celui de la délinquance internationale, répond aux mêmes rouages, mais avec une échelle plus large. Le dernier niveau qui n’est qu’effleuré à Marseille a trait, pour sa part, à la délinquance financière.
Contrairement à certains discours empreints de xénophobie qui inondent les médias, je ne pense pas que ce soit l’origine ethnique qui décide de l’inscription dans telle ou telle strate de délinquance et de criminalité, mais le niveau d’intégration des voyous. Les délinquants nouvellement arrivés sont dans la survie. Le réseau de quartier suppose une présence plus ancienne : c’est avec des copains de l’école, du football, que l’on commence à monter une affaire. Dans le réseau entrepreneurial ou international, il faut une intégration plus poussée : on est allé au lycée, voire un peu à l’université, jusqu’au niveau financier qui, beaucoup plus fermé, se rapproche plutôt de systèmes « dynastiques ». Si l’ascension est possible, elle ne l’est certainement pas sur une génération.
On entend souvent que la déliquescence actuelle des quartiers populaires serait due à la disparition sur le terrain de la gauche, notamment du Parti Communiste, comme acteur de régulation sociale. Est-ce le cas à Marseille ?
Je pense surtout que la gauche et le Parti Communiste n’ont pas su comment s’y prendre avec des populations qui, contrairement aux ouvriers traditionnels, ne prennent pas leur carte. Ces gens qui font du petit commerce, qui sont agents de sécurité, femmes de ménage ne comprennent pas comment un syndicat peut les défendre. Eux, ils veulent juste, dans leur domaine, essayer d’être le mieux possible. Ils ne comprennent pas qu’on puisse s’unir pour quelque chose puisqu’ils ont l’impression qu’on va s’unir contre ceux qui les nourrissent, même de pas grand-chose.
Là encore, on ne peut séparer la situation actuelle des quartiers populaires d’une approche globale sur la ville. La mixité sociale tant vantée par les élus est mise à mal depuis des décennies par les déplacements de populations au gré des clientélismes. Par exemple ceux des fonctionnaires territoriaux qui, depuis quarante ans, vivent dans les logements sociaux du IXème arrondissement, tout en ayant un anneau sur le port pour mettre leur bateau. La peur du déclassement chez ces anciens ouvriers devenus salariés engendre une sorte de résistance contre l’envie d’épanouissement et d’ascension sociale des populations de cités.
Quelle est actuellement la position de la municipalité à l’égard de ce qui est présenté comme le « problème des quartiers nord » ?
Pour la municipalité, les quartiers nord se résument, tout au moins dans les discours, à la question de l’insécurité et, à ce titre, relèvent uniquement de l’Etat. Le contexte social est totalement évacué. Par contre, quand il s’agit d’aider les promoteurs immobiliers à acquérir des terrains et faciliter la construction, les quartiers nord représentent un nouvel eldorado. Il n’y a donc pas un intérêt pour les quartiers nord, mais un intérêt pour le foncier des quartiers nord.
La seule action économique mise en avant est la création de zones franches urbaines dont les résultats sont pourtant assez limités. Les problèmes de la population restent finalement du ressort des élus locaux. Des élus comme Samia Ghali, Stéphane Ravier, Stéphane Mari qui essaye de remplacer Sylvie Andrieux, qu’on le veuille ou non, sont les seuls à montrer de l’intérêt pour les habitants.
La description du fonctionnement des systèmes clientélistes est au cœur de votre livre. Quelles formes prennent-ils à Marseille ?
Continuons sur l’exemple des territoriaux. Une grande partie d’entre eux est enserrée dans un syndicat, Force Ouvrière, qui, en tant que syndicat, les défend réellement mais qui en même temps a instauré un clientélisme verrouillant le système. Son histoire est bien connue puisqu’elle a fait l’objet de plusieurs livres. Afin de contrer la CGT, Gaston Defferre et son anticommunisme hérité de la guerre décidèrent de favoriser FO, un syndicat créé par des dissidents de la CGT, et en fait le syndicat fort des territoriaux. Il mit en place un véritable clientélisme salarial, c’est-à-dire que les gens des quartiers populaires ayant la capacité à faire voter une famille entière se voyaient gratifier d’un travail, d’un logement social qui leur permettait d’abandonner leur ancien logement pour s’installer notamment dans les nouveaux logements sociaux construits dans le IXème arrondissement autour du stade Vélodrome. Ces populations qui votaient communiste ont compris leur intérêt et se sont amassées dans des quartiers sud, tandis que dans les quartiers nord sont entrés les immigrés nouvellement arrivés.
FO est devenu tellement puissant que la gestion du personnel de la ville ne peut se faire aujourd’hui sans son accord. De par son omniprésence, il empêche tout changement. Je dirais même qu’il met énormément d’énergie pour maintenir cette inertie.
Le plus triste, c’est que Marseille a de nombreux arguments pour attirer investisseurs et populations. Malheureusement, les clientélismes de la municipalité, comme ceux de l’opposition, des syndicats, en l’occurrence FO, agissent, se débattent pour maintenir le bateau contre le courant. Cette situation n’est pas le résultat d’une politique élaborée par des incapables et des paresseux : ce sont des efforts déployés pour que rien ne bouge.
Est-ce ce qui s’est passé avec Sylvie Andrieux ?
Sylvie Andrieux a été condamnée à juste titre, mais elle n’était qu’un élément parmi d’autres ; elle a fait ce que tous les autres font. C’était une élue historiquement en place, qui tenait parfaitement son secteur et n’avait d’autre ambition que de faire de la politique sur son secteur du XIVème arrondissement. C’était une maire plutôt appréciée, clientéliste certes, mais qui faisait des choses pour son secteur. La seule chose qui la différenciait de ses concurrent(e)s était la proximité, presque familiale, qu’elle entretenait avec Jean-Claude Gaudin, son parrain spirituel. C’est cette protection qui lui a permis d’être en course contre une élue UMP, Nora Preziosi, qui n’avait aucune chance de gagner. Elle avait aussi le Front National contre elle, mais, plus surprenant pour une candidate socialiste, la gauche marseillaise se méfiait d’elle, car elle ne soutenait que du bout des lèvres Patrick Mennucci et entretenait des relations compliquées avec Jean-Noël Guérini, le président du conseil général des Bouches-du-Rhône.
Sa situation change lorsque les socialistes la lâchent pour de bon et que l’UMP s’allie avec le FN en sous-main. Lorsque l’affaire Andrieux sort, on se rend compte assez vite que l’alerte Tracfin est déclenchée par Bernard Squarcini, l’ancien préfet devenu patron de la DCRI, qui est aussi un ami de Nora Preziosi.
Ce qui me dérange dans l’affaire Andrieux, ce n’est pas qu’elle ait été reconnue coupable, c’est que ce qui aurait pu être le procès du clientélisme associatif s’est concentré uniquement sur la personne de Sylvie Andrieux, devenue aux yeux de l’opinion publique la seule et unique responsable. Les élus ont ensuite pu faire de grands discours en affirmant que tout était rentré dans l’ordre.
Pour en savoir plus sur La Fabrique du monstre. Dix ans d’immersion dans les quartiers nord de Marseille, la fiche de l’ouvrage est disponible sur le site des Arènes.
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